L'infirmière Magazine n° 400 du 01/01/2019

 

BÉBÉS SANS BRAS

DOSSIER

CAROLINE COQ-CHODORGE  

Emmanuelle Amar est une ancienne infirmière. Elle s’est formée toute sa vie et a acquis des compétences reconnues en épidémiologie, qui lui permettent de tenir tête aux autorités de santé.

On apprend aux infirmières à être humbles. Dans leur mémoire de fin d’études, elles n’ont même pas le droit de conclure. » Emmanuelle Amar a été IDE, s’est formée en santé publique et en épidémiologie. Elle a eu une vie d’aventures, d’Haïti à Tahiti, puis sur les traces des accidents par mines, dans le monde entier, pour Handicap international. Désormais, elle conclut sans trembler, y compris contre les autorités de santé. Directrice du Registre des malformations en Rhône-Alpes (Remera), elle a révélé l’affaire des « bébés sans bras » qui a éclaté fin septembre. Des études épidémiologiques ont mis en évidence, dans trois localités rurales, un nombre anormalement élevé de cas de malformations congénitales chez des bébés, des agénésies transverses des membres supérieurs : à ces enfants manquent des bras, des mains, des avant-bras. Aujourd’hui, huit cas ont été recensés autour du village de Druillat, dans l’Ain, entre 2009 et 2014, et, plus récemment, quatre cas autour de Guidel dans le Morbihan, et trois autres vers Mouzeil, en Loire-Atlantique.

Des attaques et des soutiens

Dans l’Ain, l’ex-IDE a lancé l’alerte dès 2011 : « Un médecin généraliste nous a prévenus de la naissance de trois bébés sans bras autour d’un village, c’était trop. C’était un signal, on ne pouvait pas rejeter l’hypothèse que cela ne soit pas dû au hasard. » Depuis, d’autres bébés sans bras sont nés dans l’Ain, autour de Druillat, et deux foyers ont été identifiés dans l’ouest de la France. « Ces phénomènes identiques ne peuvent être dus au hasard, affirme l’épidémiologiste. Dans l’Ain vont arriver huit enfants sans bras dans un seul collège. En Loire-Atlantique, une institutrice de maternelle en a vu arriver trois, alors que cette malformation concerne habituellement une naissance sur 10 000. »

Emmanuelle Amar a découvert le monde des malformations frontalement, comme IDE, en assistant des femmes lors d’interruptions médicales de grossesse. C’est sans doute pour cette raison qu’elle a tant d’empathie pour les familles : « Certains bébés sans bras n’ont pas été repérés à l’échographie. Les parents n’étaient pas préparés à la naissance. Certains pères ont perdu connaissance… » L’ex-IDE a fait face à l’indifférence, puis à l’hostilité de Santé publique France, qui a conclu dans un rapport rendu en octobre que les sept cas de l’Ain n’étaient pas « significatifs ». Auquel ont répondu, dans le Monde, un bio-statisticien et deux mathématiciens, qui ont brocardé d’« incompréhensibles » erreurs de calcul(1). Emmanuelle Amar a également dû faire face à des attaques personnelles. Selon la médecin épidémiologiste Ségolène Aymé, qui a dirigé un registre des malformations dans les années 1980 et depuis retraitée, elle n’aurait pas « les compétences scientifiques nécessaires pour interpréter les données ». Autrement dit : Emmanuelle Amar est certes épidémiologiste, détentrice d’un master en santé publique… mais n’est pas médecin ! Elle a cependant pu compter sur le soutien indéfectible des Hospices civils de Lyon, ainsi que des professeurs de médecine et praticiens membres du conseil scientifique du Remera, qui ont pris fait et cause pour elle : « Le fait qu’Emmanuelle Amar soit par ailleurs IDE, métier qu’elle a exercé pendant plusieurs années, ne nuit en rien, que l’on sache, à l’exercice de ses compétences en épidémiologie. »

De nouveaux risques à prendre en compte

Revirement à 180° de la part d’Agnès Buzyn, le 21 octobre : elle annonce qu’elle relance une enquête de Santé publique France, avec une autre méthodologie, et que les subventions du Remera sont maintenues (elles avaient été supprimées en 2017, les lettres de licenciement des salariés étant même parties). Pour Emmanuelle Amar, les autorités de santé n’ont pas pris leurs responsabilités : « Depuis 2011, il n’y a eu aucune recherche sur les causes de ces malformations, aucune mesure de prévention n’a été mise en place. » Elle constate un « défaut d’organisation de la surveillance pour faire face aux risques environnementaux. Santé publique France a été fondé pour surveiller le risque infectieux, et n’est toujours pas armé pour faire face aux nouveaux risques liés à notre environnement. Ils n’ont pas les compétences sur les malformations. Mais alors, qu’ils écoutent ceux qui en ont ! » Voici la leçon que tire l’ancienne infirmière : « Il faut se former toute sa vie. Quand on a l’impression d’avoir fait le tour d’un sujet, il faut s’asseoir à nouveau sur les bancs de l’école pour réaliser qu’on a beaucoup à apprendre. »

1- « Enfants sans bras : les mauvais calculs de Santé publique France », Le Monde, 16 octobre 2018.