Un peu à part dans cet univers, les infirmières sapeurs-pompiers ne sont mobilisées que pour des interventions où les victimes sont en situation potentiellement grave. Nous les avons suivies vingt-quatre heures dans une caserne à Thionville (Moselle).
Dans l’immense caserne thionvilloise, la soirée s’installe dans un calme étrange. Une partie des équipes est en intervention, ceux qui restent se retrouvent devant le bar de l’amicale, gardant un œil sur l’écran de communication. Élodie Oury s’installe dans l’un des fauteuils avec un soda. L’infirmière a rempilé pour quelques heures pour dépanner l’état-major, mais sa petite garde avance sans l’ombre d’une activité. La nuit dernière, la jeune femme de 29 ans n’a fait qu’une seule intervention, en début de soirée. Cela compensait un peu sa garde précédente, durant laquelle elle avait enchaîné sept sorties entre 20 h et 8 h. Son record.
Soudain, son bip s’agite. « Départ du véhicule de secours médical », annoncent le haut-parleur et l’écran, de concert. Sa boisson attendra. La brunette énergique part en trombe vers le standard de la caserne récupérer son ticket, la fiche lui donnant les premiers éléments de l’intervention. Une femme enceinte a fait une hémorragie sévère à la frontière luxembourgeoise. Marc Engelmann, son chauffeur pompier du soir, allume le gyrophare et avale la trentaine de kilomètres pour retrouver l’ambulance du centre d’incendie et de secours le plus proche, déjà arrivée. La compagnie de Thionville, qui regroupe plusieurs centres, ne dispose que d’une seule garde infirmière, appelée dès qu’une détresse potentiellement vitale est signalée, comme une hémorragie sévère, une perte de connaissance ou une détresse respiratoire.
Dans l’appartement du bout de la Lorraine, trois pompiers volontaires s’affairent auprès de la victime. Une petite flaque de sang barre l’entrée, près de la chaise où la jeune femme s’est assise. Les secouristes transmettent les premiers éléments qu’ils ont déjà pris. L’infirmière se penche, regarde la victime dans les yeux et lui pose quelques questions : « Quelle est la date de votre dernière échographie ? Que sentez-vous dans le bas-ventre ? Avez-vous déjà eu des contractions ? » La victime répond calmement, semblant un peu ailleurs, pendant qu’Élodie Oury lui prend tension, saturation, pulsation, glycémie. Soudain, la jeune femme s’effondre. Malaise vagal. « Aidez-moi à l’allonger », demande l’infirmière. Les quatre pompiers s’exécutent. Élodie Oury prend les commandes. Elle demande à voir le pantalon porté par la victime lors du début de la perte de sang pour évaluer l’hémorragie, réclame la mesure de la température corporelle et appelle le 15 pour faire son bilan au médecin régulateur. La victime sera transportée rapidement aux urgences obstétriques de Thionville, avec la jeune infirmière à ses côtés.
« Nous vivons des situations marquantes, par rapport à l’hôpital. Nous avons des relations fortes avec les patients, témoigne Yannick Max, référent infirmier au centre de Thionville. Quand tu vas chercher un motard au sol, il se crée un lien. C’est toi qui dois le rassurer. » Pourtant ce lien reste éphémère, ce qui devient parfois frustrant. « On ne sait pas ce qui arrive aux gens, une fois qu’on les a amenés à l’hôpital », souligne Yannick Max. Devant l’entrée des urgences, les pompiers s’attardent un peu. Besoin d’une cigarette, ou de parler pour décompresser. La victime a perdu beaucoup de sang, le terme n’est que dans trois mois. Les hospitaliers ne semblent pas très confiants. « J’aimerais avoir des nouvelles », confie Élodie Oury. De retour à la caserne, l’infirmière affiche sa disponibilité pour une éventuelle nouvelle intervention et rejoint la salle à manger pour partager une pizza avec ses collègues.
Sapeurs-pompiers, mais appartenant aux services santé, les infirmières sont un peu à part dans le monde des soldats du feu. Elles restent affiliées au véhicule de secours médical, ne sont pas déclenchées pour toutes les sorties et acquièrent d’emblée le statut d’officier. Alors Élodie Oury profite de chaque moment collectif pour s’intégrer pleinement à la vie de la caserne. Le dîner, mais aussi le sport du matin, les réunions, les manœuvres… elle participe à tout. « Je suis déjà montée à la grand échelle pour comprendre leurs conditions de travail. Et puis, on peut faire des sports collectifs ou aller courir. J’adore ! Ça renforce la cohésion », affirme-t-elle. En dehors de ses quatre gardes de douze heures par mois, Élodie Oury est infirmière libérale dans un cabinet partagé. Besoin d’action, manque d’adrénaline et partage des valeurs l’ont poussée à s’engager l’an dernier. La jeune femme était déjà jeune sapeur-pompier de 12 à 17 ans, mais avait mis la caserne entre parenthèses pendant ses études et ses premières années professionnelles.
Autour de la pizza, les vannes fusent, chacun en prend pour son grade. « Il ne faut pas être susceptible », sourit la jeune infirmière. Elle est la seule femme de la tablée. Il faut dire que les femmes ne représentent encore que 15 % des effectifs au niveau national, même si les services départementaux d’incendie et de secours (Sdis), et particulièrement celui de Moselle, travaillent à féminiser leurs troupes. La jolie jeune femme s’est donné une ligne de conduite dans ce monde très masculin : « Il faut garder la tête sur les épaules et être droite dans ses bottes, affirme-t-elle. Une réputation, ça se salit vite. »
Le dîner terminé, vers 22 h 30, l’infirmière lève le camp et rentre chez elle. Personne n’assurera la garde de nuit. Dix-huit infirmiers prennent des gardes à Thionville mais cela ne suffit pas pour assurer une rotation complète. Certains mois, les vacances, les formations, les maladies ou congés maternité font tomber les disponibilités au détriment des gardes de nuit.
