L'infirmière Magazine n° 396 du 01/09/2018

 

PRÉCARITÉ

DOSSIER

Offrir un accès direct à un logement à des sans-abri souffrant de troubles psychiatriques, tel est le pari réussi d’Un chez-soi d’abord. Un dispositif qui mise sur le rétablissement et un accompagnement pluridisciplinaire.

Quelque 30 % des personnes sans abri souffrent de troubles psychiques sévères et la plupart, d’addictions. Ce constat, et l’échec des réponses existantes, a incité, de 2011 à 2016, divers partenaires pilotés par la Dihal(1) à expérimenter à Lille, Marseille, Paris et Toulouse le programme Un chezsoi d’abord. Ce dernier, qui s’inspire d’initiatives ayant fait leurs preuves à l’étranger, vise à fournir à ces publics un accès direct à un logement ordinaire doublé d’un accompagnement. Couronné de succès – ce qu’a pointé la recherche au cœur de l’expérimentation –, il a été pérennisé par décret(2) et, depuis 2017, relève du secteur médico-social.

Un chez-soi d’abord inverse la logique habituelle en faisant le pari de l’inconditionnalité. « Au lieu de demander aux gens de commencer par se traiter et réduire leurs addictions, l’idée est de leur offrir un logement, puis de travailler dans le cadre d’un suivi pluridisciplinaire soutenu », résumait la coordinatrice nationale et médecin Pascale Estecahandy, lors des Journées d’échanges de la Dihal, en 2014. Le logement, droit fondamental, est en lui-même considéré comme un levier d’amélioration de l’état de santé et de la qualité de vie des personnes. Outre payer leur loyer, celles-ci s’engagent à accepter la visite régulière d’une équipe médico-sociale. Autre ressort : la mise en œuvre du rétablissement, approche issue des mouvements d’usagers nord-américains. Il s’agit d’avancer à partir des décisions et envies des personnes, à leur rythme, et de leur faire reprendre une place dans la société, en les aidant à retrouver leurs propres moyens d’agir, à s’appuyer sur leurs capacités. Concrètement, cela suppose de ne pas s’axer sur la maladie, d’être davantage dans une mise à disposition à domicile d’un plateau de services et de servir de béquille. Autrement dit, d’être dans la facilitation et la réactivité.

Un travail sur le lien

À Paris, les membres de l’équipe, formée de soignants (infirmiers, médecin, psychiatre, psychologue), de travailleurs sociaux et de médiateurs de santé pairs proviennent de six institutions : hôpital Maison-Blanche, Aurore, Charonne, Œuvres Falret, Cités du Secours catholique, Centre d’action sociale de la Ville de Paris. S’y ajoute une personne chargée de la gestion locative. Aujourd’hui, l’entrée dans le dispositif, dont les critères sont le sans-abrisme, la pathologie mentale sévère et le besoin d’accompagnement élevé, s’effectue via une commission. Y participent notamment les équipes “d’amont” : équipes mobiles psychiatrie précarité, services médico-psychologiques régionaux, structures d’addictologie, de veille sociale, mais pas l’équipe opérationnelle. Quelque cinquante personnes sont actuellement suivies et une centaine devraient l’être peu à peu. « Nous proposons des contrats de sous-location dans un premier temps mais l’idée est de travailler le plus possible dans une logique de bail glissant », explique Bruno Torregrossa, coordinateur. Malgré les tensions en matière de logement, le choix est laissé aux locataires, qui peuvent changer deux fois d’appartement.

Le rétablissement bouscule les pratiques. En particulier, le principe de la référence est écarté au profit de la multiréférence d’équipe. « Nous fonctionnons en binôme. Tout l’enjeu est d’aller rencontrer les gens là où ils sont : dans leur logement, leur quartier, quelle que soit notre formation », précise Thomas Barré, éducateur spécialisé. Tous ont ainsi pour priorité de favoriser le bon déroulé du quotidien. Leurs compétences propres ne servent qu’en second lieu. « Ma mission n’est pas de faire du suivi social même si je peux donner des conseils. Comme chacun, je travaille le lien et le soutien aux démarches. Je fais beaucoup de coordination avec des partenaires », illustre Virginie Boulet, assistante sociale. L’objectif étant en effet l’inclusion dans le droit commun : CMP, médecin traitant, services sociaux… des passages de relais sont vite travaillés. L’intégration de médiateurs de santé pairs, très liée au concept de rétablissement, vise aussi à favoriser le lien. « Par mon savoir expérientiel, je peux cerner certaines difficultés ou représentations des locataires, repérer des signes pouvant échapper à d’autres, traduire autrement la réalité pour qu’ils se mobilisent, rassurer, redonner espoir. Je facilite la communication dans les deux sens », développe Éric Alibar.

