L'infirmière Magazine n° 396 du 01/09/2018

 

INTERVIEW : BRUNO FALISSARD Pédopsychiatre et biostatisticien, Directeur du centre de recherche en épidémiologie et santé des populations, à l’Inserm

DOSSIER

F.R.  

Professeur de santé publique, Bruno Falissard dirige l’unité Inserm « Santé mentale et santé publique » à la Maison de Solenn à Paris, dont les recherches portent sur les conduites de destruction de l’adolescent et du jeune adulte et l’évaluation des thérapeutiques en psychiatrie.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment va la pédopsychiatrie ?

BRUNO FALISSARD : La pédopsychiatrie rencontre des difficultés de plusieurs ordres. Tout d’abord, le nombre de pédopsychiatres a diminué de moitié ces dix dernières années, pendant que celui des consultations augmentait d’autant. Le système se retrouve donc fortement en tension. Aucune spécialité médicale n’a vécu une telle distorsion entre l’offre et la demande, hormis l’infectiologie au début des “années sida”. Cette difficulté est à replacer dans une perspective plus générale, celle de l’importance acquise par la santé mentale dans nos sociétés. On estime que tout le monde est en grande souffrance aujourd’hui. Or, c’est faux : les gens, y compris les jeunes, ne vont pas plus mal qu’avant ; les chiffres disent même plutôt l’inverse. Mais l’injonction au bien-être est forte. Du coup, un glissement s’est opéré : comme il faut absolument aller bien, on va voir un psy. Les psychiatres ne sont ni formés ni légitimes ni assez nombreux pour régler tous les malheurs de l’humanité.

L’I.M. : Pourquoi une telle désaffection des professionnels ?

B.F. : La pédopsychiatrie s’est organisée autour de l’intersecteur au début des années 1970.

Ce modèle a été si novateur qu’il a eu du mal ensuite à se remettre en question. En parallèle, dans le milieu médical, la mode est passée aux high-tech. Investir dans la relation au patient n’est plus au goût du jour… La pédopsychiatrie n’étant pas une spécialité technique mais de rapport humain, elle est de fait un peu méprisée, et les jeunes médecins lui préfèrent d’autres disciplines. En pédopsychiatrie, beaucoup de place est accordée à la famille, qui souffre elle aussi, aux interactions en son sein, aux questions de maltraitance, à l’environnement global de l’enfant, tout cela est un peu loin de leurs études. Il y a enfin une pénurie de professeurs de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Nombre de CHU n’en ont pas. Cela n’incite pas les étudiants à se lancer.

L’I.M. : Quelles conséquences ont ces difficultés sur le terrain ?

B.F. : Le résultat, ce sont des mois voire une année d’attente pour bénéficier d’une prise en charge en CMP ! C’est inadmissible. De tels délais pour un cancer pédiatrique ne seraient pas tolérés, et à juste titre. Cela se traduit par des pertes de chance pour ces enfants. Qu’il s’agisse d’autisme, d’hyperactivité, d’anorexie mentale, de troubles anxieux, voire de schizophrénie, un suivi précoce permet d’assurer un devenir meilleur à ces jeunes.

Beaucoup de troubles survenant à l’adolescence se pérennisent à l’âge adulte. Ne pas les prendre en charge assez tôt, c’est risquer qu’ils s’aggravent. Autre conséquence : les inégalités d’accès aux soins sont massives, ce qui est source d’injustices. Elles sont territoriales, sociales, mais aussi culturelles : il y a ceux qui savent à qui s’adresser et les autres.

L’I.M. : Comment y remédier ?

B.F. : Il importe d’affirmer que la pédopsychiatrie n’est pas là pour soigner tous les bleus de l’âme. Une prise de conscience collective est nécessaire et le monde soignant doit accepter de se concentrer sur la maladie mentale, qui est une souffrance majeure. Les politiques doivent aussi jouer leur rôle, reconnaître les inégalités de traitement entre les patients et rétablir un équilibre, même si cela a un coût. La délégation de tâches est une piste intéressante pour améliorer le soin. Il faut aussi revoir la formation des infirmières car la disparition de leur spécialité en psychiatrie a été un drame.

Une formation un peu spécifique d’au moins un an devrait être envisagée. Enfin, il importe de développer la recherche et pas seulement en neurosciences. On manque d’études cliniques, épidémiologiques, en sciences humaines et sociales.

L’I.M. : Y a-t-il quelque espoir que la situation globale change ?

B.F. : Dans plein d’endroits, cela bouge. Depuis cinq ans, on note un regain d’intérêt pour la pédopsychiatrie d’étudiants refusant une médecine trop technique et aspirant à retrouver la relation médecin-malade.

Çà et là, on assiste à des remises en question, des redéfinitions de tâches, des réflexions sur le rôle des infirmières, orthophonistes, ergothérapeutes, travailleurs sociaux… Des recherches se développent, notamment en soins infirmiers. Il est toutefois encore trop tôt pour en voir pleinement les effets. En fait, on se situe juste après le creux de la vague.

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