Un équilibre à trouver - L'Infirmière Magazine n° 399 du 01/12/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 399 du 01/12/2018

 

PAUSE REPAS

DOSSIER

ISABEL SOUBELET  

Horaires décalés, manque de temps, prise en compte des urgences et réduction des effectifs rendent difficile aux soignants la prise de repas dans de bonnes conditions. Pourtant, la nécessité d’une pause alimentaire, de jour comme de nuit, s’impose.

Le 2 juillet dernier, Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, a affiché son ambition de vouloir « prendre soin de ceux qui nous soignent »(1) en créant un Observatoire national(2) dédié à la qualité de vie au travail (QVT). Il concerne les professionnels de santé et médico-sociaux qui exercent en établissement, en ambulatoire ou au domicile. L’Observatoire a retenu quatre thèmes d’étude : la qualité des soins et de l’accompagnement, la restructuration, les collectifs de travail et les nouvelles technologies.

Mais la prise alimentaire des soignants, de jour comme de nuit, sur leur lieu de travail, semble totalement exclue de ce champ. « L’alimentation des professionnels de santé est peu prise en compte en tant que telle, les établissements qui s’y intéressent le font dans le cadre d’une démarche plus globale de nutrition, de santé et de QVT, analyse Olivier Toma, fondateur de l’agence Primum non Nocere. Elle devient alors un volet de la politique de développement durable mise en place dans l’entreprise. Le message important à faire passer, c’est que la restauration, pour les patients comme pour les salariés, est un soin. Mais, avec 2 à 2,50 € pour réaliser un repas complet, il n’est pas possible de faire de la restauration gastronomique ! Il faut donc intégrer l’alimentation dans un grand plan d’amélioration continue de l’établissement afin que les actions menées aient du sens. »

Des contraintes à prendre en compte

La restauration des soignants est un point de rencontre entre les questions de budget et de QVT. Les opérateurs de la restauration collective, comme les gestionnaires de cuisine, cherchent donc des solutions pour répondre aux contraintes (temps disponible réduit, prix du repas très ajusté, amplitude horaire du self plus longue) du secteur de la santé. Au CHU de Toulouse, il existe un « repas coupe-file » pour le personnel pressé. C’est un repas complet dans une barquette à passer au micro-ondes, que le salarié peut vite récupérer et manger dans son service. À l’hôpital Garonne, dédié au troisième âge, des armoires de distribution automatique, là aussi avec des repas complets, sont disponibles pour le personnel qui ne peut se rendre au self, trop excentré. Le CHRU de Nancy, qui gère lui-même les sept restaurants de ses différents sites, a développé la distribution automatique. Aujourd’hui, treize appareils sont implantés près des zones de réanimation, des blocs opératoires, du sas d’urgence. Tout est fait maison (quiches, salades, plats à réchauffer) et les repas sous cette forme sont passés de 15 000 à 120 000 entre 2011 et 2017. Mais le restaurant d’entreprise est aussi un lieu de rencontres et d’échanges. « Il est important de s’octroyer un temps pour prendre son repas à midi quand on travaille diurne, conseille Chantal Despis, responsable diététique à la clinique de Toulouse. Cela permet de prendre de la distance par rapport à sa journée et d’apporter à l’organisme ce dont il a besoin pour avoir de l’énergie et ne pas connaître de baisse de tonus ni de vigilance. » Et de la vigilance, il en faut quand on est un professionnel du soin. L’alimentation des soignants, comme celle des citoyens en général, devrait être une priorité de santé publique. En effet, l’alimentation fait partie intégrante de l’éducation à la santé. Or, force est de constater que les soignants ne s’appliquent pas ce qu’ils préconisent (voir encadré p. 22).

