L'infirmière Magazine n° 404 du 01/05/2019

 

EXPRESSION LIBRE

Stéphane Moiroux  

Infirmier en établissement médico-social, dans le canton de Genève, membre du comité de rédaction de L’Infirmière magazine

Parmi les concepts de « ressources humaines » à la mode, le mot « agilité » se dégage ces dernières années. Agilité de l’organisation, agilité des esprits, agilité des processus… L’entreprise moderne se doit d’être agile ou de mourir. Évidemment, l’univers de la santé n’est pas épargné par cette évolution managériale.

Feuilletons notre bon vieux Larousse. L’agilité y est définie comme une légèreté, une souplesse dans les mouvements du corps : « l’agilité d’un acrobate ». C’est beau, c’est frais.

L’infirmier est un acrobate. Nous le vivons tous. Un soin, un dossier, les pleurs de patients, une négociation au téléphone, un soin, une sonnette, un soin, un café (enfin !), un dossier, une prise de bec avec le nouvel interne… Bref, cette chronique pourrait être remplie que nous ne serions pas encore à l’heure de la pause. Ces acrobaties-là, nous ne les connaissons que trop bien. Alors, imaginons maintenant un instant notre institution devenir « agile ». L’infirmier contorsionniste évolue au sein d’une boîte acrobate. Tout cela devient scabreux… et entre la chute et le numéro d’équilibriste, le fil est tendu.

Cette situation, une fondation de ma région l’explore actuellement. Le statut d’Ehpad ne suffisant plus à répondre aux besoins de la population, il a été décidé de construire des logements adaptés aux personnes âgées dépendantes. Ces appartements se disposent autour d’une unité de court séjour, nouveau centre névralgique de l’activité infirmière du bâtiment. Les équipes seront amenées à suivre tout à la fois des patients en situation de soin aiguë, des clients à leur domicile (prestataires de soins à domicile) et des résidents en Ehpad. La fondation « agile » s’adapte aux besoins des bénéficiaires, les équipes « agiles » feront de même.

Être infirmier au sein d’une entreprise « agile » est un exercice étonnant. Il s’agit non seulement de jongler entre les activités et tâches habituelles (qui ne vont pas en diminuant), mais aussi entre des responsabilités et projets, tous plus différents les uns que les autres. Ce passe-passe artistique est épuisant. Le cerveau s’ajuste constamment… le temps prend une autre dimension. Cet argumentaire ne plaide pas en faveur de l’agilité, et pourtant. Une organisation agile, c’est aussi une entreprise qui est censée écouter les besoins de ses employés, permettre la souplesse des processus, laisser l’opportunité à chacun de déterminer soi-même une partie des décisions, voire l’orientation de la structure tout entière. Et cela est motivant. Mais surtout, ce type de fonctionnement convient-il à tous les professionnels, à tous les infirmiers ? Certains profils seront en phase avec cette réorganisation de leurs conditions professionnelles, d’autres pourront être mis à mal dans ce modèle.

La fondation en question a fait le choix de construire son nouveau projet sur la base du volontariat. Les soignants savent où ils vont et le souhaitent ardemment. Cependant, cela sera-t-il toujours le cas ? Ce modèle deviendra-t-il une norme à laquelle les infirmiers devront se plier ? Quels seront alors les infirmiers acrobates à glisser du fil tendu ?