L'infirmière Magazine n° 398 du 01/11/2018

 

INDE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

FABRICE DIMIER  

Depuis vingt-sept ans, le Lifeline Express sillonne le territoire indien. De consultations en opérations chirurgicales, ce « train magique », comme l’appellent les Indiens, a permis de dispenser des soins gratuits à plus d’un million de patients pauvres. Bienvenue à bord.

Varanasi. Le tumulte indien à son paroxysme. Peu de villes exhalent autant le chaos, la ferveur et la vie. Chaque Indien rêve de venir mourir ici, dans la « cité de la fin des temps ». Voir ses cendres flotter dans le fleuve sacré du Gange, c’est l’assurance d’un nouveau cycle de réincarnation.

En ce mois d’août caniculaire, d’autres ont fait le voyage pour vivre ou, tout du moins, améliorer durablement une santé qu’ils n’ont pas les moyens de préserver. À la sortie de la gare de Kashi, un peu à l’écart du centre, Swami et sa maman Indrawatibedi ont parcouru plus de cent kilomètres. Ils ne tardent pas à apercevoir les wagons bleus du Lifeline Express. C’est Swami qui a lu dans le journal l’annonce de l’arrivée du « train magique », comme le surnomment les Indiens. Indrawatidebi, elle, ne lit plus. Âgée de 73 ans, elle ne voit quasiment plus. Au vu du nombre de personnes déjà présentes, l’information, à travers les hôpitaux locaux, les bénévoles, les dispensaires ruraux, la presse et l’affichage, a fonctionné à plein.

« C’est donc cela le train-hôpital », s’exclame Usha devant les sept wagons azur surmontés d’arcs-en-ciel. « C’est vraiment une bonne idée », poursuit la femme, âgée de 45 ans et arrivée tôt sur place.

Un accès aux soins en milieu rural

Une idée simple effectivement, née d’une évidence. « Si les gens ne peuvent aller à l’hôpital, il faut que l’hôpital viennent à eux. » On est en 1990 et Zelma Lazarus, alors directrice d’Impact India, un programme international qui fédère gouvernement, secteur privé et organisations non gouvernementales (ONG), constate les difficultés d’accès aux soins. Avec un médecin pour 1 000 habitants et le coût prohibitif d’une consultation, une majorité d’Indiens n’a pas accès aux soins. De son côté, le réseau ferré indien et ses 63 000 km de lignes s’impose vite aux yeux de Zelma Lazarus comme le moyen idéal pour amener les soins en milieu rural. Dès juillet 1991, la directrice, elle-même née dans un train entre Mumbai et Delhi, inaugure le premier train-hôpital du monde. Vingt-sept ans plus tard, le Lifeline Express accueille les premiers patients de sa 193e mission. Les couronnes de roses le long des wagons témoignent de son inauguration, la veille, en présence du sponsor privé de cette mission. Si le réseau ferré indien fournit le staff technique - le personnel médical étant majoritairement bénévole -, chaque mission coûte 10 millions de roupies (120 000 euros) et nécessite l’aide d’un sponsor privé ou d’une fondation. Pendant vingt et un jours se dérouleront des actes gratuits : cataractes, opérations de fentes labiales et de pieds-bots, traitement de l’épilepsie et de problèmes dentaires ou auditifs, diagnostics de cancers de la bouche, du sein et de l’utérus… Autant de ressources introuvables hors des villes et trop chères.

La cataracte, « fléau national »

Là, sous une tente, abritées de la chaleur suffocante de cette période de mousson, des infirmières bénévoles orientent les patients ou effectuent les premiers soins. Kagal est stagiaire, en deuxième année d’étude. « C’est une super expérience pour un stage. C’est tellement différent. Ici, on est tout de suite en situation de responsabilité », se réjouit-elle en prenant la tension d’un patient. Dans un bâtiment jouxtant les voies ferrées, les contrôles de vue s’enchaînent. Certains repartent avec la prescription de lunettes délivrées les jours suivants, d’autres sont orientés dans le train pour un examen plus approfondi. C’est pour cela qu’Usha est venue consulter. Dix minutes plus tard, elle ressort du train avec un sparadrap au-dessus de l’œil, synonyme de bon pour une chirurgie de la cataracte. La cataracte est un fléau national, dû en partie à la pollution. Sur 30 millions d’aveugles dans le monde, 12 millions sont Indiens. Or, 80 % des victimes de la cataracte pourraient retrouver la vue grâce à des soins appropriés et une opération assez simple et rapide. Dès le lendemain, les opérations se succèderont dans les deux salles dédiées du train. Pour l’heure, elles sont inaccessibles. Celles-ci sont désinfectées au fumigène et en attente d’homologation.

