En toutes saisons, les équipes du Samu social maraudent dans les rues de Paris à la rencontre des personnes sans-abri. Une mission essentielle, même si l’investissement des soignants et des travailleurs sociaux manque de reconnaissance.
Kader est allongé dans un petit renfoncement, sur un trottoir du Xe arrondissement, à Paris. Autour de lui, en cette chaude nuit de juillet, une demi-douzaine de bouteilles d’eau et des plats achetés chez le traiteur asiatique du coin par les voisins. « Vous êtes en retard, les amis, mais vous n’êtes pas venus pour rien car vous allez me donner un petit quelque chose de chaud », apostrophe-t-il l’équipe du Samu social qui vient s’enquérir de son état. L’homme les connaît bien : il vit dans la rue depuis plusieurs années. Mais il y a un an, il a été sérieusement brûlé au troisième degré dans l’incendie d’un local où il s’abritait. Il en conserve encore des pansements, ainsi qu’une restriction de mobilité au niveau d’un bras, et devrait bénéficier d’un lit infirmier (ou lit halte soins santé) mais il se préfère… dehors.
« Normalement, ce sont eux qui refusent des gens. Mais là, c’est toi qui as voulu partir », lui reproche gentiment Michaël Sarah, l’infirmier de la maraude. « Je préfère demander le moins d’aide possible », répond le quinquagénaire, toujours à demi-allongé au sol. Une ordonnance chiffonnée traîne sur le trottoir à côté de lui.
Michaël Sarah la lisse et la replie correctement pour la lui glisser dans une poche.
Il est 4 h du matin. C’est la fin de la tournée pour l’EMA 1 (équipe mobile d’aide). Entamée à 20 h, dans la lumière rosée du soleil d’été qui fait pique-niquer les Parisiens sur les rives du canal Saint-Martin, la maraude a pris une teinte de plus en plus sombre au fil des heures et des rencontres. Tout se termine au cœur de la nuit, un peu avant les 5 h réglementaires cette fois-ci, car l’équipe n’a pas eu le temps de prendre la moindre pause.
Chaque soir, les tournées que le Samu social organise dans les rues de Paris au secours des personnes sans domicile commencent de la même façon, par une réunion d’information de toutes les équipes à Ivry (Valde-Marne), où siège l’institution. En été, elles sont six (contre huit en hiver) : quatre sont réparties sur autant de secteurs géographiques et interviennent en fonction des signalements réalisés par téléphone au 115 ; une cinquième fait de la maraude “pure” - aléatoire - sur un seul arrondissement qui change chaque jour ; une sixième épaule les autres en renfort. Chaque équipe est composée d’un travailleur social, d’un soignant et d’un chauffeur, et se déplace dans un petit camion, qui permet de ramener les personnes vers des centres d’hébergement d’urgence ou de leur distribuer une soupe chaude, un café, des biscuits, de l’eau mais aussi un sac de couchage ou quelques sous-vêtements.
Lors de la réunion, le point est d’abord fait sur certaines situations particulières : des personnes sans-abri connues des équipes du Samu social et dont l’état de santé pourrait inquiéter ; d’autres qui ont été temporairement exclues quelques jours des centres d’hébergement en raison d’un comportement perturbateur, voire violent ; des signalements pour des personnes avec troubles psychiques ou d’autres problèmes de santé, qui auraient quitté leur foyer ou la halte soin santé qui leur est nécessaire…
Ce soir-là, le Samu social reçoit en outre la visite de son président, Éric Pliez, qui tente de recueillir les sentiments des équipes. Celles-ci mentionnent le nombre important de familles à la rue, un sentiment d’accroissement des demandes non pourvues et leur frustration par rapport à cette situation. Il faut dire qu’en été, de nombreux centres de mise à l’abri ferment. « Mais on manque de places toute l’année, observe Michaël Sarah, et ce n’est pas parce qu’il fait chaud que les besoins diminuent. » Si la présidence a fait le déplacement ce soir-là, c’est aussi parce deux membres du gouvernement sont venus rencontrer les équipes et accompagner une maraude. Jacques Mézard, ministre de la Cohésion des territoires, et Julien Denormandie, son secrétaire d’État, s’entretiendront longuement avec la direction du Samu social. Puis, Michaël Sarah s’aventurera à leur lire - et remettre au ministre, vaguement agacé - le discours sur la misère de Victor Hugo, avant qu’ils embarquent, aréopage de cabinet et gardes du corps à leur suite, dans l’une des camionnettes du dispositif.
