L'infirmière Magazine n° 405 du 01/06/2019

 

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

FABRICE DIMIER  

Les « street medics » secourent les blessés en première ligne des manifestations. Depuis le début des revendications des Gilets jaunes, ces groupes spontanés se sont multipliés. Un monde disparate mêlant soignants et volontaires, militants ou apolitiques, n’hésitant pas à prendre des risques. Nous avons suivi Sovann, infirmier.

Il est 13 h et la place de la Nation s’emplit. Les manifestants peaufinent leurs slogans, accordent leurs chants. À la sortie du métro, Sovann ne cherche pas longtemps avant d’apercevoir son groupe. Les Street Angels sont facilement distinguables dans la marée des Gilets jaunes, avec leurs tee-shirts blancs ornés d’une croix rouge dessinée à la hâte. Rémi, son binôme, est déjà là. Ana les rejoindra plus tard. Ce rendez-vous hebdomadaire des Gilets jaunes est devenu une mission bénévole tout aussi régulière pour le jeune infirmier. C’est sa 19e manifestation aujourd’hui. Après quelques échanges amicaux, les deux secouristes font un rapide état des lieux du matériel. Sovann ouvre sa trousse. Sérum physiologique, Bétadine, compresses, bandages, sparadraps, pansements, spray froid, couverture de survie, Maalox, ciseaux, civière souple, tensiomètre, saturomètre… Chaque secouriste se procure le matériel à ses frais. Le montant total peut avoisiner 200 à 350 €. Un investissement non négligeable, auquel s’ajoute le coût des équipements de protection individuelle (EPI) : masque à gaz, lunettes de ski, casque de vélo ou de skate. « Le plus important, c’est avant tout de se protéger », rappelle l’infirmier, en soulevant son sac médical qui pèse pas loin de dix kilos.

Militantisme et/ou bénévolat ?

Ana, qui vient de les rejoindre, dispose d’un simple brassard qu’elle porte lorsqu’elle le juge opportun ; elle préfère se fondre dans la masse. Elle fait partie des street medics et de ceux qui ont introduit cette pratique d’auto-défense collective en région parisienne, quelques années plus tôt, lors de la Loi Travail. Les street medics, issus des milieux radicaux et autonomes, forment le groupe le plus ancien en France (cette appellation a ensuite été adoptée par tous les groupes de secouristes bénévoles, même les plus neutres).

Si Ana est avant tout une militante, Sovann, lui, se définit plutôt comme un secouriste devenu activiste après la confrontation au terrain. « Aux manifestations des Gilets jaunes, au départ, j’y suis allé sans me sentir plus concerné que ça », reconnaît le jeune homme, alors que le cortège se met en marche. « En voyant tous ces blessés, j’ai constaté un fort besoin de prise en charge. Je suis revenu avec quelques compresses. Mais, devant les violences policières, en voyant le nombre de victimes, là, je suis devenu militant », nuance-t-il.

Un parcours plutôt classique chez les nouveaux medics à pied d’œuvre lors des manifestations des Gilets jaunes. Parmi ces secouristes plus neutres, on distingue nombre de petits groupes formés spontanément (Secours aux citoyens, Premiers secours jaune, Street Angels, Blue Medics…). Ils sont pour beaucoup constitués de personnes travaillant, de près ou de loin, dans le secteur médical/paramédical, la majeure partie étant âgée de 25-35 ans. Sovann, quant à lui, peut faire valoir sa récente expérience professionnelle d’infirmier. Diplômé depuis un an, cet ancien chef de maraude à la Croix-Rouge a toujours eu la fibre sociale. Parmi ses diverses expériences, en soins de suite et de réadaptation (SSR), en rééducation, en psychiatrie, en chirurgie, celle en salle de réveil a été décisive. L’urgence et les soins techniques ont fait naître une vocation. « Le savoir-faire, maîtriser ses émotions, sa peur, la mise à l’épreuve m’ont plu », reconnaît Sovann. L’action, l’urgence et le social : trois clefs de la fonction de medic.

