Les pénuries de médicaments et vaccins inquiètent de plus en plus en France. Le Sénat a lancé une mission d’information et formule 30 recommandations pour y remédier.
En 2017, 530 médicaments se sont trouvés en rupture de stock selon l’ANSM(1), soit 30 % de plus qu’en 2016. Il s’agit notamment des médicaments anticancéreux et de ceux pour lutter contre la maladie de Parkinson. Côté vaccins, des tensions existent depuis 2015 sur les immunisations contre la diphtérie, le tétanos, l’haemophilus influenza B, la polio et la coqueluche. L’année dernière, c’était au tour du BCG et du vaccin contre l’hépatite B d’être en rupture de stock. Et l’été 2017, ce sont les produits contre la rage qui ont fait défaut ; ils ne sont d’ailleurs plus disponibles en pharmacie, mais uniquement dans les hôpitaux et centres de vaccination spécialisés.
Mi-septembre, les associations de patients s’alarmaient donc de la rupture de certains dosages de Sinemet, un anti-parkinsonien, qui pourrait durer jusqu’en mars. « L’absence de ces traitements génère énormément de stress chez les patients et leurs proches, a expliqué le collectif Parkinson dans un communiqué(2). Une angoisse justifiée puisqu’en l’absence de traitement régulier dans la journée, le corps du malade de Parkinson se rigidifie avec des mouvements de plus en plus lents. » En oncologie, Catherine Simonin, secrétaire générale de la Ligue nationale contre le cancer, est aussi inquiète : « Avec l’aracytine, on traite des hémopathies. Ces molécules ne sont pas substituables, [leur absence] peut donc provoquer des décès. De même, le 5-fluorouracile (5-FU) est utilisé pour soigner entre 80 000 et 100 000 patients par an atteints de cancers digestifs, en association avec l’oxaliplatine, qui fait aussi l’objet de ruptures. Ce médicament a disparu en Afrique du Nord, provoquant de nombreux décès. Qu’en sera-t-il en France ? En l’absence de traitement, nous déplorerons aussi des décès. »
Aucune recherche parmi les signalements d’effets indésirables liés à ces substitutions n’est actuellement publiée. « Mais dans le lymphome de Hodgkin, la survie à deux ans a baissé de 88 % à 75 % avec cette substitution, sachant qu’elle conditionne la survie à dix ans », alertait Catherine Simonin, lors de son audition par la mission sénatoriale(3).
Premiers pointés du doigt, les industriels mettent en avant de multiples arguments pour expliquer les problèmes : l’augmentation de la demande mondiale de produits de santé (+ 6 % par an), l’hypersécurisation des processus de fabrication, qui implique une rupture totale de la chaîne de production lorsqu’une anomalie est constatée, voire des tarifs trop bas en France pour certaines “vieille” molécules et une concentration de la production sur les produits les plus rentables… « Prenons le Lovenox, qui est un anticoagulant injectable, expliquait ainsi Patrick Rojo(3), délégué syndical CGT chez Sanofi Winthrop industrie (SWI). Il est vendu à un prix bas sur le marché français mais élevé aux États-Unis ou en Allemagne. Alors que les deux usines qui en assurent la production sont en France, il y a une tension pour ce produit sur le marché français. L’entreprise a choisi d’alimenter en priorité les marchés les plus rémunérateurs. »
Les représentants du personnel des industries de santé ont aussi souligné que leurs employeurs privilégiaient une production à flux tendu, pour limiter les coûts liés à la constitution et gestion de stocks. « Enfin, une [autre] raison résulte des stratégies mises en œuvre par les entreprises pharmaceutiques, qui choisissent de ne pas investir dans la création d’usines doublons, qui permettraient de pallier la défaillance d’un site de production », a résumé Yann Tran(3), délégué syndical CFDT chez Sanofi recherche et développement.
Autre problème : la concentration de la production des principes actifs dans un petit nombre d’entreprises, souvent situées en Asie. Lorsqu’un problème de qualité apparaît dans la chaîne de production, il faut l’interrompre, parfois durant plusieurs semaines, afin d’identifier le problème, puis relancer les tests qui permettront d’entrer à nouveau dans les normes exigeantes du secteur sanitaire. Sur ce point, les représentants des entreprises du médicament (LEEM) réclament « des mesures fiscales pour inciter au rapatriement d’un certain nombre d’unités de fabrication de matières premières en Europe ».
