La qualité des transmissions, orales ou écrites, est essentielle pour la sécurité des soins. Mais en a-t-on suffisamment conscience ? Jérôme Cros, anesthésiste réanimateur au CHU de Limoges (87) et auteur d’un livre sur la phraséologie médicale (1), en rappelle les enjeux.
L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Le milieu de la santé est-il plus enclin à utiliser un « jargon » spécifique par rapport à d’autres professions ?
JÉRÔME CROS : Je ne crois pas que ce soit spécifique au monde de la santé, c’est plutôt spécifique à notre époque où tous les secteurs et milieux professionnels ont tendance à se complexifier et l’on voit apparaître de nombreuses surspécialisations. C’est ce que décrit très bien Christian Morel dans son dernier ouvrage, Les Décisions absurdes III, où il compare les organisations à des tours de Babel linguistiques et techniques au sein desquelles différentes strates, jusque-là peu en interaction, sont désormais appelées à travailler ensemble. Les gens ont du mal à se comprendre parce qu’ils utilisent des langages différents au sein d’un même milieu. Cette observation réalisée dans l’industrie automobile est tout à fait valable dans la santé, où le jargon tend à se surspécialiser car le soin s’est complexifié.
L’I. M. : Ce vocabulaire spécifique a-t-il une fonction particulière ?
J. C. : C’est assez fondamental de partager les mêmes mots. Si on ne s’est pas mis d’accord avant, s’il n’y a pas de convention sociale ou professionnelle autour des mots, cela veut souvent dire qu’il n’y a pas de regard commun sur les idées et les concepts. Ce langage est finalement la condition sine qua non du succès de l’interaction entre professionnels.
L’I. M. : Quels sont les enjeux derrière cette question des mots ? En quoi faut-il être vigilant ?
J. C. : Nous sommes confrontés à un problème épidémiologique d’ampleur, largement sous-estimé dans l’esprit des soignants : l’erreur médicale, en tout cas la non-optimisation du soin. Aux États-Unis, on estime qu’elle est responsable de 440 000 morts évitables par an. C’est la troisième cause de mortalité, toutes causes confondues. Un autre chiffre parlant : sur les 250 millions d’opérations par an dans le monde, on considère que 0,5 à 1 % (soit 2,5 millions de personnes) meurent en péri-opératoire. L’enjeu est donc colossal. Or, on sait que, parmi les nombreuses causes d’accident, toujours complexes à analyser, on trouve de manière récurrente au moins une fois la communication.
La question est donc de savoir comment on fait pour éviter ces erreurs et aller vers une culture de sécurité. On s’est beaucoup inspiré des outils de l’aviation, un monde ultra sûr, comme la check-list, la formation par la simulation, les retours d’expérience, et dernièrement, les boîtes noires testées au Canada dans des blocs opératoires pour analyser des accidents chirurgicaux… Un seul n’a pas été transféré à la santé, c’est la phraséologie. En aviation, on a mis au point des règles très précises de communication après avoir analysé des accidents. Par exemple, dans un cockpit, on ne dit pas “oui” ou “non” car cela peut être ambigu, on dit “affirmatif” ou “négatif”. Si la phraséologie fait partie des solutions pour réduire les risques, c’est donc qu’elle est fondamentale.
L’I. M. : Et dans le monde de la santé, existe-t-il des recommandations, notamment de la Haute Autorité de santé (HAS) ?
J. C. : Sur son site, on trouve un outil phare qui a prouvé son efficacité, appelé Saed (2). C’est une traduction de l’acronyme anglo-saxon Sbar, une méthode préconisée depuis huit ans pour standardiser le langage médical au niveau international. Pour l’instant, cet outil n’est pas encore enseigné partout et nécessite d’être approfondi car on peut aller encore plus loin.
L’I. M. : Faut-il créer un code, un langage de toutes pièces ?
J. C. : Si vous créez un code et voulez l’appliquer à tout le monde, vous risquez de défaire ce qui marche déjà. Je propose dans mon ouvrage que chacun commence par élaborer ses propres règles. L’idée est que cela ne vienne pas forcément de l’autorité mais plutôt des équipes. Par exemple, la check-list a été imposée de façon un peu descendante et cela n’a pas été toujours bien accepté. On n’est pas prêt à se plier à quelque chose d’aussi strict et rigoureux que ce qui se fait dans l’aviation. On pourrait d’abord former les gens, pour qu’il y ait une prise de conscience, et proposer progressivement des solutions. Peut-être commencer par des moments clés plus à risque, où l’on va choisir la façon dont on communique. Par exemple, en réanimation, le moment de l’intubation d’un patient. L’intérêt, c’est que cela ne coûte rien en termes d’investissement. Et, cerise sur le gâteau, quand on se parle bien entre soignants, qu’on évite les sous-entendus, les non-dits ou les erreurs évitables, on peut probablement améliorer le bien-être au travail.
