L'infirmière Magazine n° 396 du 01/09/2018

 

PSYCHIATRIE

DOSSIER

Florence Raynal  

La psychiatrie est en crise. L’explosion des demandes et la baisse des moyens ont saturé le système, les soignants sont en souffrance. Pour se rétablir, la psychiatrie devra s’ouvrir sur la cité. D’ores et déjà, les pratiques évoluent.

Avant, on avait le souci du devenir des patients. Aujourd’hui, c’est : quand va-t-il sortir ? » résume Jean-Paul Lanquetin, in firmier en psychiatrie et chercheur au GRSI(1) du centre hospitalier de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or (Rhône). Une réflexion qui pointe le malaise de nombre d’unités psychiatriques. Ces derniers mois, plusieurs hôpitaux ont été le théâtre de grèves, y compris de la faim, visant à alerter sur la dé gradation de l’accueil et des soins, comme des conditions de travail, du fait des restrictions budgétaires. À Bron, « nous avons fait 3,5 millions d’euros d’économies en 2017. En 2018, on en prévoit 2,5 millions ! » s’insurge Mathieu Berquand-Merle, infirmier et secrétaire de la CGT au CH du Vinatier. Conséquences : la suppression de 52 postes en 2017, la fermeture de lits, un système saturé. « Des patients restent dix à quinze jours aux urgences dans des locaux inadaptés et les centres médico-psychologiques [CMP], débordés, réorientent les personnes vers le privé ou les soins généralistes », se désole-t-il. Ailleurs, ce sont des contentions abusives ou un usage disproportionné de l’isolement à cause du manque de personnels qui sont parfois dénoncés. « Victimes de plans de retour à l’équilibre, des pans entiers de soins, tels les séjours thérapeutiques, tendent à disparaître », relève Jean-Michel Bourelle, infirmier en psychiatrie, au jourd’hui formateur consultant au Grieps, à Lyon. La psychiatrie connaît ainsi une crise profonde. En son sein, la pédopsychiatrie n’est pas en reste (lire p. 23).

« Un retour à l’asile »

Plus que d’une baisse d’effectifs, au plan national, la psychiatrie souffre de l’explosion de la demande. « Le nombre de personnels en éducation thérapeutique [ETP] est resté relativement stable, mais celui des patients a plus que doublé depuis les années 1990. La saturation vient d’abord de là », constate Magali Coldefy, chercheuse à l’Irdes(2). En 2016, la file active s’établissait ainsi à 2,2 millions de personnes. Face à un quotidien ponctué de problèmes insolubles, les soignants sont en souffrance. On relève de forts taux d’absentéisme, un turn-over important et des postes vacants le restent. Des psychiatres sont en burn out, des infirmières épuisées. Mais, « au-delà des moyens, c’est la question de la satisfaction au travail qui est posée, analyse Jean-Paul Lanquetin. Il y a un écart entre ce pour quoi les personnels se sont engagés et ce qu’on leur demande. » Autrement dit, une perte de sens. « On fait du gardiennage. Les glissements de tâches s’accroissent : des postes d’agents des services hospitaliers ont été supprimés et des aidessoignantes ou des infirmières se retrouvent à faire du ménage. On passe moins de temps auprès des patients », enrage Mathieu Berquand-Merle. « Notre travail, c’est la relation. Moins on est nombreux, moins on est disponibles physiquement et psychiquement pour accompagner la souffrance et percevoir celle, parfois peu bruyante, de certains patients », alerte Christophe Malinowski, infirmier en psychiatrie. Alors que l’ouverture est l’ADN de la psychiatrie depuis la circulaire de 1960, qui a fondé la sectorisation, et l’arrêté de 1986 qui a créé les CMP, la baisse des moyens entraîne un repli sur l’intra-hospitalier et la gestion de l’urgence. « On a mécaniquement tendance à alléger l’ambulatoire et à rapatrier les ressources vers les services d’hospitalisation. C’est l’hôpital qui prime, c’est un retour à l’asile », déplorait, dans Le Monde, Isabelle Montet, secrétaire générale du Syndicat des psychiatres des hôpitaux(3).