Des freins organisationnels

Si la qualité des plats servis au self peut être mise en cause, tout comme le prix, d’autres freins, d’origine structurelle, empêchent les soignants de prendre leurs repas dans de bonnes conditions (interruption durant la pause pour gérer les urgences, impossibilité de s’absenter du service pour des raisons d’organisation du travail et de réductions d’effectifs, etc.). Au final, un danger pointe : celui de sacrifier le temps du repas au profit du travail, avec toutes les conséquences que cela peut avoir à plus ou moins long terme. « Quand on est infirmière, on court tout le temps, se souvient Audrey Amania, désormais cadre de santé en Ifsi au centre gérontologique départemental de Marseille. On a l’habitude d’être non-stop, même douze heures de suite. On devrait faire une pause et s’asseoir mais, souvent, on ne le fait pas. De nombreux professionnels serrent les dents, avec juste une pomme dans leur poche, afin de partir à l’heure pour profiter de leur vie privée. Moi, j’ai toujours mangé, le plus souvent quand les patients mangent, avant les traitements de l’après-midi et les retours de bloc. Mais ce n’est pas facile à tenir. Je suis restée cinq ans en service de chimiothérapie et là, tout le monde était en surpoids. Nous avions rarement le temps de déjeuner le midi mais les armoires étaient remplies de biscuits et de chocolat. Les IDE ont l’habitude de se mettre en retrait car l’urgence, c’est le patient, et le plus important, c’est l’autre. C’est comme cela depuis nos études. » Si elle a aujourd’hui des horaires de bureau, d’autres difficultés émergent. « J’apporte mon repas car la nourriture du self n’est pas très bonne et comme ça, je maîtrise le contenu de mon assiette, ajoute-t-elle. Mais cette pause me sert aussi à régler des questions avec les étudiants et collègues. Je mange donc à mon bureau en faisant autre chose. »

Trouver l’équilibre entre le repas et les tâches à effectuer semble une équation difficile. Et ce ne sont pas les logiques d’optimisation des coûts et de réduction des effectifs qui facilitent les choses, bien au contraire. « Je mange souvent à 14 h devant mon ordinateur, en tapant un compte-rendu en retard, avant les rendez-vous de l’après-midi, explique Nicole Tagand, IDE de consultation en plaies chroniques en CHU. Je travaille avec deux ordinateurs en même temps et je réponds au téléphone. Je réduis souvent ma pause-déjeuner car ce qui prime, c’est le patient. Le self est ouvert de 12 h à 14 h mais, dès 13 h, il ne reste presque plus rien. J’y mange donc moins d’une fois par mois et j’ai toujours une gamelle. Et seulement dans la moitié des cas, je peux allonger mes jambes et prendre mon repas sans rien faire d’autre ! » Bien sûr, les situations sont contrastées d’un établissement à l’autre.

Un critère de bien-être

« Tous les personnels de jour ont une pause déjeuner d’une heure, qui n’est pas comptabilisée dans leur temps de travail.Cela me paraît nécessaire de faire une coupure, encore plus pour les soignants, souligne Valérie Eymet, directrice de l’Ehpad de Massy-Vilmorin (Essonne). La salle à manger du personnel a bénéficié de travaux afin d’avoir un espace plus convivial, avec des banquettes et des tables pour deux. » Le site dispose aussi d’un accueil de jour avec un Pasa (pôle d’activités et de soins adaptés) dans lequel la prise des repas est différente. « Les soignants mangent avec les résidents, cela fait partie du projet thérapeutique, ajoute la directrice. Mais chaque soignant dispose d’une heure de temps libre dans la journée au cours de laquelle il n’est pas à disposition de l’employeur. Il faut avoir le droit de s’aérer. Et, globalement, cela apporte une égalité de traitement entre tous en termes de temps de travail. » En revanche, dans cet Ehpad, le personnel de nuit prend son repas sur son temps de travail, soit en l’apportant, soit en le commandant à la cuisine, au prix de 3,33 €.

Manger, c’est bien sûr apporter les nutriments nécessaires à son organisme, mais c’est aussi partager un temps de convivialité. « Nous avons un restaurant du personnel de 20 à 30 places, adossé à la cuisine, pour chaque site, précise Alain Cholat, directeur du groupement de coopération sociale et médico-sociale Alliance, qui gère les Ehpad La Reposante et La Souvenance au Mans (Sarthe). Le personnel, toutes fonctions confondues, mange autour d’une table. C’est un temps important de coupure en termes de cohésion d’équipe et d’échanges. Cela crée une dynamique et souvent, nous essayons de parler d’autre chose que du travail ! » Manger et bien manger participe du bien-être du salarié, du respect de son corps et de sa santé. Et le sujet est vraiment à considérer de manière globale. « Il faut faire le lien entre prévention, troubles musculo-squelettiques, fatigue, stress et alimentation, estime Valérie Eymet. La bientraitance des salariés, c’est un tout, et leur alimentation en fait partie. » Reste à être entendu par toutes les directions d’établissement.

