À l’hôpital Cognacq-Jay de Paris, le service de soins palliatifs développe « Ma vie en mélodies », un programme innovant de musicothérapie expressément conçu pour les personnes en fin de vie.
De formation initiale littéraire, Quy Gontran, musicothérapeute de 36 ans, intervient comme vacataire à raison de quatre heures par semaine, le mercredi après-midi, à l’hôpital Cognacq-Jay, dans le XVe arrondissement de Paris. Au sein du service de soins palliatifs de cet établissement privé à but non lucratif, elle y déploie, depuis son stage de master 2 en création artistique réalisé en 2015-2016, un programme de musicothérapie qu’elle a conçu pour répondre aux problématiques rencontrées en milieu hospitalier par les personnes en fin de vie : souffrance physique et psychique, isolement, angoisse face à la mort imminente, difficulté à exprimer et partager les émotions.
« Autrefois, accouchements et décès se faisaient dans l’espace rempli de souvenirs qu’est la maison », relève Quy Gontran dans son mémoire professionnel de master en musicothérapie. Avec ses patients de soins palliatifs, elle s’emploie à réactiver un processus mémoriel qui stimule « la partie saine » de la personne, « contrairement au reste de l’hôpital qui constitue une armada centrée sur la maladie », note-t-elle. Pour ce faire, le programme « Ma vie en mélodies » s’articule en deux volets. Le premier, dit de biographie musicale, consiste à faire émerger chez le patient des récits de vie en lien avec la musique. Dans un second temps, patient et musicothérapeute écoutent ensemble les morceaux retenus.
« La question des goûts musicaux peut aider au choix des morceaux en cas de blocage », si, par exemple, une personne intimidée a besoin d’être rassurée sur le fait qu’il ne s’agit pas de tester d’éventuelles connaissances musicales, observe Quy Gontran. Mais le but n’est pas de bâtir une simple playlist : « La question n’est pas quelles musiques vous aimez, mais quelles musiques ont marqué votre vie ? Quels souvenirs gardez-vous en lien avec la musique, à quel âge, en quelles occasions, avec qui ? » En cas de trou de mémoire, le travail du musicothérapeute consiste à orienter la personne, à lui proposer des morceaux, mais « la plupart des êtres humains entretiennent un lien émotionnel avec la musique et il en reste quelque chose qu’on peut faire rejaillir », explique Quy Gontran.
Lors de la première séance, la musicothérapeute discute avec le patient, prend des notes de ses récits de vie et, en fonction des souvenirs, procède ensuite chez elle à des recherches pour trouver les morceaux évoqués. « C’est un travail titanesque car j’ai des patients de tous les pays. Une fois, l’un d’eux m’avait seulement donné trois mots d’une compilation japonaise ancestrale », se souvient-elle. À la séance suivante, la thérapeute, elle-même pianiste et violoniste, apporte la musique qu’elle a trouvée. Munie d’une enceinte connectée, elle propose alors au patient une écoute partagée des morceaux : « Si la personne a des émotions, elle peut les exprimer en présence de quelqu’un de neutre, sans que cela soit pesant pour l’entourage », souligne Quy Gontran. La soignante fait alors appel à la qualité de présence du patient pour une écoute empathique de la musique dans le recueillement, la joie ou la rêverie, en fonction des souvenirs rattachés à chaque mélodie.
Si le protocole est conçu en adéquation avec la dégradation physique du malade et nécessite une adaptation constante, les deux séances du programme, d’une durée de trente à quarance-cinq minutes chacune, sont en général espacées d’une semaine. « Cela peut paraître court, mais quand une personne est à l’article de la mort, on peut faire beaucoup de choses dans ce temps imparti, car chaque minute compte », note Quy Gontran. En fonction de la fatigue du patient, de sa qualité de présence, de son pronostic vital, les séances peuvent être rapprochées.