Sortie de l’immense garage qui abrite tous les véhicules aux couleurs très discrètes de l’institution, l’EMA 1 s’est d’abord dirigée vers Saint-Louis, suivant les informations qui lui parviennent directement via sa tablette numérique. Déjà huit situations sont en attente pour le seul secteur couvert par cette équipe : les IXe, Xe, XVIIIe et XIXe arrondissements. Certains sont connus des bases de données, d’autres non.
Emmanuel Duval est au volant, chauffeur mais pas que. Il est en fait un agent SNCF mis à disposition du Samu social. Et ici, il est également qualifié d’accueillant social. « Moi aussi, j’aide. Servir un café, nouer le lien, je suis aussi là pour ça. » Arrivée sur les lieux du signalement d’une jeune fille, l’équipe ne trouve finalement qu’un homme, passablement alcoolisé. Laurence Legris, l’assistante sociale, lui propose néanmoins une soupe, qu’il accepte. Mais très vite, l’homme se montre agressif et l’équipe décide de repartir. « La petite s’est peut-être réfugiée dans le site de l’hôpital, observe Michaël Sarah. Même si on y accepte de moins en moins facilement les personnes sans-abri lorsqu’elles se présentent seules. »
Les problématiques de santé qui concernent les personnes sans domicile fixe sont pourtant multiples. Hypertension, diabète, rupture de traitement pour des maladies chroniques, dermatose (poux, gale, mycoses…). « Les problèmes psychiques sont aussi très présents depuis que l’hôpital ne traite plus que les épisodes de crise, observe Michaël Sarah. Nous avons des militaires en stress post-traumatique qui tentent d’anesthésier leur douleur par l’alcool. Le souci pour nous, c’est de trouver comment intégrer ces personnes dans l’hébergement d’urgence. Les collègues des centres ne peuvent pas être derrière tout le monde. »
Belleville, Château-Landon, Barbès… L’équipe fait chou blanc à plusieurs reprises, les personnes signalées s’étant déplacées. À la gare de l’Est en revanche, une dizaine d’hommes vont se succéder auprès du camion, dépassant de loin l’unique situation signalée. « C’est un endroit où se retrouvent beaucoup de personnes sans domicile, elles savent qu’on va passer, elles nous connaissent, explique Laurence Legris. Elles savent aussi ce qu’on peut leur apporter. » Un jeune homme à vélo passe ainsi demander un sac de couchage et des chaussettes. « L’hypothermie est aussi un risque en été et à l’automne, précise Michaël Sarah, car la nuit, il fait frais, et beaucoup ne pensent pas à se protéger. » Le jeune cycliste, lui, repart rapidement, sans rien accepter de plus. L’équipe enregistre tous les contacts. Pour ceux qui le souhaitent, elle appelle le 115 afin de savoir si des places sont libres dans l’un des centres d’hébergement d’urgence que gère le Samu social. Vers minuit, trois hommes montent dans la camionnette et l’équipe se dirige vers le sud de Paris, porte de Montrouge, où des chambres les attendent.
