Bactéries résistantes, le fléau invisible - L'Infirmière Magazine n° 399 du 01/12/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 399 du 01/12/2018

 

MALI

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

MORGANE PELLENNEC  

À Koutiala, au Mali, certains enfants porteurs de bactéries résistantes ne peuvent plus être soignés, faute d’antibiotiques assez puissants. Médecins sans frontières lutte contre ce problème sanitaire d’ampleur. Et les autorités maliennes lui emboîtent le pas.

En ces jours chauds de septembre, à l’hôpital de Koutiala, grande ville à quelque trois cents kilomètres à l’est de Bamako, le personnel médical est sur le pied de guerre. C’est le « pic palu », l’époque de l’année où le paludisme est en recrudescence à cause de la saison des pluies. L’organisation non gouvernementale (ONG) Médecins sans frontières, qui gère l’unité pédiatrique depuis 2009, soigne ici jusqu’à 300 enfants, dont la majorité souffrent de cette pathologie. C’est le cas d’Abdoulaye, un petit garçon de 3 ans et demi. Mais ce n’est pas son paludisme qui inquiète aujourd’hui les médecins. La baisse de son immunité causée par cette maladie a favorisé l’apparition d’une infection systémique à la bactérie Escherichia coli. Cette dernière est résistante, insensible à la majorité des antibiotiques. « Abdoulaye est hospitalisé pour la première fois mais il n’en est pas à son premier traitement antibiotique, explique le Dr Flora Kuate, médecin responsable de la gestion de l’utilisation des antibiotiques pour MSF. Pour traiter ses épisodes de maladie à répétition, ses parents l’ont soigné eux-mêmes, en achetant des médicaments sans prescription. Il a déjà subi une forte pression antibiotique et sa bactérie est devenue résistante. » Le petit garçon est sous assistance respiratoire, dans un état critique. Il a été placé à l’isolement avec neuf autres enfants, tous atteints de bactéries multirésistantes, veillés et soignés par sept infirmiers et infirmières. Aux mois de juin, juillet et août, 53?cas d’enfants atteints par des bactéries multirésistantes ont été enregistrés. Vingt-neuf d’entre eux sont morts. « Nous avons prescrit à Abdoulaye un traitement de dernier recours, précise le Dr Kuate. Mais si sa bactérie développe un nouveau type de résistance, nous n’aurons plus de solution. Un jour, nous n’aurons peut-être plus d’antibiotiques assez efficaces pour traiter des infections bénignes et nous reviendrons à l’époque pré-antibiotiques. »

Des antibiotiques comme s’il en pleuvait

Au départ, l’antibiorésistance est un processus naturel. Grâce à leur capacité à se multiplier et à muter très rapidement, les bactéries développent sans cesse de nouveaux mécanismes pour se protéger des médicaments. Mais la prise massive de molécules et leur mauvaise utilisation ont accéléré le processus. La lutte entre les molécules et les bactéries tourne maintenant à l’avantage de ces dernières, car aucun antibiotique novateur n’a été découvert ces trente dernières années, l’industrie pharmaceutique ne voyant que peu d’intérêt commercial à ce domaine de recherche.

Au Mali, l’automédication est un phénomène important, et l’une des causes de l’antibiorésistance. « D’une manière générale, en Afrique, si tu ressors de chez le médecin sans médicament, c’est que le médecin est mauvais », note Jean-Baptiste Ronat, microbiologiste spécialisé dans la bactériologie et la résistance aux antibiotiques et responsable du Mini-Lab (voir encadré ci-dessous), qui a travaillé à Koutiala. Pis, nul besoin de prescription pour s’en procurer. À quelques centaines de mètres de l’hôpital, le marché de Koutiala regorge d’étals de fruits, légumes, viandes, poissons et… médicaments. Çà et là, des stands composés de quelques planches de bois font office de pharmacie. Des boîtes d’antidouleurs, d’anti-inflammatoires et d’antibiotiques sont à peine protégées de la chaleur et de la pluie par une bâche en plastique. « Les gens achètent beaucoup d’antibiotiques, pour des maux de ventre ou des plaies », raconte Moussa, vendeur d’une de ces petites officines improvisées. Médicaments contrefaits ? Périmés ? Moussa ne sait pas trop. « Ils viennent de Bamako et mon commerce me permet de faire vivre ma famille », résume-t-il.

Une lutte sur le long terme

MSF, alarmé par les taux de résistance aux antibiotiques auxquels ses soignants sont confrontés dans la majorité des terrains d’intervention, a décidé d’agir à plusieurs niveaux. À Koutiala, la lutte a notamment pris la forme d’un laboratoire de bactériologie, ouvert en 2014. Sept techniciens de laboratoire s’y activent, au milieu des congélateurs, des incubateurs et des microscopes. « L’objectif de ce laboratoire est de pouvoir contrôler la résistance, résume Adama Sanogo, suppléant superviseur du laboratoire. Grâce à l’antibiogramme, nous pouvons utiliser l’antibiotique le mieux adapté. » Ce dernier permet de tester les conséquences des antibiotiques sur la bactérie, préalablement identifiée et isolée. Selon sa sensibilité, le médecin pourra choisir l’antibiotique le plus efficace. Un processus qui permet in fine de diminuer le développement de souches résistantes.