Le choix des bénéficiaires du programme « Ma vie en mélodies » se fait en équipe pluridisciplinaire. « En théorie, tout le monde pourrait en bénéficier, mais il n’y a pas assez d’heures disponibles, donc la priorité va aux patients les plus en difficulté », indique Quy Gontran. La musicothérapeute participe aux réunions de transmissions orales du service de soins palliatifs avec le chef de service, les médecins, psychologues, kinés, infirmières et aides-soignantes. « Nous décidons ensemble quels sont les patients pour lesquels le programme sera le plus bénéfique. »La musicothérapie n’est contre-indiquée que pour un seul type de patients, pointe-t-elle : ceux qui n’apprécient pas la musique, mais ils sont rarissimes. « Même avec les personnes souffrant de surdité, on peut travailler en musicothérapie, insiste-t-elle. Dans ce cas, on travaille sur les vibrations, avec une approche différente, plus corporelle. »
Une fois les candidats identifiés par l’équipe pluridisciplinaire, il faut bien sûr recueillir l’accord des patients et nouer rapidement avec eux l’alliance thérapeutique : « Quand je pénètre dans la chambre, raconte Quy Gontran, j’évalue la capacité du patient à profiter du programme sur le plan cognitif. S’il est déjà épuisé, s’il ne peut plus parler, je vais plutôt m’orienter vers une relaxation musicale. » Parfois, le patient peut être amené à refuser une séance car il a de la visite et préfère se consacrer à ses proches. « Mais s’il est d’accord, poursuit Quy Gontran, on peut quand même travailler sur la biographie musicale, en y associant les visiteurs. Je ressors rarement bredouille. »
S’agissant des familles, la thérapeute rencontre tous les cas de figure. Certains proches sont curieux du programme, et même soutenants, d’autres plus réticents. Certaines familles se montrent hostiles à la démarche alors que le patient lui-même est très volontaire. Lorsque des parents sont inclus dans la biographie musicale, ils en sont souvent très heureux : « Elle fait ressurgir tout ce qu’ils avaient oublié, des morceaux de vie, des histoires de famille, des souvenirs communs », énumère Quy Gontran. Par les écoutes communes, les discussions qu’elle suscite, elle est propice aux échanges intrafamiliaux, là où le contexte de fin de vie, douloureux et vertigineux pour tous, empêcherait parfois la communication.
Pourtant, insiste Quy Gontran, « Ma vie en mélodies » est un soin qui s’adresse en premier lieu au patient mourant. Sa vocation thérapeutique est bien d’améliorer la qualité de vie de la personne, en détournant son attention de la douleur physique et psychique. La matérialisation du programme par l’élaboration d’un CD remis au patient prend ici tout son sens. Composé au choix de chansons ou de mélodies sans paroles, il comprend jusqu’à sept pistes - pour les grands mélomanes, précise Quy Gontran - que la musicothérapeute essaie de regrouper en « musiques douces d’une part, et rapides d’autre part, pour qu’il n’y ait pas trop de variations émotionnelles ». D’un patient que les chants grégoriens font “vibrer” à cet autre qui verse quelques larmes sur Driving in the last spike, de Genesis, les morceaux choisis sont éclectiques, à l’image des goûts des personnes et des tranches de vie que les mélodies leur remémorent. Le patient peut ensuite écouter son CD à sa guise, pour s’endormir, pendant la toilette, les soins ou les temps de repos. Le CD est également au service de l’équipe soignante car le souvenir de la joie ou de la sérénité associées à chaque morceau apaise et détend : aucun patient n’a jamais associé de souvenirs malheureux à sa biographie musicale, constate Quy Gontran. Véritable passerelle entre le patient et les autres soignants, la musicothérapeute contribue ainsi à la prise en charge et à la compréhension du parcours de toute une vie. « Les médecins me demandent comment j’ai trouvé tel patient. Je peux être amenée à consigner dans le dossier médical les éléments thérapeutiques du récit de vie susceptibles d’améliorer la qualité des soins en fonction de la pathologie », témoigne Quy Gontran, qui, une fois par an, prodigue des séances de musicothérapie au personnel des soins palliatifs pour que les soignants soient mieux à même d’en parler.
Après le décès, si le patient en a décidé ainsi, la famille récupère le support. « Cet objet permet de créer un lien entre nous et la famille ; les familles l’utilisent souvent lors des levées de corps, lors des obsèques : c’est quelque chose sur lequel ils s’appuient en souvenir de leur proche », témoigne Constance Le Sueur, infirmière en soins palliatifs à l’hôpital Cognacq-Jay, dans une vidéo de présentation du projet, tournée à l’occasion de la sixième édition des Trophées de l’innovation de la Fehap (Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs), dont « Ma vie en mélodies » a été lauréat en 2016. Le CD peut aussi être utilisé par le prêtre pour les défunts qui n’ont pas de famille.