Apprendre à connaître le terrain

Malgré ses dispositions et sa formation, le terrain des manifestations a nécessité pour Sovann un réel apprentissage. « J’ai rencontré d’autres soignants bénévoles. J’ai appris ainsi, auprès des plus expérimentés, avec l’aide d’Ana notamment », explique Sovann. C’est l’usage de ces groupes formés spontanément, dont les binômes ou trinômes se constituent au fil des premières rencontres. « La première fois que j’ai vu Sovann et son groupe, c’est vrai que j’ai eu un peu peur pour eux. Ils ne connaissaient pas le terrain et n’avaient pas les réflexes nécessaires pour être en sécurité ou analyser correctement la situation », reconnaît celle-ci. D’ailleurs, « les street medics dispensent quelques formations aux premiers secours (street medic formation), évacuations avec ou sans brancard, déplacements collectifs… Nous renvoyons aussi vers les formations premiers secours de la Croix-Rouge et de la Protection civile. Mais le terrain est essentiel pour comprendre et intégrer les nombreux cas de figure, corriger ses déplacements, mieux anticiper, agir en sécurité », explique Ana, elle-même blessée à plusieurs reprises (côtes fêlées, plaies aux jambes dues à une grenade de désencerclement…).

Le cortège arrive place de la Bastille. Rémi et Sovann cherchent un point pour se poster. L’abribus sera parfait. Visibilité sur un large champ, les deux medics savent qu’ils peuvent ici être protégés et protéger une éventuelle victime pendant les soins. Pour l’instant, le cortège est stationné mais l’ambiance est conviviale. Il n’empêche. Rémi sort sa longue vue, observe le flux et les forces en présence. « La connaissance des moyens et techniques d’action des différentes forces de l’ordre est essentielle, poursuit Ana. Quelles armes ? Quel fonctionnement ? Chaque unité a une tactique, un placement collectif. Képis ou casque ? Visière montée ou descendue ? Ces indications permettent d’anticiper les charges. »

Les deux secouristes visualisent aussi où se trouvent les ressources médicales à qui remettre les blessés une fois les premiers soins effectués : pompiers, Protection civile, Croix-Rouge. Car leur fonction, officieuse, se limite aux premiers soins et se veut complémentaire du travail des secours officiels, dont la présence au cœur des manifestations n’est pas possible. Calme plat pour l’instant. Les medics communiquent avec leur trinôme, par talkie-walkie. Ana les rejoint. Cela pourrait chauffer bientôt selon elle. Sa connaissance des milieux dits « alternatifs » est utile. Elle a repéré des groupes connus pour être violents. Arrivée place de la République, le terminus de la manifestation. Il reste deux heures avant la dispersion. Deux longues heures. Les forces de l’ordre placent un périmètre large autour de la place. Le face-à-face va durer.

Soins en zone dangereuse

Les medics restent au centre de la place. Les petits groupes de soigneurs se retrouvent. Des Gilets jaunes amènent un militant en pleurs après un jet de gaz lacrymogène à bout portant. Sovann lui pulvérise un mélange de Maalox et d’eau (la « bobologie » la plus courante en manifestation pour soulager les brûlures oculaires engendrées par les gaz). Le cordon de CRS se resserre au fil des minutes. Les projectiles, bouteilles de verre, fusent en tirs tendus vers les policiers, mais blessent souvent des manifestants non casqués. Les face-à-face se durcissent. Un départ de feu volontaire agite la foule et les forces de l’ordre.

Sovann et Rémi, rejoints par leur collègue Rayan, ont enfilé leurs masques à gaz et se placent en première ligne entre la foule agitée et les policiers. Premières charges. Tension. Sovann lève les mains pour justifier son statut et évite une charge violente des forces de l’ordre. Malgré la neutralité affichée et les tee-shirts ostensibles, beaucoup de medics subissent au même titre que les manifestants les violences et confiscations des forces de l’ordre. Il y a quelques mois, Sovann a dû soigner un collègue à lui, victime d’un arrêt cardio-respiratoire après une perte de connaissance dans un nuage de gaz lacrymogène.