Durant ce temps, Sarjeev, opérateur à bord depuis vingt-deux ans, stérilise les instruments. « Opérer dans un train présente quelques défis logistiques, explique Joseph Emmatty, PDG d’Impact India. L’alimentation électrique doit être stable, le quai disponible pendant trois semaines. L’alimentation en eau est aussi une contrainte forte… »

Un train mieux équipé que les hôpitaux

Les autres wagons-cabinets fonctionnent déjà. Celui de Rama, spécialiste des cancers buccaux, ne désemplit pas. Les consultations sont rapides. La patientèle est quasi exclusivement masculine, un déséquilibre dû aux ravages du Bétel, le tabac à mâcher local, prisé par un homme sur trois. « Il faut aller à l’hôpital », annonce Rama à un homme dont la mâchoire est déformée par un abcès. « Ne vous inquiétez pas, ce sera gratuit pendant le séjour du train », rassure-t-elle. Un petit mot gentil pour chaque patient, malgré des diagnostics souvent pessimistes. « J’aime prendre soin d’eux. J’apprécie vraiment cette interaction avec les “villageois”. Ce sont des gens que l’on ne voit pas à l’hôpital. C’est pour cela que j’aime travailler ici », explique la jeune femme de 25 ans. Rama est l’une des deux infirmières d’un staff permanent, composé de techniciens de salle, d’opérateurs, de techniciens ferroviaires et de cuisiniers. À ce titre, elle voyage toute l’année. « Depuis un an et demi que j’ai commencé, je ne suis pas souvent chez moi mais j’adore visiter ces États », se réjouit-elle. « Les hôtels aussi », la taquine sa collègue Alba. « Après seize ans d’hôpital, ça change. Mais même si ce train est plus petit, il est mieux équipé que la plupart des hôpitaux, explique cette dernière, infirmière spécialisée en gynécologie. Et puis, c’est comme une famille, ce train. Moi, je suis veuve, et mes filles sont mariées, d’où ce choix de vie. Même si parfois mes filles me manquent », reconnaît-elle en préparant son baluchon pour l’hôtel pour la soirée. Les deux complices saluent les hommes de l’équipe, logés dans le train, qui se reposent sur des lits-couchettes.

Quatre-vingt interventions en quatre jours

Dès 9 h le lendemain, Usha et une dizaine de personnes, un sparadrap au-dessus de l’œil, se prêtent aux derniers contrôles pré-opératoires devant le train. Pallu, 70 ans, s’impatiente, un peu inquiet et désireux de retourner au plus vite à Kallispur, à une cinquantaine de kilomètres de là, pour retrouver sa famille. Le Dr Rajiv Ranjan, lui, termine son dal dans la salle de repas commune. Comme tous les médecins à bord, il est bénévole. Chirurgien à l’hôpital de Varanasi, il a pris trois jours de congé et est accompagné de son assistant pour opérer à bord. Un dernier chapati sorti tout chaud du wagon cuisine et il se met en route vers le wagon d’opération, en passant par la salle d’habillage et le sas sanitaire. « C’est nouveau pour moi. Je suis un peu nerveux », avoue le chirurgien, pourtant très expérimenté.

Cinq tables chirurgicales, trois chirurgiens. Le bloc s’anime très vite. Infirmières bénévoles, stagiaires et médecins trouvent vite leurs repères malgré la nouveauté des lieux. Les techniciens de salle d’opération, points fixes du processus, les y aident. Silence, appareils dernier cri, climatisation, coordination, atmosphère blanche, gestes précis… Rien ne distingue le wagon d’une salle d’opération, si ce n’est les portes coulissantes qui s’ouvrent et se ferment sans cesse pour organiser le va-et-vient entre la salle pré et post-opératoire, et les deux blocs. Pas plus de dix minutes par opération. Les patients laissent leur place au suivant dès qu’ils sortent du bloc. Une ambulance attend d’être remplie avant de déposer les patients en observation dans l’hôpital de la ville pour la soirée. Efficacité sur toute la ligne. Pourtant, le médecin ne semble pas satisfait. « Quinze opérations. Nous sommes un peu en retard sur le programme », souligne-t-il en fin de journée. Sur quatre jours, le planning envisage 80 interventions.