Le lendemain, à 8 h 05, c’est le rassemblement de la garde. Buste droit, bras le long du corps, casquette bien positionnée, Dominique Donner assure la garde montante infirmière. À ses côtés se tient Thomas Stringaro, un nouvel IDE sapeur-pompier qui doit effectuer cent heures en doublure avant d’être autonome. Chaque équipe se voit confier un véhicule, celui de secours médical pour Dominique Donner et Thomas Stringaro. Puis c’est le moment du contrôle de la petite voiture à deux places, truffées d’armoires et de tiroirs à coulisses. À l’arrière, Thomas Stringaro vérifie l’ampoulier et les dates de péremption de l’adrénaline, du valium ou du glucose, pendant que Dominique Donner vérifie le fonctionnement du moteur, des sirènes et même de la porte du garage. Tout est passé au crible : le sac de pédiatrie, de ventilation, les médicaments, l’aspirateur de mucosité, les stupéfiants sous clé, les kits en cas de section d’un membre, d’accouchement ou d’accident d’exposition au sang… Il est 8 h 30. Tout est en ordre. Quelques minutes plus tard, une psychologue convoque la caserne pour sa thèse sur les ressentis des pompiers. Dominique Donner choisit de suivre le groupe. Le blond quadragénaire veut lui aussi participer à tout. « On doit s’intégrer dans un milieu qui ne nous connaît pas », explique l’infirmier sapeur-pompier depuis 1999. Puis c’est le temps du sport. Mêmes les services de santé se doivent d’être en bonne condition physique : eux aussi peuvent se retrouver à grimper les étages d’un immeuble avec le sac d’intervention sur le dos et le scope à bout de bras. Après trente minutes de vélo elliptique et du gainage, l’infirmier enchaîne avec du rameur… jusqu’au bip fatidique. Une dame a perdu connaissance dans un magasin de carrelage en zone commerciale. Le vent a rabattu la porte sur son doigt, elle s’est évanouie de douleur. Mais lorsque Dominique arrive, la victime a repris toute sa tête… Il faut même négocier pour l’amener aux urgences. Retour à la caserne. Les deux infirmiers garent leur voiture, se déclarent disponibles et Dominique Donner montre à sa doublure comment remplir le premier rapport, le rapport pompier. Il en aura un second à faire, le rapport médical. Mais le bip retentit de nouveau et les deux hommes reprennent leur course, direction un magasin de grande distribution. Une vieille dame, en PLS, attend dans un rayon. Perte de connaissance, petite plaie à la tête. Elle est transportée aux urgences.
De retour à la caserne, Dominique Donner n’a même pas le temps de s’asseoir qu’il doit déjà repartir. Et la journée va continuer ainsi, en quasi non-stop. Sept sorties dont une sans même avoir le temps de rentrer à la caserne. L’IDE doit notamment gérer deux crises d’épilepsie. Dans l’une d’entre elles, la victime a perdu le contrôle de son véhicule et s’est retrouvée au sommet du petit monticule. Lorsqu’elle récupère, la jeune femme panique : soudainement entourée d’inconnus baraqués, elle prend peur, s’ébat. Thomas Stringaro prend un coup de pied. Puis elle réalise sa crise, son accident… et la réaction de sa mère. Elle s’effondre. L’un des pompiers tente une grosse voix pour la calmer mais c’est l’effet inverse. Alors Dominique Donner applique tout son savoir-être d’infirmier, paumes ouvertes, voix posée. Il rassure et propose d’appeler la maman pour tout expliquer. Situation déminée.
Le cas le plus délicat de la journée : un homme en surpoids en insuffisance respiratoire chronique, déjà sous VNI (ventilation non invasive) mais en saturation. L’IDE augmente l’apport en oxygène, prend toutes les constantes et embarque avec la victime dans l’ambulance, après son bilan au 15. Mais sur la route des urgences, l’homme perd connaissance. Arrêt du véhicule et nouvel appel au Samu, qui envoie une équipe pour un examen médical et reprend donc la main.
18 h 30. Le bip ne sonne plus mais la journée se poursuit : il faut écrire tous les rapports. « Nous sommes dans une société très judiciarisée, nous avons de plus en plus de plaintes, souligne Dominique Donner. Nous travaillons en suivant des protocoles très précis, nous ne devons pas être mis en défaut. » Pas de relâchement donc. Jusqu’à 20 h. La journée aura été bien remplie.
En Moselle, le service départemental d’incendie et de secours (Sdis) recrute en moyenne 20 IDE par an, quand six démissionnent. Après un entretien, la future IDE sapeur-pompier suit une formation de quinze jours, répartis sur six mois, puis cent heures en doublure avec un infirmier confirmé. « Nous ne réalisons pas de sélection pendant l’entretien, c’est trop court, on ne pourrait juger, assure Jérôme Max, cadre de santé commandant. Mais durant la formation, les gens partent d’eux-mêmes si cela ne leur convient pas. » Aujourd’hui, le Sdis compte 149 infirmières sapeurs-pompiers en Moselle. Elles sont intervenues sur 5 676 interventions (sans médecin) et ont réalisé 1 800 actes de soins en 2018. Elles sont payées 11,52 € par heure.
« Nous demandons deux cent quarante heures par an, ce qui équivaut à un cinquième de temps complet. C’est un véritable engagement, cela demande du temps », confie Jérôme Max. L’infirmier en chef prend lui aussi une garde par mois. « Quand tu vas sur le terrain, tu vois les problématiques, si tes demandes sont adaptées ou pas. Ça te ramène les pied sur terre. »