L'infirmière Magazine n° 401 du 01/02/2019

 

HANDICAP PSYCHIQUE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

LAËTITIA BONNET  

Près de Bordeaux, le centre de réhabilitation psychosociale de la Tour de Gassies a mis en place un atelier d’impression 3 D auquel participent des patients psychotiques, qui créent des objets techniques pour des personnes souffrant d’un handicap physique. Un projet qui permet à chacun de gagner en autonomie.

Les imprimantes 3 D du centre de réhabilitation psychosociale (CRPS) de la Tour de Gassies, à Bruges, dans l’agglomération bordelaise, tournent à plein régime en ce mercredi après-midi. Les patients participant à cet atelier s’affèrent autour des ordinateurs et des imprimantes. Les machines déposent des couches de matière dans un doux brouhaha pour former des tubes. Atteints de troubles psychiques – bipolarité, schizophrénie – mais stabilisés, les patients conçoivent et impriment des prototypes personnalisés, comme un porte-stylo ou un support de téléphone, à destination des personnes physiquement handicapées du centre de médecine physique et de réadaptation (MPR) voisin. Le projet, créé en 2016, associe en effet les deux structures. Il a été initié par le Dr Geoffroy Couhet, psychiatre responsable du pôle de réhabilitation psychosociale, passionné d’informatique et fasciné par l’impression 3 D.

Il a vu dans cette technologie un outil médiateur innovant et ludique pour travailler avec des patients. Réfléchissant aux liens possibles entre soins psychiatriques et physiques, il a sollicité le MPR dans l’idée de créer une équipe pluridisciplinaire – regroupant ergothérapeute, assistante sociale, infirmier et médecin – et de faire fabriquer par des patients psychotiques des prototypes individualisés répondant à une pathologie physique. En pratique, l’ergothérapeute du MPR évalue les besoins de « ses » patients et transmet ces informations à ceux du CRPS, qui vont modéliser les pièces demandées, les imprimer, les tester et les livrer au MPR.

Un sentiment d’utilité retrouvé

Situé sur site, l’atelier « G3D » (pour « Gassies 3 D ») est ouvert tous les jours – sauf le vendredi – et animé par Lionel Delort. Dans une salle, plusieurs ordinateurs permettent aux patients de modéliser des pièces sur un logiciel en open source (logiciel libre). Elles prendront forme dans la pièce adjacente, où cinq imprimantes 3 D sont à disposition. Les patients ont reçu une partie d’entre elles en kit et les ont montées – ce qui leur permet de comprendre le mécanisme et de pouvoir les réparer si besoin. Devant un écran, Mikhael, très assidu depuis la création de l’atelier, explique le processus. « Avec le logiciel de modélisation en ligne, il est possible de sélectionner des formes puis de les modifier. Le fichier est ensuite converti et exporté sur un autre logiciel pour choisir les modalités d’impression – le type de fil, plus ou moins souple, le remplissage de la pièce, la qualité d’impression et autres réglages. Puis, ce fichier est exporté sur une carte SD, que l’on met dans l’imprimante », résume-t-il, maîtrisant parfaitement le sujet.

Les objectifs de l’atelier sont divers : favoriser l’autonomie, s’intégrer dans un groupe de travail, collaborer, rencontrer, échanger avec d’autres personnes, prendre des responsabilités, des décisions, aider à repérer des compétences et en développer de nouvelles (manuelles, cognitives), lutter contre l’autostigmatisation et celle de l’extérieur… Et il fait partie intégrante du projet de soins individualisé, établi pour chaque patient du CRPS deux mois après son arrivée dans la structure. Réévalué tous les deux mois, il fixe un objectif concret pour le patient et les moyens mis en œuvre pour le réaliser – comme la participation à l’atelier. Une dizaine d’individus – âgés de 19 à 35 ans environ – peuvent ainsi bénéficier de vingt séances d’une heure chacune, renouvelables en fonction du projet. S’ils fréquentent l’atelier de façon informelle, les patients sont tous présents – autant que possible – le mercredi après-midi, jour où l’équipe fait le point sur les besoins en prototypes, les projets en cours et à venir. Chacun participe en fonction de ses compétences. « Cela me passionne, j’adore tout ce qui est lié à l’électronique. Ce qui me plaît le plus, c’est la maintenance, lancer les machines, résoudre les problèmes techniques. Cet atelier m’a beaucoup aidé à reprendre confiance, je me sens utile », confie Mikhael. À ses cotés, Mehdi, encouragé par ce dernier, s’est pris au jeu. Il vient une fois par semaine. « La modélisation me plaît vraiment. Je me sens plus à l’aise avec l’ordinateur qu’avec la machine d’impression. » Phylicia Chan-Po-Woo, infirmière du CRPS détachée tous les mercredis après-midi sur l’atelier, confirme : « L’un des buts premiers de cet atelier est de redonner aux patients confiance en eux, car ces maladies occasionnent une perte d’estime de soi. En se mettant en situation de travail de production pour répondre à des besoins sanitaires et aider concrètement les autres, ils se “renarcissisent”, ils se reconnectent à la notion d’efficacité personnelle. »

