LES URGENCES LA JOUENT COLLECTIF - L'Infirmière Magazine n° 405 du 01/06/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 405 du 01/06/2019

 

GRÈVE EN SAU

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À LA UNE

HÉLÈNE COLAU  

Depuis la mi-avril, une grande partie des SAU parisiens sont en grève pour demander la sécurisation de leurs locaux et la reconnaissance de la particularité de leur exercice. Un mouvement atypique né sur le terrain, à l’initiative d’une poignée de paramédicaux.

De grandes grèves infirmières, il y en a tous les vingt ou trente ans. On ne peut pas se faire entendre aujourd’hui en utilisant les techniques d’il y a vingt ans ! » martèle Antoine Repussard, infirmier à l’hôpital Tenon (AP-HP) et membre du collectif Interurgences, à l’initiative du mouvement social qui mobilise, depuis la mi-avril, dix-huit des vingt-cinq services d’accueil et de traitement des urgences (SAU) de la capitale. En effet, celui-ci ne ressemble à aucune des grèves qui ont agité l’hôpital ces dernières décennies : pour la première fois, il est réellement né du “terrain” et reste animé, les semaines passant, par un groupe de paramédicaux surmotivés.

Tout commence en janvier, quand trois agressions très violentes contre des soignants se produisent aux urgences de Saint-Antoine. « Nous en avons discuté entre nous et tout le monde est tombé d’accord pour réclamer une meilleure sécurisation des locaux, une hausse des effectifs et, surtout, la reconnaissance de la spécificité du travail aux urgences, par le biais d’une prime mensuelle de 300 € », se souvient Candice Lafarge, aide-soignante dans le service. Mais les soignants de Saint-Antoine savent que leurs problèmes sont aussi ceux que vivent tous leurs confrères qui travaillent dans des services d’urgences. Aussi, très vite, ils prennent contact avec les paramédicaux de Lariboisière, affectés fin 2018 par le décès d’une patiente sur un brancard, faute de prise en charge. Puis ceux de la Pitié-Salpêtrière, de Tenon et de Saint-Louis. Pour donner de l’ampleur à leur mouvement, la petite dizaine de paramédicaux qui constituent le collectif initial se déplacent dans les services ou prennent contact avec eux via leurs réseaux personnels, au téléphone ou sur Internet.« Nos revendications ne sont pas neuves, il suffisait d’un déclencheur pour tout mettre en branle, reconnaît Orianne Plumet, infirmière à la Pitié-Salpêtrière. On n’a pas eu besoin de discuter trois heures pour convaincre nos collègues que la situation était grave, qu’il fallait agir. »

Une grève « intelligente »

Petit à petit, le collectif se structure. Chaque service d’urgences désigne deux à quatre représentants, qui se répartissent en trois groupes de travail. Celui chargé du « contenu » entame une tâche de titan : éplucher rapports et textes de loi afin d’étayer les revendications du collectif. « Nous ne voulions pas juste appeler à la grève et voir ce qu’il se passerait, explique Orianne Plumet. Nous voulions une grève intelligente et pour cela, il fallait proposer des solutions. On a donc cherché, par exemple, quelle forme juridique pourrait prendre la prime que nous revendiquons. Nous documenter nous permet de savoir quoi répondre quand on nous oppose certains arguments d’autorité du type : “On voudrait bien, mais c’est impossible”. C’est souvent, de la part de la direction, une façon de refuser de faire bouger les choses. » Le groupe en charge de la communication gère les différents réseaux sociaux - Facebook, Twitter, Instagram et Snapchat. Environ 1 500 personnes suivent le groupe Facebook. « Au début, c’était beaucoup de paramédicaux, rappelle Candice Lafarge. Mais au fur et à mesure, tous types de personnes nous ont rejoints. C’était notre but : sortir de notre milieu professionnel, car la qualité de l’accueil aux urgences concerne tout le monde. La population a le droit de savoir pourquoi elle attend des heures avant d’être prise en charge. »

Le compte Twitter, lui, sert à attirer l’attention des politiques et journalistes, très actifs sur ce média. « On sait très bien qu’il est important de faire parler de nous, reprend Candice Lafarge. Comme nous n’avons pas le droit de faire tourner nos services au ralenti, il nous fallait être visibles autrement. » C’est là tout l’objet du troisième groupe de travail, celui consacré au « développement ». Il a lancé sur Change.org une pétition(1) dénonçant les « conditions de travail et le manque de reconnaissance de [la] spécificité [des urgences] de la part des organes décisionnaires », qui a déjà recueilli quelque 19 000 signatures. Et multiplie les actions “choc” : le 19 avril, les soignants se sont réunis devant le siège de l’AP-HP, arborant de faux yeux au beurre noir et des pancartes barrées d’insultes ; le 23, ils remettaient ça avec un die-in, allongés au sol, inertes. Une façon d’alerter sur la violence à laquelle ils sont exposés au quotidien.

