L'infirmière Magazine n° 398 du 01/11/2018

 

PSYCHIATRIE

SUR LE TERRAIN

TRANSMISSIONS

HÉLÈNE COLAU  

Depuis 2013, le jeu Mathurin, un programme de réalité virtuelle pour les personnes schizophrènes, est en développement au C3RP (1) du CH Sainte-Anne (Paris). Une IDE et une ergothérapeute en assurent l’animation, au sein d’une équipe pluridisciplinaire.

L’une des conséquences des troubles schizophréniques, c’est le retrait social, l’isolement, explique Bérangère Rigaut, infirmière au C3RP (1) de l’hôpital Sainte-Anne (Paris). Le jeu Mathurin, conçu comme une activité thérapeutique groupale, vise à améliorer leur sociabilisation. On travaille beaucoup autour du collaboratif. » Voilà qui balaie les idées reçues sur la réalité virtuelle : ici, l’écran géant et le joystick ne s’interposent pas entre le joueur et le monde qui l’entoure mais, au contraire, deviennent une porte d’entrée pour amorcer la discussion autour des problèmes qu’il rencontre dans sa vie quotidienne. « Les participants sont placés dans des situations en apparence banales, comme faire la queue ou tâcher de repérer une pharmacie, mais qui empoisonnent leur vie au quotidien, précise Colombe Desombre, ergothérapeute au centre d’activité thérapeutique à temps partiel (CATTP) du XVe arrondissement de Paris, à l’initiative du jeu. Le but est qu’ils sachent ensuite transposer les solutions dans la vie réelle. » Dans ce processus, le groupe est primordial : il permet de valoriser les points forts de chacun et, à l’inverse, de voir ses points faibles, soutenu par les autres. Chaque session regroupe donc six participants, qui se retrouveront à raison d’une séance d’une heure et demie par semaine pendant trois mois, encadrés par une équipe pluridisciplinaire comprenant une infirmière.

Critères d’admission

En amont, les candidats sont soumis à un bilan clinique individuel. Pour être inclus, il faut être stabilisé, avec une prise en charge en ambulatoire. « Ce sont des personnes pour lesquelles il n’y a pas forcément de projet défini, souligne Bérangère Rigaut, l’une des encadrantes. Le programme sert à faire émerger des envies, le désir étant parfois émoussé chez les personnes schizophrènes. » Un psychiatre juge de la bonne observance du traitement et de la stabilité clinique de la personne. Dans un second temps, un bilan neuropsychologique permet de faire ressortir un profil cognitif, pointant les ressources et les fragilités du participant. Antoine montre des capacités de raisonnement verbal et un bon stockage des informations sur le long terme ; en revanche, il présente des difficultés dans les domaines cognitifs suivants : la mémorisation à court terme, l’attention sélective ainsi que la flexibilité mentale (il a tendance à persévérer dans des stratégies non efficientes). Tout cela lui cause de grosses difficultés dans la planification de sa vie quotidienne. À la suite du bilan, des objectifs sont définis. Pour Antoine, ce sera entreprendre une formation en boulangerie.

Le jeu lui-même peut alors commencer. Lors des quatre premières séances, il s’agit de se familiariser avec l’outil, à savoir un très grand écran, un vidéoprojecteur et un joystick. Les participants explorent la ville virtuelle à tour de rôle. « Ils repèrent les quartiers, chacun ayant une thématique : administrative, commerciale, explique Bérangère Rigaut. Cela permet d’engager la conversation sur différents aspects de la vie, pour identifier des problèmes précis et y revenir plus tard. » Les deux encadrantes n’hésitent pas à participer au débat. « Cela leur montre qu’ils ne sont pas seuls à rencontrer des difficultés, que nous pouvons nous aussi nous trouver dans des situations compliquées », dit Colombe Desombre. Chaque participant se choisit ensuite un lieu d’habitation, proche de la réalité ou rêvé. Antoine, qui sort en réalité très peu, a décidé de vivre à proximité d’un lieu culturel et d’une pâtisserie… Enfin, le groupe élabore des scénarios, d’abord assez simples, comme aller chercher le pain, puis plus corsés, impliquant des interactions sociales : organiser un goûter entre amis, par exemple, ce qui nécessite de ranger son appartement.