Depuis 2016, le taux de bactéries multirésistantes, détectées grâce aux tests, est d’environ 20 % chaque année. « L’impact positif de notre travail n’est pas immédiat, souligne le Dr Kuate. Mais, s’il est fait correctement et sur le long terme, il en aura un ! » Pour Nada Malou, docteur en biologie et spécialiste de l’antibiorésistance à MSF qui a travaillé à Koutiala, le travail du laboratoire de bactériologie est essentiel. « L’antibiorésistance, ce n’est pas comme le VIH ou la tuberculose, c’est un problème invisible… En mettant en évidence les bactéries et les résistances, le diagnostic le rend apparent. C’est un outil qui nous aide beaucoup sur le terrain. On voit le déclic dès que les soignants y ont accès. »

L’État à la rescousse

Depuis quelques années, le Mali prend conscience du problème. « Nous n’avons pas de données à l’échelle nationale qui nous permettent de mesurer l’ampleur du phénomène, mais plusieurs indices nous ont alertés : les cliniciens qui venaient nous voir pour des cas compliqués à traiter, des échecs de traitement, certaines données de routine, etc. », explique Ibrehima Guindo, responsable du programme résistance aux antimicrobiens à l’Institut national de recherche en santé publique (INRSP), basé à Bamako. Il pilote, en collaboration avec le ministère de la Santé, un plan national d’action qui vise à lutter contre la résistance aux antimicrobiens et, entre autres, à mieux régir la vente de médicaments. Le processus, débuté fin 2017, est en cours de validation. En parallèle, l’INRSP a déployé un réseau de laboratoires de bactériologie dans certains hôpitaux du pays, financé en partie par l’État, avec le soutien de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Center for disease control. Sur les douze prévus, seulement cinq ont été ouverts pour l’instant, faute de moyens suffisants.

Grâce à ces laboratoires et à des techniques harmonisées, le Mali espère rejoindre le programme Glass, un système mondial de surveillance de la résistance aux antibiotiques qui vise à renforcer les données par une amélioration de la surveillance et de la recherche. Un programme lancé par l’OMS, qui entre dans le cadre du Plan d’action mondial pour combattre la résistance aux antimicrobiens, adopté par l’Assemblée mondiale de la Santé en 2015 et qui réunissait 42 pays en 2017.

L’urgence est mondiale. Selon l’OMS, la consommation mondiale d’antibiotiques a augmenté de 65 % entre 2000 et 2015 et l’antibiorésistance entraînerait déjà 700 000 décès par an. Un chiffre qui pourrait atteindre 10 millions en 2050. L’European Centre for disease prevention and control (ECDC) estimait récemment dans The Lancet infectious diseases, que les bactéries résistantes auraient causé 671 689 infections en Europe en 2015, conduisant à 33 100 décès. La France serait le sixième pays d’Europe le plus affecté. « L’antibio-résistance, c’est comme le réchauffement climatique, s’inquiète Jean-Baptiste Ronat. Cela va toucher tout le monde, et toutes les strates de la société doivent s’impliquer. La différence, c’est que l’antibiorésistance ne se voit pas. Je crains que la population ne se rende compte de la gravité du phénomène que lorsqu’il sera trop tard. »

INITIATIVE

Un mini laboratoire pour de maxi résultats

Médecins sans frontières développe le Mini-Lab, un laboratoire d’analyse transportable et autonome. Le projet a été lancé début 2016 et doit permettre d’effectuer des analyses bactériologiques sur tous les terrains d’intervention, afin d’affiner les diagnostics et d’adapter les prescriptions d’antibiotiques aux résistances rencontrées. « L’idée, c’était de simplifier les outils et la logistique, explique Jean-Baptiste Ronat, microbiologiste spécialisé en bactériologie et résistance aux antibiotiques et responsable du projet. Ce laboratoire tout-en-un doit pouvoir être utilisé par des non-experts. Dans les pays en voie de développement, les laborantins sont formés aux tests de dépistage du Sida, du paludisme, de la tuberculose, etc., mais ils sont rarement formés à la bactériologie. Ce Mini-Lab doit leur simplifier les choses. »

Afin de faciliter les procédures et fournir des fiches d’utilisation claires, MSF a travaillé avec des graphistes, des designers et des ergonomes de l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art. L’assemblage a également été pensé en termes de praticité. Le Mini-Lab sera composé de boîtes contenus/ contenants, avec des boîtes de transports qui se transforment en paillasse par exemple. Le prototype devrait être lancé en avril 2019, dans un pays que MSF préfère ne pas dévoiler. Il sera testé pendant un an, et enrichi des technologies en cours de développement. La version finale sera ensuite testée à partir de 2020, dans un environnement pensé exprès.

« Dans un hôpital au fin fond du Sud-Soudan, par exemple, précise Jean-Baptiste Ronat. Le projet a fait pas mal de bruit, au niveau de l’Organisation mondiale de la santé notamment. »

MSF envisage donc de le rendre accessible à d’autres acteurs de l’humanitaire. « Ce n’était pas parti pour aller jusque-là, mais petit à petit, le projet a grossi et a pris de l’ampleur », se réjouit-il.