L'infirmière Magazine n° 400 du 01/01/2019

 

EXPRESSION LIBRE

Bechir Ben Saad  

Infirmier, professeur des
sciences infirmières en Tunisie.
Actuellement directeur des soins
au Centre national de cardiologie
de Nouakchott, en Mauritanie

C’est l’histoire d’un homme qui a survécu au crash d’un avion. Après une longue période passée dans le coma, il commence à reprendre vie et s’aperçoit que rien ne sera plus jamais comme avant l’accident. Au cours d’une discussion avec son infirmière, durant les soins, il lui demande, abattu : « Mais pourquoi vous ne m’avez pas laissé mourir ? » Spontanément, elle lui répond : « Parce que je suis infirmière. »

Mon intention, en relatant cette scène extraite d’un film(1), n’est pas ici de discourir sur la moralité de l’histoire et ce qu’elle nous dit des valeurs de notre profession infirmière. Je veux plutôt partager avec vous notre “vie” aujourd’hui, à un moment où cette profession est soumise à de profondes mutations et pressions venues de toute part : intelligence artificielle, innovation technologique, bioéthique, éthique, conflits d’intérêts… Tout ceci n’est pas sans conséquences sur notre quotidien et nous amène à travailler sur nos valeurs, celles inhérentes à notre profession. Ainsi, nos convictions personnelles peuvent être mises à mal et en tension face à la réalité du terrain. C’est le cas lorsque “l’hôpital entreprise” tend à faire naître des “soignants industriels”. On constate aussi que, plus il y a de technologies dans la relation entre une personne et une autre, en l’occurrence entre une personne soignante et une personne soignée, moins il y a d’échanges en face-à-face, qu’ils soient formels ou informels. Il sera alors nécessaire de reconstruire de l’humain. Ainsi perçue notre réalité, il est permis de s’interroger sur l’avenir des soins et des hôpitaux : la technologie est-elle en passe de prendre le dessus dans les soins ? Faut-il persévérer dans le high touch(2) ? Ou opter, suiviste, pour le high tech ? À ces interrogations s’ajoutent de nombreuses inconnues qui ont trait, par exemple, à l’évolution des finances publiques, des conditions réglementaires. Sans parler des conséquences du vieillissement de la population, de son accroissement et de sa mobilité, ainsi que des maladies émergentes et réémergentes. Autant de facteurs d’incertitude qui sont source d’anxiété, de frustration, de colère ou culpabilité, d’un malaise qui prend de plus en plus de place et se majore par un sentiment d’injustice. À force de tiraillements, de plus en plus fréquents, le travail perd de son sens, engendrant une souffrance considérable et une diminution de la performance du soignant. Mais, durant toute l’évolution historique de notre profession, nous n’avons jamais failli à nos valeurs de soignants. Si la relation physique, par définition, a perdu une parcelle de sa place dans les liens humains, en revanche, et comme l’exige le dévouement infirmier, la capacité pour un soignant, même à distance, de donner aux personnes ce qu’il a de plus précieux, à savoir du soin et de la bienveillance, demeure toujours.

1- Le Patient anglais, d’Anthony Minghella, 1997.

2- Les services high touch sont des services à forte interaction entre le personnel et les clients.