1- Dans le cadre de la stratégie nationale d’amélioration de la qualité de vie au travail, lancée en janvier 2017 par Marisol Touraine, précédente ministre de la Santé.

2- En savoir plus sur : bit.ly/2yXvhez

EXPÉRIMENTATION

De bons petits plats à l’hôpital

Fin juillet, la Direction générale de l’offre de soins a lancé un appel à candidatures pour un projet d’expérimentation intitulé « Repas à l’hôpital », visant à améliorer le service de restauration en milieu hospitalier (de 400 à plus de 1 000 lits). Il se fera dans des établissements volontaires sur la base des principes suivants : hausse du coût des denrées, assouplissement du cahier des charges à l’achat, plus de liberté dans la préparation culinaire et amélioration du service. L’expérimentation concerne la restauration des patients ou porte sur les repas du personnel. L’objectif est de mieux répondre à l’attente des patients, résidents et personnels, avec une offre qui prendrait en compte des signes de qualité, respecterait la saisonnalité, veillerait à l’équilibre nutritionnel, garantirait le plaisir gustatif afin de limiter le gaspillage et engager une consommation de produits locaux. Sélectionnés d’ici fin décembre, les établissements seront audités au premier trimestre 2019, avant de se lancer dans l’expérimentation proprement dite.

PAROLES D’INFIRMIÈRES

« JE TRAVAILLE DOUZE HEURES EN ALTERNANCE JOUR/NUIT DANS UN SERVICE DE RÉANIMATION. Il est rare d’avoir le temps de manger de jour. J’ai accès au self mais il faut être en tenue civile et les vestiaires sont à l’autre bout de l’hôpital. La nuit, j’arrive à manger pendant les trente minutes de pause. L’hôpital fournit une collation mais elle a été revue à la baisse. Au mieux, c’est pain, beurre, yaourt ! » LOLA

« DIPLÔMÉE DEPUIS MARS, JE SUIS IDE DANS UN SERVICE D’ONCOLOGIE MÉDICALE. J’ai perdu dix kilos à la fin des trois premiers mois d’exercice ! Je ne tiens qu’avec deux repas par jour. Les collations de l’hôpital ne sont pas très variées et toujours avec beaucoup de mayonnaise très calorique. En juin, j’ai été récusée pour un don de plaquettes alors que je suis une donneuse régulière. » VIRGINIE

« QUAND J’ÉTAIS EN CARDIO, À L’HÔPITAL, JE MANGEAIS SI J’AVAIS LE TEMPS. Si un Samu arrivait, bien sûr, je ne mangeais pas. Et si j’avais trop de boulot, je ne prenais pas de pause du tout pour ne pas partir trop tard. Aujourd’hui, je travaille en Ehpad et je m’organise toujours pour prendre ma pause en lien avec l’arrivée de ma collègue. Mais il m’arrive de manger en un quart d’heure. » ÉMILIE

« JE TRAVAILLE DANS UN SERVICE DE RÉANIMATION DANS UN HÔPITAL PUBLIC EN ALTERNANCE JOUR/NUIT. De jour, j’ai accès au self comme tous les employés. La nuit, seuls les médecins y ont accès avec la possibilité de prendre un repas complet. Les paramédicaux n’ont droit qu’à une collation dont le contenu était jusqu’à il y a peu de temps : yaourts, compote, biscuits, tous très sucrés. Maintenant, c’est pire ! Pâte à tartiner grasse et sucrée, pain blanc, chips et biscuits ! Alors qu’on sait très bien que le travail de nuit favorise le surpoids. » CAMILLE

Ces déclarations sont issues d’un appel à témoignages lancé sur le compte Facebook de L’Infirmière magazine. Les auteurs ont souhaité garder l’anonymat.