QUAND TONNE L’ORAGE - L'Infirmière Magazine n° 401 du 01/02/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 401 du 01/02/2019

 

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À la télévision défilaient les images de la Grande Guerre. Dans les tranchées, la boue et le froid, les hommes attendaient, grelottant sous la pluie, recroquevillés les uns contre les autres. Les regards étaient vides, épuisés, suppliants. Soudain, sous la puissance d’un obus, des gerbes de terre avaient recouvert l’écran, dans le fracas silencieux de ce film muet, nous saisissant tous de stupeur. C’était il y a cent ans.

Je regardais et vivais, avec quelques patients, ces instants terrifiants quand, après l’explosion du champ de bataille, l’orage avait tonné dans le service. Dans le réfectoire, une table avait été retournée et des chaises jetées à terre. Blottie dans un coin de la pièce, Mme O. pleurait et gémissait des mots incompréhensibles.

En quelques minutes, j’allais d’un chaos à un autre. Cette patiente souffrait d’une schizophrénie résistante aux traitements et était parasitée par de nombreuses hallucinations. À cet instant, les voix qu’elle entendait avaient eu raison de son calme apparent.

Assis à ses côtés, j’essayais d’entrer en contact avec elle quand, subitement, elle avait pris mes mains et posé sa tête sur mon épaule. Aussitôt, j’avais été troublé. Comment gérer cette proximité physique ? Devais-je délicatement m’écarter ? La laisser se reposer contre moi ? Je repensais aux cours de l’école d’infirmières, à la distance thérapeutique dont on m’avait tant parlé, au regard de mes collègues. Puis mon esprit s’était évadé, très loin, un siècle en arrière. Soudain, j’étais un soldat des tranchées, terrorisé par la mort tout autour. Soudain, j’étais un enfant effrayé par les monstres la nuit, caché sous une couverture. Soudain, j’étais Mme O., envahie par des voix angoissantes. Et, comme ce soldat, cet enfant ou ma patiente, j’aurais aimé m’appuyer sur une épaule rassurante comme celle que j’offrais à cette femme en souffrance. Un peu plus tard, elle était apaisée et nous avions pu longuement parler. Puis, ma vieille collègue Germaine m’avait expliqué. « La distance décrite dans les livres est bien différente dans la réalité. Elle n’est pas figée et nous devons l’adapter à chaque situation pour le bien du patient. Tu as bien fait, Christophe. Mme O., qui en avait besoin, s’est appuyée sur toi, dans tous les sens du terme. » Depuis, je pense souvent à ma patiente, à ces soldats, et m’interroge. Ici ou là-haut, l’orage est-il enfin oublié ? Et cet enfant ? Peut-être est-il aujourd’hui devenu un infirmier qui offre son épaule.

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