La nuit à l’hôpital fut longue pour Usha, Pallu et Indrawatidebi. À peine le bandeau d’œil enlevé, chaussés de lunettes de soleil, tous se dispersent rapidement. Pour certains, il faudra des heures pour rentrer chez eux. Usha n’y voit pas encore très bien, mais le médecin lui a dit que sa vue allait revenir d’ici quelques jours. La frêle femme esquisse son premier sourire depuis deux jours en sortant de l’hôpital, soutenue par sa fille.

La gynécologie en reste

À bord du train, chacun a trouvé sa place pour les trois jours d’opération de cataracte restants. L’objectif des 80 opérations sera atteint. Consultations et examens se poursuivent dans les wagons dédiés. Anamica, gynécologue depuis sept ans, est un peu déçue de ne pas avoir plus de visites. « J’exerce en milieu plutôt rural. Je sais que faire venir les médecins dans les villages est compliqué. Sans le minimum, à savoir l’eau et l’électricité, ils ne viennent pas », constate-t-elle. Cet éloignement des soins est un gros problème dans sa spécialité, avec une mortalité post-natale très élevée dans les villages. « Les femmes s’accouchent entre elles, même si l’État propose une aide pour rembourser le voyage à l’hôpital lors de l’accouchement. Au-delà du coût, il y a la distance. C’est insoluble », regrette celle-ci, tout en se réjouissant de l’initiative du Lifeline Express et de sa première expérience de bénévolat.

Dehors, le public se diversifie. Les seniors attendant une chirurgie de la cataracte se mêlent aux plus jeunes. On prépare déjà les interventions des jours à venir : surdité moyenne, pieds-bots, corrections polios, fentes labiales, mais aussi les diagnostics et traitements de l’épilepsie (souvent assimilée à de la folie en Inde). Dans le bureau orné d’une grande carte de l’Inde, Anil, responsable logistique permanent à bord du train, règle les détails du prochain voyage. Il se réjouit d’avoir un sponsor en vue, condition sine qua non pour que le Lifeline Express rallie, d’ici quelques semaines, le Bihar, l’État le plus pauvre d’Inde, situé à plusieurs centaines de kilomètres.

SITUATION SANITAIRE

Du mieux mais des manques

→ Ces dix dernières années, l’Inde a amélioré ses soins de santé grâce à l’élimination de la poliomyélite et la baisse de la mortalité maternelle. Les maladies transmissibles sont en déclin. Grâce à la vaccination, les infections infantiles courantes ont beaucoup diminué.

→ La multiplication des maladies non transmissibles (diabète, maladies cardiovasculaires, accidents vasculaires cérébraux…) constitue un défi de santé publique. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que ces maladies (avec des facteurs de risque principalement évitables) représentent 60 % de tous les décès et une morbidité importante.

→ Le pays manque de lits d’hôpital et de médecins, avec un lit pour 2 046 personnes (1) et un médecin pour 1 000 habitants. Seuls 10 % d’entre eux travaillent dans le public. De plus, seuls 58 % des médecins en ville auraient un diplôme adéquat (2). L’Inde rurale manque de 86,5 % de chirurgiens, et 81 % de pédiatres. Cette absence de main-d’œuvre fait qu’il y a trop de centres de santé communautaires (CSC). Sans chirurgiens pour les utiliser, 4 696 CHC dotés de blocs opératoires restent vides.

1- D’après le rapport National Health Profile 2017, édité par le Central Bureau of Health Intelligence (ministère de la Santé). À lire sur : bit.ly/2NW8km8

2- Selon un rapport de l’OMS : « The Health Workforce in India », Sudhir Anand and Victoria Fan, 2016. À lire sur : bit.ly/2zL4xQ6

EN CHIFFRES

INDE

→ Superficie : 3,3 millions de km2

→ Habitants : 1,28 milliard

→ Densité : 390 habitants/km2

→ États : 29

→ Taux de pauvreté : 13,8 %

→ PIB : 5e mondial

→ Espérance de vie : 68,6 ans

→ Handicap en milieu rural : 10 %

LE « LIFELINE EXPRESS »

→ 63 000 kilomètres de ligne ferroviaire

→ Vingt-sept ans de trajets

→ 193 projets conduits dans 130 districts et 20 états indiens

→ Plus de 1,3 million d’opérations conduites

→ 8 000 personnes bénéficiaires de soins à chaque escale

→ 200 000 professionnels médicaux bénévoles ayant participé en totalité aux projets