Des attentes ambivalentes

L’image de la psychiatrie contribue aussi au mal-être des soignants. Aux abus dénoncés par le contrôleur général des lieux de privation de liberté s’ajoute la médiatisation à outrance de drames divers. « Les soignants sont pris dans les injonctions paradoxales de la société et des tutelles, qui disent en gros : “Enfermez les fous mais laissez-les en liberté”. Il y a donc une oscillation entre les pôles sécurité/sécuritaire et soin/sécurisant, et les infirmiers se retrouvent souvent à devoir arbitrer ces questions sans étayage suffisant de l’institution », analyse Jean-Paul Lanquetin. Le manque de reconnaissance de la spécificité psychiatrique accroît le malaise.

Le système hospitalier exige en effet de plus en plus la production de tableaux, la quantification d’actes. Des orientations managériales qui accaparent le temps des personnels et sont dénuées de sens. « Les indicateurs ne tiennent pas compte du relationnel lié aux soins », déplore-t-il. « En gros, à part quelques prises de sang, je ne peux pas coter mon activité. Mon rôle est de parler, écouter, sentir… Je ne peux pas dire : j’ai observé 14 % de mon temps, rassuré durant vingt minutes ! » lance Christophe Malinowski. Souvent imprévisible, le soin psychique peut surgir en marchant dans un parc plutôt qu’en entretien formel. Impossible aussi de comptabiliser ce qui a pu être évité : un suicide, des violences… « Comme c’est invisible, ça ne favorise pas l’octroi de moyens », poursuit-il.

D’une telle non-reconnaissance découle l’inadaptation de la formation des IDE. « Au nom d’une déstigmatisation de bon aloi, on nie les spécificités de l’exercice. Une difficulté majeure réside dans l’abrasement de ces compétences socles », estime Jean-Paul Lanquetin. Depuis la suppression du diplôme d’IDE de secteur psychiatrique en 1992, les infirmières ne bénéficient plus que d’une centaine d’heures dédiées à la psychiatrie et, dans les services, la transmission ne se fait pas toujours. Un tutorat des nouveaux est parfois organisé mais ça reste insuffisant. La piste des pratiques avancées pourrait cependant désormais être explorée (lire encadré p. 21).

S’ouvrir sur la cité

Autre défi : le virage ambulatoire. Nombreux sont ceux qui espèrent une loi-cadre pour sortir de « l’hospitalocentrisme ». Peu de moyens ont été mis sur l’extrahospitalier (CMP, CATTP(4), équipes mobiles…) alors que croît la demande. « On est à un carrefour. Tout dépendra de la façon dont les établissements s’empareront de la nouvelle donne liée au renforcement de la place des usagers », estime Jean-Michel Bourelle. Cela supposera de décloisonner hôpital et médico-social, d’améliorer le maillage territorial, de développer les soins à domicile, de fluidifier les parcours. « Il y a une vraie nécessité de repenser le soin psychiatrique », résume Magali Coldefy. Les professionnels se plaignent du manque de lits mais « la France est l’un des pays les mieux dotés de l’OCDE. Son problème est davantage la question des inégalités », poursuit-elle. De fortes disparités territoriales existent en effet (lire encadré ci-dessous). La France a beaucoup « moins développé que d’autres les structures résidentielles, les programmes de maintien dans le logement… » Environ un quart des lits sont ainsi occupés par des patients hospitalisés à l’année, soit 12 à 15 000 individus. « Cela interroge sur la qualité de vie de ces personnes qui n’ont pas besoin de soins intensifs en permanence mais d’un accompagnement adapté pour vivre à l’extérieur », remarque-t-elle. Plus largement, il importe que la psychiatrie, « à qui la circulaire de 1960 avait confié des missions de prévention et de réinsertion, se recentre sur le soin, la proximité, et s’appuie sur les savoir-faire d’autres pour viser le maintien dans la cité ».

