À l’étranger, en situation de crise, le travail humanitaire s’est dégradé ces dernières années. Face aux conflits plus longs, aux bombardements, les soignants parent au pire dans un état de stress permanent.
Ouvrir un centre de santé dans le désert, assurer l’approvisionnement d’une banque de sang en zone de guerre, gérer les admissions dans un centre de vaccination en pleine crise… C’est le quotidien de milliers de soignants à travers le monde. Ils sont médecins, infirmiers, logisticiens, ingénieurs, communicants, et tentent d’apporter des réponses là où l’urgence humanitaire les appelle, de prendre le relais d’institutions défaillantes. Rony Brauman, cofondateur de Médecins sans frontières (MSF), propose de définir la médecine humanitaire comme « un ensemble de pratiques qui ne se relient pas aisément entre elles : chirurgie et médecine de guerre, dispensaire de brousse, actions de sensibilisation aux problèmes de santé dans les pays pauvres, équipes d’urgence en situation de catastrophe, campagnes de vaccination, éducation sanitaire, aide aux populations marginalisées des pays riches, conseil en santé publique (…), mis en œuvre par des organismes et dans des circonstances qualifiés d’“humanitaires” », comme le manque d’eau, d’électricité ou de dispositifs de santé. Ce soutien s’organise avec les autorités locales des pays et régions concernés. « En tant qu’humanitaires, nous favorisons l’existant, l’accompagnement des structures locales », explique David Annequin, responsable de la cellule d’urgence de Médecins du monde (MDM). En matière de soins, la coordination se fait avec le ministère de la Santé du pays ou les responsables locaux.
Ces dernières années cependant, les conditions de travail de ces humanitaires, notamment des soignants, se dégradent, le droit international (1) est bafoué et les soignants pris pour cible. « Il y a une démultiplication des incidents de sécurité dans les hôpitaux et vis-à-vis des humanitaires », déplore Frédéric Joli, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge France (CICR). Les violations de ces règles de protection internationale sont nombreuses, notamment au Yémen, à Gaza, en Syrie ou en Afghanistan, où des structures sanitaires ont récemment fait l’objet de bombardements, blessant et quelquefois tuant des civils et des soignants.
Les chiffres sont effrayants. Au premier trimestre 2018, 96 attaques ont touché des établissements de santé dans le monde, 36 des soignants et 16 les transports (ambulances, etc.). Près de 81 % des cibles ont été atteintes par des bombardements, majoritairement au Moyen-Orient, en Libye et en Afrique subsaharienne. Selon ces chiffres (2), publiés par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), les attaques contre les structures de santé augmentent mais cela pourrait être dû au fait qu’il y a davantage de personnel humanitaire sur le terrain qu’avant. Pascal Hundt, chef de la division assistance du CICR (qui gère les programmes d’assistance aux personnes dans les zones de conflit), doute de cette théorie : « Mon sentiment, c’est que la situation s’aggrave, que les choses changent. D’une part, les conflits durent plus longtemps qu’avant. Cela complique et fragmente les conditions de vie sur les territoires et donc l’aide. Ensuite, les agendas politiques des différents camps sont de plus en plus confus. Tout cela augmente la criminalité dans les territoires. »
La sécurité du personnel a donc été renforcée. On a créé des postes de responsable de la gestion des risques dans les organisations non gouvernementales (ONG) et les humanitaires développent des contacts informels avec toutes les parties d’un conflit. C’est une assurance d’avoir une certaine protection ou, en tout cas, de pouvoir travailler en limitant les risques d’attaque.
D’ailleurs, la neutralité des humanitaires n’est plus acquise pour les populations et parfois, certaines nationalités ne sont pas les bienvenues. C’est notamment le cas au Yémen pour les Français, où l’Arabie saoudite est à la tête d’une coalition qui bombarde les zones tenues par les Houthis depuis trois ans et à qui la France livrerait des armes. Là-bas, MDM soutient treize structures de santé, tandis que de nombreux civils ont été tués par ces raids aériens. « Nous y avons un personnel expatrié avec des coordinateurs yéménites. On n’y envoie pas de Français pour minimiser le risque car la France fait partie de la coalition saoudienne. Ce choix peut être revu en fonction de l’acceptabilité par la population. En plus, dans cette zone, le travail est compliqué à cause d’un blocus du territoire. Il touche les intrants, la nourriture… L’acheminement se fait au compte-gouttes, il y a aussi des ruptures de fuel qui posent notamment des problèmes de conservation de la chaîne du froid pour les vaccins. Le personnel de santé y fait preuve de beaucoup de courage et d’abnégation », assure David Annequin.
En Europe comme ailleurs, la situation politique et l’ordre mondial influencent les possibilités d’agir des équipes de soins. En Méditerranée, où se joue l’avenir de milliers de candidats à l’exil, une équipe de MSF est embarquée sur le bateau de sauvetage Aquarius, de l’ONG SOS Méditerranée. Aloys Vimard, IDE, est à bord depuis six mois et est en charge de l’équipe de soins, composée d’un médecin, de deux IDE et d’une sage-femme. Le fait que l’Europe soit divisée sur le sort à réserver aux exilés influe directement sur le travail des sauveteurs. Mi-août, 141 personnes, sauvées d’un naufrage certain, et le personnel de bord sont restés bloqués une dizaine de jours en haute mer, après le refus de Malte, de l’Italie et de la France (implicite) de pouvoir débarquer les passagers dans l’un de leurs ports.