Les syndicats en soutien

Les réseaux permettent au collectif d’interpeller directement les confrères, les médias et les politiques, sans passer par les syndicats. Mais pour des raisons légales, le mouvement n’a pas pu s’en affranchir totalement. En effet, ceux-ci étant seuls autorisés à déposer un préavis de grève, ils ont très rapidement rallié le mouvement… pas forcément vexés d’avoir été court-circuités. « C’est une excellente chose que la grève soit partie des agents eux-mêmes, se félicite même Olivier Youinou, secrétaire général de Sud AP-HP. Nous intervenons en soutien du collectif, car nous sommes habilités à négocier avec la direction et le ministère. Mais c’est leur grève, c’est à eux d’en définir les termes. » Un simple rôle de courroie de transmission entre la direction et les grévistes ? Pas tout à fait. « On n’ira pas sur des terrains qui ne nous conviennent pas, prévient le syndicaliste. Le collectif a par exemple proposé la mise en place des 12 h, on leur a dit non. Nous sommes « cash » les uns avec les autres, et ça fonctionne car nous nous respectons. » De leur côté, les soignants se méfient de toute tentative de récupération. Comme celle de ce syndicat qui a cru pouvoir profiter de l’élan né aux urgences pour appeler tous les services à la grève… « Résultat : notre mouvement a été momentanément dilué et la direction en a profité pour communiquer sur des chiffres de participation très bas », fulmine Antoine Repussard.

À ce jour, la méthode semble porter ses fruits. Le fait que l’appel à la grève vienne “de l’intérieur” mobilise davantage les troupes et « cela dérange plus la direction quand des professionnels lui parlent directement de leur quotidien, elle a du mal à leur répondre, analyse Olivier Youinou. Pour moi, la négociation est très bien partie. »

Après trois rendez-vous avec la direction de l’AP-HP, quelques avancées ont déjà été obtenues. Comme la stagiairisation des aides-soignantes, jusque-là embauchées en CDD, et l’embauche des AS d’origine extra-communautaire. Certains projets de réforme, déjà à l’étude, vont aussi être accélérés : « Alors que nous demandions un ratio de lits par soignant aux urgences, on nous a appris qu’une collégiale travaillait sur ce sujet depuis 2014 », rapporte Candice Lafarge. Celle-ci a été priée de remettre son rapport dès le mois de juin. Et concernant la prime de 300 €, la direction a proposé de monter à 65 € brut par mois la prime de dangerosité… Un premier pas certes jugé insuffisant, mais plutôt de bon augure. La preuve que la lutte sociale peut désormais se passer des structures traditionnelles ? Olivier Youinou avoue que la forme de ce mouvement « ringardise » quelque peu les syndicats, déjà fragilisés par les faibles taux de participation aux élections profes- sionnelles. Mais il n’est pas inquiet : « Au contraire, cela dessine peut-être un nouveau mode de fonctionnement des luttes, menées par les travailleurs avec le soutien logistique des syndicats. » Quoi qu’il en soit, la grève des urgences ne fait que commencer, selon le collectif. « L’effort financier promis est insuffisant et, par ailleurs, l’argent n’est pas le fond du problème, assure Candice Lafarge. La crise des urgences n’est que la partie émergée de l’iceberg. Si nous sommes engorgés, c’est aussi parce que les autres services sont surchargés, parce qu’il y a des déserts médicaux… À l’avenir, nous souhaitons être associés plus étroitement aux réflexions sur la réforme du système de santé. » Les membres du collectif souhaitent la création d’une instance composée de professionnels de terrain et chargée d’apporter son expérience à la ministre de la Santé. En attendant, ils ont pris contact avec des services d’urgences de plusieurs régions, afin de monter un mouvement d’ampleur nationale. Et s’ils n’ont pour l’instant pas donné suite aux sollicitations venues de partis politiques, « pour ne pas se faire récupérer », ils n’excluent pas de s’allier à certains députés afin de faire remonter leurs revendications(2). « Mme Buzyn a eu tort de dire que cette grève n’était pas liée aux conditions de travail, assène Candice Lafarge. Car ce sont bien les conditions dans lesquelles nous accueillons les patients qui, de temps à autre, les font craquer et les rendent agressifs. Nous nous considérons comme des lanceurs d’alerte. »

1 - Pétition à retrouver sur : bit.ly/2LoqITN

2 - À l’heure où nous mettons sous presse, selon l’APM, le collectif Inter-urgences a commencé à rencontrer des députés, notamment Olivier Véran (LREM, Isère), rapporteur de la commission des affaires sociales, et Thomas Mesnier (LREM, Charente), rapporteur du projet de loi relatif à l’organisation et à la transformation du système de santé. L’occasion de faire entendre les revendications salariales (prime de 300 € et indemnité forfaitaire de risques).