1- Jérôme Cros, Mieux communiquer entre soignants : un enjeu majeur de sécurité, Guide de phraséologie médicale, Arnette, JLE, 2018.
2- Situation, antécédents, évaluation et demande. Dans l’ordre, quand on doit communiquer un message, on commence par donner la situation, quel est le signe d’appel, qui est le patient, où est le patient, qui est l’appelant et qui est appelé.
On a beau travailler dans le même milieu, les codes, abréviations et autres acronymes nous tendent des pièges et posent parfois un problème de compréhension entre les soignants. Quelques exemples…
→ Dans l’activité infirmière en général
Ces termes sont couramment utilisés avec les patients (et leur famille) pour toutes sortes de pathologies.
• L’interne va venir vous voir : c’est un étudiant en médecine qui va évaluer le patient.
• Je vais vous faire un ECG : on enregistre, grâce à des électrodes, l’activité cardiaque d’un patient.
• Il faut faire une BU : la bandelette urinaire est un outil qui permet d’analyser rapidement les urines d’un patient en lui demandant d’uriner sur une tigette.
• Il faut lui faire une ASP : faire une radio des intestins pour contrôler généralement le transit (abdomen sans préparation) d’un patient.
• Il faut revoir votre posologie : revoir la prescription médicale, le nombre de traitements à donner par prise dans la journée.
• Je vais vous faire un BS : réaliser une prise de sang.
• Il faut faire un HGT : test qui permet de détecter le glucose dans le sang rapidement grâce à un prélèvement d’une goutte de sang au bout du doigt.
• Je vais vous perfuser : perfusion de médicaments ou d’autres produits introduits par voie veineuse.
• Le traitement est en IV : le médicament est en voie intraveineuse (en perfusion).
• Le traitement est per os : traitement par voie buccale.
• Il y a eu un delta charlie : un décès (DC).
• Poser une voie : perfuser.
• Il y a un PC sur TC après AVP : perte de connaissance sur traumatisme crânien après accident de la voie publique. Typiquement, ce langage peut être incompréhensible pour une étudiante en soins infirmiers.
• On va faire une étude à deux bras : pour une recherche clinique, on effectue un essai sur deux groupes de participants. Cette expression peut déstabiliser le patient.
• Parler en « cc » plutôt qu’en « ml ».
→ Des mots à double sens
• BAV : baisse d’acuité visuelle, en ophtalmologie, ou bloc auriculo-ventriculaire, en cardiologie par exemple.
• Il est en hypo : hypotension artérielle ou hypoglycémie, selon le contexte du moment.
• L’AS va passer vous voir : l’assistante sociale ou l’aide-soignante, selon le contexte.
• TA : tension artérielle ou tentative d’autolyse. À l’arrivée d’un polytraumatisé dans un service de traumatologie, lors de la transmission, une IDE peut être déstabilisée par l’abréviation TA : quel rapport entre la tension artérielle et de multiples fractures ? !
• Il fait un ou une DT : selon le secteur, delirium tremens ou détresse respiratoire.
• Avoir une ou un IM : injection musculaire ou infarctus du myocarde, selon le contexte.
→ En psychiatrie
Ces termes sont utilisés principalement entre soignants, mais aussi parfois avec des patients qui sont pris en charge sur le long terme.
• On va vous mettre en « iso » : patient mis dans une chambre en soins intensifs, sous surveillance rapprochée.
• On va vous prescrire des « neuro » : patient à qui on a prescrit des neuroleptiques.
• Ce patient décompense : terme utilisé lorsqu’un patient est en phase aiguë d’une pathologie. On l’emploie aussi dans d’autres domaines que la psychiatrie : décompensation du diabète, de la pathologie rénale…
• Un patient OH : patient qui a des problèmes liés à l’alcool.
• Un patient MD : patient bipolaire (car, anciennement, maniaco-dépressif).
• Le PH va venir : praticien hospitalier, psychiatre responsable des prises en charge à ce moment-là.
• On va vous faire une IM : faire une intramusculaire (une injection généralement dans le muscle du grand fessier).
• Vous êtes sous NAP : sous neuroleptique à effet prolongé, qui ne nécessite qu’une injection intramusculaire de temps en temps.
• Vous êtes en SL : un patient hospitalisé en soins libres peut partir quand il veut.
• Vous êtes en SDT ou en SDRE : patient hospitalisé en soins à la demande d’un tiers ou en soins à la demande d’un représentant de l’État. Ne peut quitter l’hôpital sans avis médical.
AVEC LA COLLABORATION D’ALEX OLLIVIER, MARINE PAPAIL ET SYLVIE GERVAISE