Un mal pour un bien

La crise de la psychiatrie engendre cependant nombre de réflexions. « Elle change et va vers plus d’humanisme encore », se réjouit Christophe Malinowski. « Je n’avais pas vu une telle effervescence depuis longtemps. Les équipes cherchent des alternatives », confirme Jean-Michel Bourelle. Pragmatiques, des services transforment leurs façons de faire. « Pour rendre disponibles les soignants à moyens constants, ils revoient l’organisation. Ils ne systématisent plus les mesures de contrainte, peu agréables pour les soignants et infantilisantes pour les patients. Avec le temps gagné, ils créent plus de lien, ce qui améliore l’ambiance et réduit les crises. Cela redonne du sens à la clinique », constate Jean-Paul Lanquetin. De plus, de nouvelles approches émergent, tel le rétablissement, sur lequel repose notamment « un chez-soi d’abord » (lire p. 24). « Des équipes développent la psychoéducation, l’ETP, la remédiation cognitive… Des universités de patients se montent, ça bouge chez les aidants », témoigne Jean-Michel Bourelle. En parallèle, des métiers apparaissent, comme celui de case manager, sorte de référent du patient qui coordonne les soins et l’aide à jouir de sa citoyenneté. Des hôpitaux embauchent des médiateurs de santé pairs, des patientsexperts. « Cette révolution promet d’être passionnante », s’enflamme-t-il. Toutefois, nuance Magali Coldefy, « cette autre façon de percevoir les soins ne fait pas consensus ». C’est par des échanges de pratiques, l’analyse et la valorisation des initiatives positives, la recherche de leur transférabilité, que la psychiatrie pourra en grande part améliorer ses soins et son image. Mais pour aider les personnes à mieux vivre avec leurs troubles, il faudra aussi accroître la connaissance qu’a la société des maladies mentales. Moins de stigmatisation, plus de prévention primaire et secondaire… Pour Magali Coldefy, « un grand plan d’action se joue en fait en dehors de la psychiatrie ».

1- Groupe de recherche en soins infirmiers.

2- Institut de recherche et de documentation en économie de la santé.

3- « La psychiatrie en grande souffrance », Le Monde, 27 janvier 2018.

4- Centre d’activité thérapeutique à temps partiel.

FEUILLE DE ROUTE

Buzyn mise sur la prévention

Le 28 juin, lors de sa première réunion, le Comité stratégique de la santé mentale et de la psychiatrie, présidé par Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, a décliné sa feuille de route, dont les ambitions ne sont jugées possibles que via « une approche transversale de la politique de santé mentale territorialisée dans le cadre des projets territoriaux de santé mentale », une dynamique « d’aller vers » et d’autonomisation. Ce plan décline 37 actions autour de trois axes : promouvoir le bienêtre mental, repérer la souffrance psychique et prévenir le suicide ; garantir des parcours de soins coordonnés et soutenus par une offre en psychiatrie accessible, diversifiée et de qualité; améliorer les conditions de vie et d’inclusion et la citoyenneté des personnes en situation de handicap psychique. Le plan prévoit notamment de « former des infirmiers en pratiques avancées (IPA) dans le champ de la santé mentale et psychiatrie ».

PLUS D’INFOS

→ Rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, « Organisation et fonctionnement du dispositif de soins psychiatriques, 60 ans après la circulaire du 15 mars 1960 », 2017.

www.igas.gouv.fr/ IMG/pdf/2017-064RTome_ I_rapport.pdf

→ « Rapport d’information parlementaire sur la psychiatrie des mineurs en France », Michel Amiel.

www.senat.fr/rap/ r16-494/r16-494.html

INÉGALITÉS

La santé mentale en cartes

L’Irdes et le ministère de la Santé ont élaboré un atlas interactif de la santé mentale. Véritable base de données territorialisée, il offre près de 350 « indicateurs pertinents pour décrire et suivre les politiques de santé mentale et leurs déclinaisons territoriales ». Organisé par thèmes, il présente le contexte territorial, l’offre de santé mentale et propose des entrées spécifiques : adultes, enfants et ados, personnes âgées, ou vulnérables. Un outil qui permet aussi d’observer les disparités existantes.

1- À voir sur : http ://santementale.atlasante.fr