Des scénarios élaborés

Lors des séances 5 à 10, les membres du groupe vont échanger entre eux les scénarios élaborés. La discussion s’engage alors autour des stratégies possibles pour atteindre le but fixé. « On joue sur la flexibilité, l’adaptation aux circonstances, analyse Colombe Desombre. On ne commence pas une journée chargée par l’achat des surgelés, qui devront vite être placés au congélateur. »

En partageant leurs stratégies, les participants peuvent se surprendre eux-mêmes. « Lors d’un scénario autour d’une fuite d’eau, Antoine, qui se retrouve souvent en état de stress lorsqu’il est confronté à une situation inattendue, a montré l’étendue de ses ressources, se souvient Bérangère Rigaut. Il a déroulé tout un plan d’action : couper l’eau et l’électricité, louer un aspirateur à eau, demander de l’aide à sa voisine, appeler l’assurance… Ça a été un déclic pour lui. » Ces scripts permettent de formaliser des démarches types transposables dans la vie, en détaillant l’ordre chronologique des actions à mener, le matériel nécessaire et les numéros d’urgence à appeler. La 11e séance, très concrète, est consacrée à un travail sur les plans de Paris, avec la mise en place d’itinéraires adaptés aux besoins de chacun, par exemple en bus si le métro s’avère trop anxiogène. « À l’issue de cette séance, on peut organiser une sortie, par exemple à la laverie, avec les soignants du centre médico-psychologique, afin de montrer au participant comment ça se passe. Ça lui ouvre des perspectives. » Enfin, un bilan du jeu est dressé lors de l’ultime séance. Les participants sont invités à évaluer la facilité de manipulation de l’outil, ce qu’il leur a apporté et à se fixer de nouveaux objectifs.

Planifier ses tâches

Pour Antoine, le bilan a été plutôt positif : après le jeu, il s’est investi en tant que bénévole dans une association, en accompagnant des personnes atteintes d’un handicap visuel. « Cela montre combien il a pris confiance dans ses capacités à s’organiser, souligne Bérangère Rigaut. Il a lui-même remarqué qu’il avait progressé dans la gestion de son emploi du temps et pris conscience de certaines de ses compétences. En revanche, il ressent toujours des difficultés pour mémoriser un itinéraire. » En effet, le jeu Mathurin ne règle pas tous les problèmes d’un coup de baguette magique. Mais il ressort des bilans effectués à ce jour qu’il a une réelle influence sur la capacité à planifier des tâches et la confiance en soi. À l’avenir, les encadrantes envisagent d’ajouter au protocole un bilan fonctionnel infirmier, lors duquel les participants seraient interrogés sur leur vécu, les gênes ressenties et leur intensité. Et, surtout, de formaliser un retour aux équipes soignantes de l’hôpital de jour, lors d’une séance de synthèse. La récente sélection du jeu Mathurin dans le cadre du programme hospitalier de recherche clinique devrait permettre de l’améliorer encore. « Il faudrait aussi que les médecins en voient l’intérêt et en connaissent mieux les indications, espère Colombe Desombre. Heureusement, c’est déjà de plus en plus le cas dans les centres de jour. »

1- Centre ressource en remédiation cognitive et réhabilitation psychosociale.

CAS DE DÉPART

Antoine, 47 ans, présente des troubles schizophréniques stabilisés cliniquement. Il est suivi à l’hôpital de jour et fréquente le centre d’activité thérapeutique à temps partiel (CATTP) du XVe arrondissement de Paris. Il rencontre des difficultés de mémorisation : au quotidien, il oublie où il a rangé ses affaires ; lors de conversations, il demande fréquemment à ses interlocuteurs de se répéter et a du mal à se concentrer. Cela induit un sentiment d’être lent dans sa compréhension.

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helene.trappo@initiativessante.fr

HISTORIQUE DU PROJET

→ 2005 : Colombe Desombre rêve d’un outil pour les patients atteints de psychose qui leur permettrait de parler de leurs difficultés. Elle pense alors à un jeu de plateau.

→ 2007 : création du C3RP à l’hôpital Sainte-Anne (Paris).

→ 2012 : le Dr Isabelle Amado, responsable du C3RP, songe à adapter en psychiatrie les villes virtuelles développées pour les malades d’Alzheimer.

→ 2013 : test sur un premier groupe, avec un outil qui n’a pas été spécifiquement pensé pour les schizophrènes.

→ 2017 : l’outil, développé avec l’Inserm, évolue constamment. Les participants suggèrent plus d’animation dans les villes, plus de bruit et la notion du temps qui passe. Des séances dans un appartement et une boutique vont être intégrées.

→ 2017 : le jeu Mathurin est sélectionné dans le cadre du programme hospitalier de recherche clinique. Un protocole de recherche est en cours d’écriture.

→ Juin 2018 : début de la formation du personnel des centres pilotes.