L'infirmière Magazine n° 406 du 01/07/2019

 

CARRIÈRE

GUIDE

La psychiatrie s’émeut du croisement, par les préfets, du fichier Hopsyweb avec celui des personnes appartenant à la mouvance islamique. Décryptage des données sur les patients transmises aux autorités.

Une étape supplémentaire inacceptable et scandaleuse au fichage des personnes les plus vulnérables touchées par la maladie mentale. » Dans un communiqué commun, vingt-trois organisations professionnelles et associatives de la psychiatrie ont vivement réagi à la publication, le 7 mai, au Journal officiel, d’un décret autorisant le croisement de deux fichiers de données à caractère personnel. Le premier, nommé Hopsyweb, concerne les personnes subissant des « soins psychiatriques sans consentement ». Le deuxième est le Fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), créé en 2015, au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, qui comprend les personnes fichées S, surveillées pour leur appartenance à la mouvance islamiste radicale.

Concrètement, le croisement des fichiers Hopsyweb et FSPRT permet aux préfets d’être prévenus lorsqu’une personne fichée pour « radicalisation terroriste » est hospitalisée sans consentement pour des raisons psychiatriques. « Après les années Sarkozy et leur climat sécuritaire, on assiste à une nouvelle dérive », dénonce Marc Bétremieux, président du Syndicat des psychiatres des hôpitaux (SPH), signataire du communiqué commun et qui a déposé un recours contre ce décret, aux côtés de nombreuses organisations. « L’État constitue des fichiers de personnes sur lesquelles il souhaite garder un œil. Mais nos équipes sont capables d’évaluer le risque d’un passage à l’acte d’un patient psychiatrique », poursuit-il.

Ce lien entre psychiatrie et terrorisme a été clairement fait, en 2017, par Gérard Colomb, alors ministre de l’Intérieur : « Dans le FSPRT, nous considérons qu’à peu près un tiers des personnes présentent des troubles psychologiques », a-t-il déclaré. Les psychiatres rejettent catégoriquement cette affirmation, le British Medical Journal a même publié un éditorial réfutant tout lien entre le terrorisme et la maladie mentale. Mais cette analyse a été reprise par le Premier ministre dans sa présentation du Plan national de prévention de la radicalisation, en février 2018, où il annonçait la création de la base Hopsyweb.

Haro sur Hopsyweb

Mis en œuvre par un décret du 23 mai 2018, Hopsyweb fut la première alerte pour la psychiatrie, unanimement hostile à ce fichier. Le Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie (CRPA), une « association d’(ex-)usagers de la psychiatrie », a été le premier à déposer un recours pour « excès de pouvoir » contre ce décret devant le Conseil d’État. « Ce décret commande aux établissements de transférer aux agences régionales de santé de nombreuses données sur les patients hospitalisés en psychiatrie sans consentement, explique le président du CRPA, André Bitton. Les ARS peuvent à leur tour les partager avec de nombreux destinataires. Le gouvernement pense que l’institution psychiatrique est le socle du système répressif. »

Toutes les personnes hospitalisées sans consentement sont intégrées dans ce fichier, à la fois si elles le sont sur décision d’un représentant de l’État (SDRE) ou à la demande d’un tiers (SDT). Sont indiquées les données d’identification de la personne : nom, prénom, domicile, date et lieu de naissance ; les données d’identification de son médecin ; celles de son avocat. Mais aussi toutes les données de suivi du parcours : date des sorties, informations sur le programme de soins, date de saisine du juge des libertés et de la détention, etc. Ces données sont conservées pendant trois ans. Et elles peuvent être partagées par l’ARS avec le préfet, la justice, et même le maire de la ville où réside le patient.