Le trajet sera plus long que prévu. L’équipe s’arrête car elle a repéré deux hommes de sa connaissance à qui elle délivre quelques biscuits et une soupe, encore chaude malgré l’heure tardive. Michaël Sarah sait déjà qu’il n’y a plus de lits disponibles dans les centres. Il n’a déjà pas pu répondre aux demandes formulées par les habitués de la gare de l’Est. Et il vient de refuser d’embarquer un jeune Irakien en errance. Il appelle pourtant le 115… « Sait-on jamais, une place aurait pu se libérer, justifie-t-il. Et puis, je ne peux pas ne pas tenter, devant les personnes. » L’équipe choisit ensuite un itinéraire qui lui permettra d’éviter les points de rassemblement hors de son secteur, pour ne pas générer plus de frustration ni faire attendre les hommes déjà dans le camion. « Ça m’emmerde de devoir faire ça, d’éviter les lieux où des gens nous attendent », se désole l’IDE.
Au CHU Romain-Rolland, à Montrouge, tout le monde descend. Le gardien est prévenu de l’arrivée des trois hommes. Avant qu’ils puissent gagner leur chambre ou prendre un repas, Michaël Sarah et Laurence Legris réalisent une évaluation socio-sanitaire. Philippe confie qu’il est arrivé de Nancy il y a quelques mois parce qu’il pensait « que Paris, c’était mieux ». Il avait pourtant un hébergement et même un emploi, en Lorraine. Sa curiosité l’a mené tout droit sur le trottoir ou dans les parcs, où il tente de dormir entre deux rondes de gardiens. Le quadragénaire passe parfois la nuit au centre d’hébergement et d’assistance aux personnes sans-abri (Chapsa) de Nanterre, où il est suivi sur le plan social. « Je ne pensais pas que ce serait si dur ici », regrette-t-il. Laurence Legris lui recommande de réfléchir à l’endroit où il serait le mieux : « À Paris, il te faudra attendre pour tout : trouver un foyer, un logement, un travail, transférer ton dossier social… » « Oui, j’en ai marre, c’est peut-être mieux que je reparte à Nancy », reconnaît Philippe.
Michaël Sarah effectue ensuite un rapide examen : température, tension, saturation, tout va bien. Dans sa trousse, il dispose aussi de pansements, compresses, du nécessaire à l’asepsie et au nettoyage d’une plaie, ainsi que de paracétamol. « Je suis toujours infirmier, clairement, explique le jeune homme qui a choisi ce poste il y a quatre ans, à la sortie de l’Ifsi. Je fais très peu de soins techniques. Mais l’accès aux soins d’hygiène et à la dignité, faire au besoin un pansement propre et rassurer la personne sur ses angoisses, c’est la fonction du soignant. Nous devons aussi être tout à fait au clair de toutes les pathologies afin d’être en mesure de renvoyer vers le médical. » Un médecin sera présent au centre le lendemain si nécessaire.
En attendant, Emmanuel Duval accompagne Philippe au réfectoire, afin qu’il se restaure avant de s’allonger enfin dans un lit. Omar lui succède dans la petite salle, en face de Michaël Sarah et Laurence Legris, puis ce sera le tour de Zouaieri. Des problèmes administratifs, des histoires de familles en difficulté, des parcours personnels semés d’embûches… « Les gens à la rue n’ont plus la force de régler tout cela et l’administration est une machine à broyer, constate l’infirmier. Ils sont dans la survie, la recherche d’un lit pour le soir, c’est tout. Si seulement il y avait plus de places… »
En 2016, la maraude de nuit a permis de rencontrer quelque 38 000 personnes, parmi lesquelles plus de 17 000 n’ont pas pu être prises en charge, faute de places en CHU (dans un peu plus de 10 % des cas) mais aussi par refus de la personne elle-même. Près de 2 600 ont nécessité une intervention relevant du soin infirmier.
Outre les chauffeurs, travailleurs sociaux et infirmiers, le service est coordonné par trois référents métiers (dont une infirmière). Le Samu social réalise également des maraudes de jour, depuis 2005, fortes d’un chauffeur et d’une infirmière. Elles interviennent sur signalement des institutions et associations ou sur celui de la maraude de nuit. Elles peuvent rappeler aux personnes sans-abri leurs rendez-vous médicaux, voire les accompagner en cas de besoin et proposer une évaluation sanitaire. Une équipe mobile est également spécifiquement chargée d’accompagner des sans-abri atteints de tuberculose.