Les trois medics suivent le premier cordon, courageusement, esquivent une nouvelle charge. « La difficulté, c’est que dans ces moments, tu dois te déplacer a contrario de ce que te dit ta raison, qui te dicte de te mettre en sécurité », explique Sovann. « Medics, medics ! » crient des manifestants en montrant un homme à terre. L’infirmier court vers le jeune homme, victime d’un coup d’extincteur dans les côtes. Il a le souffle coupé. L’infirmier palpe la zone afin de chercher une éventuelle inflammation. Le jeune homme regarde par-dessus son épaule pour s’assurer qu’il est protégé, car les charges continuent un peu plus loin. C’est la crainte des medics et l’une des grosses difficultés de leur tâche : devoir soigner dans une zone encore dangereuse. Des cordons se forment autour des blessés. Sovann se souvient d’un soin prodigué sur une victime d’un tir de flash-ball reçu à bout portant au niveau du cœur. « Je craignais le pneumothorax. Il me fallait du temps. Nous n’en avions pas. Les CRS gazaient le cordon formé par les manifestants qui nous permettait de protéger les blessés. Le cordon a craqué et je me suis retrouvé face aux CRS avec un gars en urgence vitale. »

Dans ces conditions, proches de la médecine de guerre, il leur faut parfois vite évacuer. « C’est la technique du “pick and run” américaine. Évacuer la zone de danger avec le blessé. Cela va à l’encontre de ce que l’on apprend en France. Mais il faut adapter les préceptes appris en médecine, car les conditions sont spécifiques, et pouvoir éventuellement évacuer une personne, même inconsciente », explique le jeune homme. Des prises de position lourdes de responsabilité, a fortiori pour des bénévoles. Pour l’heure, un simple hématome diffus. Le jeune homme reprend peu à peu sa respiration. Sovann s’assure qu’il n’est pas nécessaire de contacter les pompiers et lui remet une petite carte de la coordination premier secours (qui recense les blessés en manifestation) sur laquelle se trouvent quelques conseils et informations. En premier lieu, que le soin ou diagnostic du medic n’exclut surtout pas d’aller voir un médecin. Le cordon s’est resserré, non sans quelques heurts. La place s’est vidée. L’heure est au bilan pour les deux medics. « Bon, ce fut un samedi plutôt tranquille. J’ai bien peur que la semaine prochaine soit plus tendue », dit l’infirmier. La semaine prochaine, ils seront encore des dizaines de medics présents. Toujours plus nombreux. Effet de mode ? Effet médiatique ? Si les manifestations de Gilets jaunes ont fait croître l’engagement volontaire de soin, aussi spontané qu’officieux soit-il, c’est pourtant bien en raison d’un nombre de blessés alarmant (lire ci-contre). Sovann n’a aucun doute sur l’utilité de son action. « C’est vrai qu’il y a quelques blessures qui marquent psychologiquement. Il m’arrive parfois de prendre les oiseaux pour des projectiles, dans cette continuité de vigilance », s’amuse l’infirmier.

FORCES DE L’ORDRE

Un arsenal impressionnant

Les LBD (lanceurs de balles de défense) tirent des munitions en semi-caoutchouc, dites à « létalité réduite », classées, à l’export, comme « armes de guerre ». « Tiré à quelques mètres, c’est comme si vous receviez un parpaing de 20 kg lâché à une hauteur d’un mètre ! Ce sont des lésions de guerre », déplore Laurent Thines, neurochirurgien.

La grenade « à effets combinés » est utilisée, en Europe, seulement par la France. « Avec un tir de grenade GLI-F4 sur le thorax, le risque d’arrêt cardiaque est élevé. Au niveau de la face, les lésions sont délabrantes. Au visage, on voit des lèvres et des orbites déchiquetées », constate Laurent Thines.

La grenade de désencerclement projette des plots de caoutchouc de façon circulaire et incontrôlée. Chacun d’eux a une énergie d’impact de 80 joules, équivalant à dix boules de pétanque lâchées à une hauteur d’un mètre.

EN CHIFFRES

Depuis le début des manifestations des Gilets jaunes, le documentariste David Dufresne recense les victimes de violences policières. Ces chiffres ne font part que des personnes se signalant auprès de lui, (Allô, place Beauvau). Il comptabilise : un décès, 732 signalements (dont 30 medics),267 blessures à la tête,23 éborgnés, cinq mains arrachées.

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