L'infirmière Magazine n° 398 du 01/11/2018

 

EXPRESSION LIBRE

Anne Perraut Soliveres  

Cadre supérieure de santé, chercheur en sciences de l’éducation, membre du comité de rédaction de L’Infirmière magazine

La liberté d’expression s’arrêterait-elle à la porte de l’hôpital ? À en croire les soignants qui ne cessent de se plaindre de leurs conditions de travail, des dégâts commis par les politiques budgétaires comme de l’attitude de certains chefs de service ou supérieurs hiérarchiques, il serait impossible de raconter ce qui se déroule dans les services. Or, pourtant, ils en racontent des choses, en public ou en privé : ils dénoncent des maltraitances, non seulement à l’égard de patients, mais aussi à leur endroit, ou à celui d’un ou d’une collègue ; ils rapportent les conditions inhumaines dans lesquelles ils tentent malgré tout de faire un travail qu’ils disqualifient eux-mêmes. Quel est donc l’éteignoir si efficace qui les obligerait au silence ? La peur des représailles et la référence permanente au secret médical d’une part, et au devoir de réserve d’autre part ? Le poids des collègues qui pourraient les mettre à l’index ? La pression des habitudes et la peur de s’exposer ?

Les siècles de formation religieuse ont laissé leur empreinte mais plusieurs générations ont été formées autrement. Autrement ? Et si les évolutions successives de la formation avaient occulté cette particularité qui fait le socle de la condition infirmière depuis sa création : la soumission ? Car c’est bien là que le bât blesse… La profession n’est toujours pas libérée du joug des uns et des autres, ni des bons sentiments liés aux valeurs qui se maintiennent tant bien que mal dans un univers voué à la maladie plus qu’à l’humain. C’est là que se niche l’empêchement majeur de s’exprimer, associé à la crainte de dire des choses qui pourraient en fâcher certains ou faire voler en éclats le fragile équilibre des équipes. Se constitue peu à peu une sorte d’omerta qui empoisonne ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression.

Pourtant, il n’est rien de plus facile que de transgresser tous ces pseudo interdits qui ne sont d’ailleurs inscrits nulle part, sinon dans la tête des infirmières. Ce sont davantage des mises en garde, s’appuyant sur la confidentialité et le respect du devoir de réserve, dont il convient de bien connaître les limites. Les premières précautions quand on veut dire quelque chose de “non consensuel” tiennent en une rigueur absolue dans l’exposé des faits comme dans leur argumentation. Viser à dénoncer les pratiques ou les systèmes délétères plutôt que mettre en accusation des collègues ou des supérieurs hiérarchiques. Nul ne peut empêcher quiconque de démonter les dispositifs qui conduisent à ne pas pouvoir exercer son métier comme on nous l’a appris, à ne pas pouvoir accompagner les patients avec toute l’attention qu’ils requièrent. Cela ne demande qu’un peu de courage et de volonté de protéger les conditions nécessaires, non seulement à des soins de qualité pour les personnes, mais également à la survie des valeurs fondamentales qui nous permettent d’exercer sereinement nos professions.