Fichage inadéquat

Le SPH a, lui aussi, déposé un recours devant le Conseil d’État pour « excès de pouvoir ». Il argumente que ce fichage est une approche « dangereuse à au moins deux titres » : d’une part, parce qu’elle « stigmatise de façon inacceptable » des malades, et d’autre part parce qu’ils sont « traités comme des citoyens de seconde zone ». Le SPH estime aussi que le traitement des données n’est pas « adéquat » et « porte une atteinte grave à la vie privée des personnes ». Il juge enfin « excessive » la durée de conservation des données, et « excessivement large » le champ des personnes ayant accès à ces données. Dernier argument, et non des moindres : les données traitées par Hopsyweb sont « couvertes par le secret médical », assure le SPH. C’est aussi la position de la Commission nationale informatique et liberté (Cnil) qui, dans sa délibération du 13 décembre 2018, estime que « certaines informations contenues dans Hopsyweb sont couvertes par le secret médical », et que « des garanties suffisantes » doivent être prises pour garantir le respect du « droit à la protection des données personnelles ». Au sujet du croisement d’Hopsyweb avec le FSPRT, la Cnil souligne « la différence profonde d’objet entre les deux fichiers en présence, l’un faisant état d’antécédents psychiatriques d’une certaine gravité, l’autre ayant la nature d’un fichier de renseignement. Une telle mise en relation ne peut être envisagée qu’avec une vigilance particulière. »

Quelle application ?

Comment doivent procéder les établissements, et les professionnels de santé, pour protéger au mieux les droits de leurs patients ? Corinne Vaillant, avocate et présidente de l’association Avocats, droits, psychiatrie, explique qu’« aucune information médicale ne doit être transmise, simplement les dates des certificats médicaux d’hospitalisation, de passage en programme de soins, mais pas leur contenu ». Elle souligne que la plupart des patients restent fichés « bien plus de trois ans, car le délai court à partir de la fin des soins, qui durent souvent plus longtemps ». Les patients ne sont pas informés du traitement de leurs données personnelles : « Il est déjà difficile de faire respecter par les établissements l’obligation de notification de la décision d’hospitalisation sans consentement : à la demande de qui, pour quelles raisons, etc. Et dans ces notifications, il n’y a aucune mention du traitement des données personnelles, et de la possibilité de les consulter. » L’avocate raconte encore la difficulté à obtenir l’effacement des données après une hospitalisation sans consentement annulée par la justice. « Les malades psychiatriques sont des citoyens de deuxième ou troisième zone », juge-t-elle.

L’émotion de la psychiatrie était palpable lors de la journée d’étude « droits et libertés des patients », organisée le 17 mai dernier à Paris par l’Association des établissements du service public de santé mentale (Adesm). Le nouveau délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie, Franck Bellivier, a été interpellé. Il a expliqué ne pas être « mandaté » sur ce sujet, tout en tentant de rassurer : « Nous allons essayer de trouver un point d’équilibre entre deux logiques : la sécurité publique et la non-stigmatisation des patients. Il faut être vigilant collectivement à ne pas transmettre de données médicales. » « On est prié de ne pas être paranoïaque », lui a répondu André Bitton, le président du CRPA, sous les applaudissements des directeurs. « Nous sommes radicalement opposés à ce croisement de données, a renchéri Alain Monnier, co-président de l’Unafam. Quand on décide d’hospitaliser son enfant, on le fait aussi entrer dans un fichier qui intéresse le ministère de l’Intérieur. C’est dissuasif, et c’est violent pour les patients, les familles. Et qu’est-ce qui prouve qu’il y a une connexion intéressante entre les patients psychiatriques et le terrorisme ? Nous avons plus que de l’émotion, nous avons de la colère. »

Les données d’Hopsyweb

Les catégories de données à caractère personnel et informations qui font l’objet des traitements Hopsyweb concernant la personne en soins psychiatriques sans consentement sont :

→ Les données d’identification du patient : nom, prénoms, domicile, sexe, date et lieu de naissance ;

→ Les données d’identification des médecins, auteurs des certificats médicaux ou des rapports d’expertise prévus par le code de la santé publique ;