Les sénateurs ont bien reçu le message puisque les incitations fiscales figurent parmi leurs premières recommandations. Ils proposent aussi de sanctionner les industriels qui n’assureraient pas un « approvisionnement approprié et continu du marché français en médicaments essentiels ». « Mais si vendre un produit en France n’est pas rentable pour un industriel, je doute qu’une sanction soit assez forte pour le motiver, observe Pascal Le Corre, pharmacien hospitalier au CHU de Rennes et président du SNPHPU(4).
Autre recommandation : la mise en place d’un programme public de production et distribution de « quelques médicaments essentiels concernés par des arrêts de commercialisation ou de médicaments de “niche” régulièrement exposés à des ruptures ». « Ce serait le premier pas vers un pôle public du médicament », a salué Laurence Cohen, sénatrice PC du Val-de Marne(5). Ce programme pourrait être confié à la pharmacie des armées et à l’Ageps(6). Mais on peut noter que, dans le même temps, l’AP-HP a annoncé, le 19 septembre, vouloir généraliser la sous-traitance des produits du catalogue de l’établissement pharmaceutique de l’Ageps. Le serpent se mord la queue.
Les appels d’offres massifs, favorisés depuis la mise en place du programme Phare(7), ont également été pointés par les travaux de la mission sénatoriale. Cette réorganisation a en effet conduit à la création de centrales d’achat englobant un grand nombre d’établissements, partout en France, qui permet, certes, des économies, mais accentue les positions de monopoles de certains fournisseurs. En cas de défaillance, tous les établissements regroupés sont touchés et il n’y a plus de concurrent pour pallier la rupture. La mission recommande donc que le dimensionnement des appels d’offres soit revu à la baisse. « Il serait effectivement plus raisonnable de revenir à des appels d’offres de dimension régionale, c’est-à-dire correspondant aux dimensions des groupements hospitaliers de territoire », souligne Pascal Le Corre.
Enfin, et surtout, plusieurs mesures concernent la mise en place d’une coordination au niveau européen : incitations au maintien de la commercialisation de médicaments anciens “ritique”, activation de l’achat groupé de vaccins essentiels par les états membres, harmonisation des règles d’étiquetage, composition et posologie, harmonisation européenne des examens de demande d’autorisation de mise sur le marché pour des produits « susceptibles d’atténuer les conséquences d’une tension ou rupture d’approvisionnement ».
« Nous devons mener des actions à l’échelle européenne, a observé Fabienne Keller, sénatrice LR du Bas-Rhin(5). Car, tous ensemble, nous sommes un marché plus important. » D’autant qu’à ce jour, la problématique des ruptures d’approvisionnement n’est pas exclusive à la France. Les sénateurs ont laissé entendre que des amendements au PLFSS(8) seraient prochainement proposés, sans préciser lesquels.
1- Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.
2- À lire sur : bit.ly/2P071Ta
3- Dans le cadre de la mission d’information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, dont le rapport est à lire en ligne sur : bit.ly/2pR3gkK
4- Syndicat national des pharmaciens hospitaliers.
5- Lors de la conférence de presse donnée au Sénat par la mission d’information, le 2 octobre dernier.
6- Agence générale des équipements et produits de santé (AP-HP).
7- Performance hospitalière pour des achats responsables (Phare).
8- Projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
→ Les ruptures de stock signalées en 2017 ont surtout concerné les spécialités distribuées aux établissements de santé (antibiotiques injectables et anticancéreux). D’après les témoignages reçus par la mission d’information, au centre de lutte contre le cancer Gustave-Roussy, à Villejuif, 69 lignes de médicaments sont chaque jour en rupture. À l’AP-HP, 80 à 90 médicaments sont en pénurie. Pour gérer ce problème, 16 équivalents temps plein (ETP) sont nécessaires selon l’Ageps, indique le rapport de la mission.
→ Pour les professionnels de santé en établissement, ces situations sont quotidiennes. « Substituer un médicament à un autre induit d’informer les soignants (au CHU, nous envoyons deux à trois mails par jour pour signaler des changements). Cela perturbe le cycle de travail, c’est infernal », note Pascal Le Corre, pharmacien au CHU de Rennes et président du Syndicat national des pharmaciens hospitaliers (SNPHPU). « Il faut redoubler de vigilance sur le mode d’administration du produit de substitution, relire sa fiche de présentation, alors que nous travaillons déjà à flux tendu, explique Thierry Amouroux, secrétaire général du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). Il faut aussi informer le patient, l’inciter à nous signaler le moindre effet indésirable, même si nous savons gérer cela. Mais les pénuries se multiplient d’année en année et sont de plus en plus fréquentes. »