« La situation est dramatique, souffle, épuisé, l’infirmier en fin de mission. Auparavant, l’Italie accueillait les bateaux. Aujourd’hui, il n’y a plus rien de systématique et on ne connaît plus les équipes humanitaires qui prendront le relais sur la terre ferme. Les pays européens refusent d’ouvrir leurs portes et la Libye n’est pas un pays sûr pour débarquer ces personnes. Avant, les autorités italiennes nous alertaient des embarcations en danger. Aujourd’hui, on est dépendant de nos jumelles. Nous sommes comme aveugles en mer… On peut passer une nuit à chercher un bateau en détresse. Cela demande beaucoup d’énergie à chaque sauvetage et cela nous détourne de notre rôle premier qui est de sauver des vies. » En mer, l’autonomie des soignants est une nécessité absolue tandis que les soins se font en plein air, sur le pont du bateau pour les hommes : « Nous somme isolés de toute structure hospitalière. Nous faisons des soins d’urgence comme stabiliser les noyés, les victimes d’hypothermie ou de brûlure aux résidus de carburant mélangés à l’eau salée. Ce sont des personnes vulnérables (torturées, mineurs non accompagnés, femmes). »
Malgré la pression exercée de l’extérieur et de l’intérieur, des milliers de soignants embrassent la carrière humanitaire chaque année. Les équipes s’adaptent et prennent en charge plusieurs choses à la fois. Les infirmiers sont bien formés pour affronter ces situations hétérogènes, confirme Aloys Vimard. « En mission, j’ai vite compris que je n’avais pas un seul mais mille diplômes ! » Depuis ses débuts à 21 ans en 2010, il a notamment géré l’ouverture d’un hôpital au Soudan du Sud pendant la guerre civile des deux Soudan, d’une banque de sang et d’un hôpital chirurgical après un tremblement de terre au Népal. Il a également formé des infirmiers en Éthiopie. Les professionnels ont senti le besoin d’adapter leurs pratiques humanitaires. Par exemple, en raison de conflits toujours plus longs et d’une criminalité en hausse, les formations en médecine de guerre se multiplient pour pouvoir assurer des soins en situation de stress intense : on apprend à faire le tri entre les patients, à prioriser les soins (lire p. 24). Les soignants engagés dans des missions humanitaires ont régulièrement l’occasion de se former en gestion hospitalière ou en coordination de projet et évoluent vite sur des postes d’encadrement. Aussi, le fait que les équipes médicales et paramédicales soient internationales incite à l’échange d’expériences, bénéfique à tous. « Aux formations du CICR, des médecins afghans ont croisé des médecins américains. Cela crée un grand réseau », explique Frédéric Joli.
Au sortir ou pendant des périodes de stress, l’aspect psychologique du personnel n’est pas à négliger. Des équipes en France ou sur place proposent des suivis post-traumatiques et des consultations obligatoires ou volontaires en fonction des cas. Les conditions de travail des soignants et du personnel humanitaire dépendent réellement du respect du droit humanitaire international. La volonté des États pour le faire respecter est essentielle mais est-ce bien réaliste ? « Il faut trouver l’autorité qui pourrait contraindre à respecter les règles. Il y a eu des tentatives par la Cour pénale internationale, qui juge les éventuels crimes contre l’humanité, mais il n’y a pas de police internationale humanitaire contraignante », regrette Pascal Hundt du CICR. Malgré tout, Isabelle Mouniaman (lire p. 23), ancienne infirmière devenue responsable des programmes chez MSF, l’avoue : « Ce genre de mission où l’on peut dormir à côté de son téléphone est certes stressant, mais il y a aussi un côté addictif indéniable. »
1- Le droit international humanitaire prend sa source dans la ratification, par 74 États en 1949, de la Conventionde Genève et de celles qui ont suivies. Les États s’engagent à protéger « les personnes qui ne participent pas aux hostilités (les civils, les membres du personnel sanitaire ou d’organisations humanitaires) ainsi que celles qui ne prennent plus part aux combats (les blessés, les malades et les naufragés, les prisonniers de guerre) ».
2- OMS, « Attacks on Health Care Dashboard -Reporting period : 1 January to 31 March 2018 (Quarter 1) ». À voir sur : bit.ly/2Naq4Fr
Difficile de répondre à cette question selon les spécialistes… Dans l’ouvrage Secourir sans périr (1), des chercheurs et humanitaires s’y essaient pourtant. Ce qui est sûr, c’est que « le risque zéro n’existe pas ». Ensuite, selon l’un des auteurs, Fabrice Weissman, « il est impossible de déduire des études quantitatives sur la violences à l’encontre des travailleurs humanitaires que les dangers augmentent ou diminuent ». Et de poursuivre : « Si l’on en croit les bases de données sur les conflits armés […], les agences de secours n’évoluent pas dans un monde plus violent depuis la fin de la guerre froide. » Mais les auteurs soulignent l’explosion de « phases d’extrême insécurité » auxquelles sont confrontés depuis cinq ans les populations et les travailleurs humanitaires, notamment en Syrie, en République centrafricaine et au Soudan du Sud.
1- Secourir sans périr, Médecins sans frontières et CNRS éditions, 2016.