→ Les données transmises par les autorités judiciaires, le cas échéant, concernant les personnes ayant fait l’objet d’un classement sans suite ou d’une décision d’irresponsabilité pénale pour des faits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement en cas d’atteinte aux personnes ou d’au moins dix ans d’emprisonnement en cas d’atteinte aux biens ;

→ Les informations sur la situation administrative ou juridique des personnes soignées : adresse de l’établissement de santé d’accueil, coordonnées de la personne référente dans cet établissement, existence d’une mesure de protection juridique, date des certificats médicaux, date des expertises le cas échéant, date des arrêtés du représentant de l’État dans le département, date des sorties de courte durée, arrêté de passage en programme de soins et levée de la mesure, date de saisine du juge des libertés et de la détention, date d’audience et date des décisions ou arrêts des juridictions ;

→ Les adresses électroniques des professionnels intervenant dans le suivi de la personne soignée ;

→ Les données d’identification des avocats représentant de la personne soignée ainsi que de la personne chargée de sa protection juridique.

SAVOIR PLUS

→ Décret n° 2019-412 du 6 mai 2019 modifiant le décret n° 2018-383 du 23 mai 2018 autorisant les traitements de données à caractère personnel relatifs au suivi des personnes en soins psychiatriques sans consentement.

→ Délibération de la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) du 13 décembre 2018 portant avis sur un projet de décret modifiant le décret n° 2018-383 du 23 mai 2018 (demande d’avis n° 18020552).

INTERVIEW

ANNICK PERRIN-NIQUET PRÉSIDENTE DU COMITÉ D’ÉTUDES DES FORMATIONS INFIRMIÈRES ET DES PRATIQUES EN PSYCHIATRIE (CEFI-PSY)

Avec vingt-deux autres organisations professionnelles et associations de la psychiatrie, vous avez réagi à la publication de ce décret. Pour quelles raisons ?

• Nous nous étions déjà opposés à la création d’Hopsyweb. Nos craintes se voient confirmées. Ce décret peut avoir de graves conséquences en termes d’atteinte aux libertés et au secret professionnel. Cela ajoute aux inquiétudes sur une dérive sécuritaire.

Concrètement, quelles sont les données transmises aux agences régionales de santé via la base de données Hopsyweb ?

• On ne communique que les nom, prénom, date de naissance, ainsi que les copies des certificats dans lesquels se trouvent les dates des mesures de soins : admission, maintien de la mesure, sortie, etc. Il faut être très attentif à ne pas transmettre de données purement médicales, par exemple sur la pathologie de la personne hospitalisée sans consentement.

Comment expliquez-vous que les pouvoirs publics fassent un lien entre le terrorisme et la psychiatrie ?

• La maladie psychiatrique est une explication rationnelle à des actes terroristes gravissimes. Le fou est désigné comme un bouc émissaire social. Mais aucune étude scientifique n’a montré de lien entre la psychiatrie et le terrorisme. Des professionnels de la psychiatrie travaillent auprès de jeunes radicalisés, pour les “désembrigader”, et ne constatent chez eux aucune pathologie psychiatrique. Certains de nos patients sont dangereux, c’est vrai. Et d’autres ont des délires alimentés par l’actualité, comme le terrorisme.

Quelles sont les conséquences sur la relation de soin ?

• Les patients et les familles ne sont pas forcément informés du transfert d’informations dans ce fichier Hospyweb. L’équipe les informe seulement que leurs données personnelles sont sous couvert de la Cnil. Mais la Cnil a, elle-même, émis des réserves. Tout cela met à mal la relation de soin. Les patients hospitalisés sans consentement ont déjà des difficultés à reconnaître leurs troubles, ils ont un sentiment de honte, d’auto-stigmatisation. Si en plus, on leur dit qu’on craint leur dangerosité…

C. COQ-CHODORGE