Dans l’environnement du patient

Chaque matin, l’équipe se réunit pour s’informer sur les situations et affiner le planning des rencontres à domicile. Aujourd’hui, c’est par Clotilde que Jean-Marc Dupraz, infirmier en psychiatrie, et Éric Alibar débutent leur tournée. En 2013, après des années en Angleterre et en Israël puis une vie chaotique en France, Clotilde a été orientée vers Un chez-soi d’abord et a bénéficié d’un studio, qu’elle a ensuite quitté. « De cocon, c’était devenu une poubelle », se souvient Clotilde, qui était alors en deuil de sa mère. Jean-Marc Dupraz s’enquiert de sa santé : « Où en es-tu par rapport à tes consommations ? » « Je remonte la pente. Maintenant, je ne bois plus d’alcools forts, c’est dangereux, je peux devenir très violente », assure-t-elle, rappelant que l’équipe a déjà dû la récupérer chez elle dans un état « extrême ». « Elle s’est retrouvée en psychiatrie lourde, avec des traitements énormes. C’est bien qu’elle ait compris que ses consommations jouaient sur sa santé mentale et qu’elle soit arrivée à gérer cela », souligne l’infirmier. Désormais suivie en CMP par un psychiatre, Clotilde se réjouit de n’avoir presque plus de médicaments, ce dont elle abusait aussi largement : « Ça libère ! » « Tu n’en as plus car tu as fait en sorte de ne pas en avoir besoin. Tu as des ressources », la conforte Jean-Marc Dupraz, tout en repointant les risques pris. Après avoir fait le tour de la situation, le binôme part vers Belleville rencontrer dans un restaurant un locataire en crise, très angoissé, avant de rendre visite à Georges. SDF, celui-ci a intégré le dispositif après un séjour en psychiatrie à Maison-Blanche. « Ici, je me sens bien. Dans le studio précédent, j’ai fait l’imbécile avec les voisins et je suis parti en UMD [unité pour malades difficiles]. Maintenant, je vois l’équipe toutes les deux semaines, on discute, on boit un café, ça avance », résume-t-il, tout à sa joie d’entamer un stage de restauration. Prochaines étapes : préparer un CAP cuisine, désir qu’accompagne l’équipe, partir en vacances, et trouver l’âme sœur. « On va voir s’il peut s’inscrire sur un site de rencontres car, sous curatelle, il ne peut pas utiliser sa carte bleue », précise l’infirmier. Avant de partir, ce dernier vérifie que Georges supporte mieux ses injections mais aussi que la grille de son logement a été réparée. La tournée se poursuit avec Madeleine avec qui sont évoqués son intégration à des ateliers thérapeutiques, sa télévision en panne, son rêve de faire venir sa fille du Cameroun…

Vivre d’autres expériences

Intervenir avec humanité, dédramatiser les situations susceptibles d’entraîner des postures d’évitement, des passages à l’acte, dans lesquelles les locataires peuvent s’enfermer, les aider à démêler les problèmes en les priorisant… tel est le quotidien. « J’accompagne la personne vers une posture de citoyenneté en mettant en place le système médico-social dont elle peut bénéficier, en assurant le lien avec les structures de psychiatrie, le réseau addictologique…, mais le vrai soin est en dehors du soin », complète l’infirmier. Par le processus dynamique mais non linéaire du rétablissement, il s’agit « d’amener les gens à vivre leur singularité, à développer leurs forces. Pour moi, c’est aménager des espaces physiques et psychiques dans lesquels la personne peut expérimenter une autre façon d’être », analyse-t-il. Autrement dit « recréer un environnement favorable pour qu’elle puisse poser des actes en confiance », l’autoriser à avoir une perception plus juste d’elle-même. Un tel exercice suppose une constante remise en question. « C’est important au plan éthique, sinon on fait plier la pratique au discours. Considérer l’autre égal à nous, par exemple, peut amener un traitement inadapté et stigmatisant et le laisser avec ses difficultés. Nous sommes égaux en droits, certes, mais pas en ressources… À qui s’adresse-t-on alors ? Au malade ? Au citoyen ? » interroge-t-il.

Si des axes restent à creuser, telle la mise en place de groupes de patients, l’évaluation du dispositif national, à vingt-quatre mois, a prouvé sa réussite : 85 % des personnes se maintiennent dans un logement ; le nombre de leurs symptômes baissent, les durées d’hospitalisation se réduisent, l’observance s’améliore, l’autonomie et l’inclusion sociale se développent et des liens avec les familles se renouent.

1- Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement

2- Voir : www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2016/12/28/2016-1940/jo/texte