De la conception à la réalisation

Les patients ont conçu des crochets d’auto-sondage, des jetons et des tubes pour travailler la préhension, des fourches à clipser sur les joysticks des fauteuils roulants, un porte-stylet pour se servir d’une tablette, des plaquettes en braille… et même des masques qu’ils doivent livrer pour le carnaval de Bordeaux – une commande de la Ville. « Nous analysons les demandes du MPR pour vérifier si ces objets sont en vente sur le marché. Si c’est le cas, nous les achetons, nous ne pouvons pas plagier ce qui existe. Mais si un système n’est pas adapté au patient, nous concevons une pièce avec une dimension ou une utilisation particulière », détaille Adrien Duverger, ergothérapeute au CRPS. « C’est une fierté de pouvoir imprimer des pièces utiles pour d’autres patients. Nous essayons aussi d’innover et de concevoir de nouvelles choses, pour nous amuser », confie Christelle, qui participe à l’atelier depuis plusieurs mois. Elle gère plutôt la partie logistique, secrétariat. Elle a mis au point un système de classification pour répertorier toute la production et créé des numéros de lots, des bons de livraison et des fiches pour chaque pièce, afin que celle-ci puisse être produite en autonomie. Elle a gagné en confiance et en capacité de concentration. « Elle a aussi élaboré un tableau pour recenser les patients et sait désormais se positionner pour demander de l’aide, remarque Adrien Duverger. Cet atelier permet également de travailler l’interaction, la relation sociale, le fait de savoir détecter une émotion chez l’autre. »

Quel rôle pour l’infirmière ?

Accueillir un nouveau dans le groupe, lui transmettre les savoirs… L’intégration se fait en douceur. « Jefferson est là depuis quatre mois. Il a des difficultés à communiquer et reste en retrait du groupe. Il vit l’atelier à distance mais il est présent. De façon générale, si une phase d’angoisse arrive pendant l’atelier, on le repère. Nous proposons un entretien, essayons d’apaiser. Et si ça n’est pas gérable, le patient peut arrêter l’atelier le temps nécessaire », souligne Phylicia Chan-Po-Woo.

Lors de l’atelier, son positionnement est discret, mais elle s’assure que le patient a bien entendu la consigne, qu’il met en œuvre une stratégie pour l’accomplir. « Je réoriente vers le moniteur qui va réexpliquer les étapes si besoin. J’évalue la fatigue du patient également », ajoute-t-elle. Plus globalement, son rôle porte sur le soin et l’évaluation. « L’atelier m’aide à évaluer au fil des séances les interactions sociales, les habiletés motrices et cognitives de chacun. J’ai créé une grille d’évaluation spécifique. Je vérifie la stabilité clinique, je rassure aussi le patient », explique-t-elle.

Phylicia Chan-Po-Woo a travaillé dans l’unité d’admission de gestion de la crise du service psychiatrie de l’hôpital Charles-Perrens, à Bordeaux, puis à Brive-la-Gaillarde en réhabilitation psychosociale, avant d’intégrer le CRPS, en 2017. « J’ai vu des patients en crise aiguë à l’hôpital, où je me suis beaucoup interrogée sur le devenir de ces jeunes du même âge que moi. Ici, je vois des patients stabilisés. C’est positif, cela donne de l’espoir quant à une éventuelle insertion. Lorsque notre travail porte ses fruits, c’est également “narcissisant” pour nous », sourit-elle. L’atelier peut enfin être un tremplin vers l’insertion professionnelle. Mehdi, par exemple, a signé deux CDD et a aujourd’hui un CDI en vue dans une entreprise informatique en milieu ordinaire. Jean-Christophe a occupé un poste en lien avec la modélisation dans une entreprise d’informatique. Il a cependant dû arrêter car le rythme était trop soutenu et trop anxiogène pour lui..

Du soin à la collaboration

Sylvie Laporte, assistante sociale très intéressée par les nouvelles technologies, est également présente le mercredi après-midi. « Nous ne sommes pas dans un atelier occupationnel. Il y a des exigences, des engagements. Les patients sont très motivés. Ils sont reconnus par les équipes et par le prix que nous avons reçu (voir encadré p. 28). Le lien avec les soignants a évolué vers une collaboration. Après notre première réunion, j’ai eu l’impression d’avoir des professionnels en face de moi ! Ils nous apprennent des choses. Cela change notre regard : la maladie n’est qu’un aspect d’eux », analyse-t-elle. Elle souligne par ailleurs l’autonomie acquise par les patients. Au début, l’équipe accompagnait les patients du CRPS pour livrer les prototypes au MPR, dans un autre bâtiment. Désormais, ils s’y rendent seuls et discutent avec d’autres patients sur de potentiels besoins. En toute autonomie…

PRIX HÉLIOSCOPE-GMF

L’atelier 3 D Gassies récompensé

Le prix Hélioscope-GMF récompense depuis vingt ans des projets favorisant le décloisonnement et développant les initiatives en faveur du mieux-être des personnes hospitalisées. L’atelier 3 D de la Tour de Gassies a remporté, en mai 2018, le premier prix de l’édition 2018, avec une dotation de 7 500 €, qui permettra notamment d’acheter du matériel. « Ce prix est une belle reconnaissance pour les patients et les soignants. Il montre aussi au grand public que les personnes atteintes de troubles psychiques peuvent être utiles. Cela renforce la lutte contre la stigmatisation », a déclaré le Dr Geoffroy Couhet lors de la remise du prix.