L'infirmière Magazine n° 406 du 01/07/2019

 

GÉRIATRIE

ACTUALITÉS

REGARDS CROISÉS

HÉLÈNE COLAU  

Les propos d’une él sa fille qui habite loin.ue néerlandaise, qui a récemment proposé un débat sur la pertinence d’apporter certains soins lourds aux patients de plus de 70 ans, ont fait réagir dans plusieurs pays européens.

Régis Aubry

« On ne doit pas faire tout ce qu’on sait faire »

Une interrogation telle que celle formulée par la députée néerlandaise serait-elle possible en France ?

On peut imaginer qu’on pose cette question ici, mais la réponse risque d’être très véhémente ! D’autant plus que la limite d’âge évoquée, 70 ans, est très basse… Même aux Pays-Bas, où l’individualisme est plus fort que chez nous, cela a fait polémique. Ce qui me semble le plus choquant, c’est de considérer l’âge comme une butée, alors que de nombreux travaux sur le vieillissement montrent que l’âge chronologique peut être très différent de l’âge physiologique. Des personnes très “vieilles” sont en bonne santé quand d’autres, plus jeunes, ne le sont plus tellement.

Mais sur le fond, est-ce une question qui mérite d’être posée ?

C’est une question de fond qui doit être adressée à la médecine. Nos systèmes de santé poussent à l’action médicale. Mais est-ce qu’on doit faire tout ce qu’on sait faire ? La réponse est non car, parfois, cela génère plus de souffrance que de bénéfices. Il s’agit alors d’une forme de déraison. Si poser une limite d’âge à partir de laquelle on ne soigne plus serait la pire des choses, omettre de réfléchir avant d’agir serait aussi terrible. Les professionnels de santé doivent prendre l’habitude de débattre de l’opportunité de pratiquer certains soins.

Y a-t-il des cas dans lesquels il peut être bon d’arrêter de soigner une personne âgée ?

Pour une personne polypathologique, à la qualité de vie très dégradée, avec une altération cognitive, la question doit se poser lorsqu’une nouvelle pathologie survient. Cela arrive de plus en plus souvent avec la multiplication des maladies chronicisées, car on sait stopper leur évolution mais pas les guérir. Or, en prolongeant la vie, on peut gé?nérer de la souffrance. À l’inverse, je vois souvent des personnes très âgées aux fonctions cognitives intactes et qui sont prêtes à accepter une perte d’indépendance fonctionnelle. Plus on vieillit, plus on tient à la vie !

Si l’âge n’est pas un critère, où placer la limite ? Qui décide ?

L’expression du principal intéressé est centrale : c’est lui qui doit décider. Évidemment, quand il ne peut pas donner son avis, cela pose problème. La médecine est encore très va-t-en-guerre, elle a tendance à soigner quand elle peut. Mais sous la poussée des droits des malades et du principe de réalité, les choses sont en train de changer. Le système de santé doit se réformer en intégrant la réflexion éthique. Il ne faut plus valoriser systématiquement les actes techniques mais aussi la discussion, avec les patients et l’équipe.

On parle souvent de « logique comptable » dans les soins. Est-ce un risque ?

Les avancées techniques de la médecine se font dans un contexte budgétaire contraint : on n’a pas les moyens de tout ce qu’on peut faire. Le principe de justice est ici central : si on dépense des centaines de milliers d’euros pour une personne, ils ne seront pas dépensés pour d’autres. Il faut donc insérer cet élément dans la réflexion - même s’il ne doit pas être déterminant. Et même si la protection des personnes les plus vulnérables, y compris économiquement, doit rester une priorité.

Olivier Guérin

« Il y a une vie après la maladie »

L’idée d’une limite d’âge au-delà de laquelle on envisagerait l’arrêt des soins vous semble-t-elle intéressante ?

Absolument pas. Fixer une limite d’âge pour l’accès aux soins est une discrimination contraire au droit à la santé, et donc aux droits de l’homme.

La décision de soigner quelqu’un correspond à un état physique et non à un âge physiologique et la question d’arrêter les soins peut donc se poser pour une personne de 25 ans, par exemple si elle présente un cancer multi-métastasique.

Mais les traitements lourds sont-ils réellement adaptés aux patients très âgés ?

Même à un âge avancé, il est tout à fait possible d’envisager une vie après la maladie ! Lorsqu’on reçoit une personne de 80 ans atteinte d’un cancer, on mène d’abord une évaluation gériatrique complète. Cela nous donne des éléments pour décider ou non de mettre en place un traitement oncologique lourd - une décision qui revient, au final, au patient.

Évidemment, passé 90 ans, le projet de vie devient plus complexe, en particulier si la pathologie affecte l’autonomie…

Mais en réalité, nous manquons de données concernant ces patients, car c’est une population nouvelle dans l’histoire de l’humanité.

La tendance actuelle, en gériatrie, est-elle de repousser toujours les limites de la vie ou d’écouter davantage les patients ?

Ce n’est pas incompatible ! Il est vrai que la technique médicale ouvre d’incroyables perspectives en termes de soins. Mais par ailleurs, on recherche actuellement des critères biologiques - appelés biomarqueurs prédictifs - qui permettraient de déterminer, au cas par cas, s’il est opportun de continuer ces soins. Avec l’essor des approches « omiques » (génomique, protéomique, métabolomique), il sera bientôt possible de prévoir si certaines personnes, même jeunes, risquent de déclarer maladie grave sur maladie grave… Dans ce cas, faudra-t-il soigner ou pas ? La question se posera plus que jamais.

Enfin, l’intelligence artificielle va achever de tout bouleverser : de puissants algorithmes vont bientôt se charger du diagnostic à notre place. Notre rôle de soignant devra donc être redéfini, avec un recentrage sur le lien humain. Plutôt que de soigner à tout prix, il nous faudra donner au patient tous les arguments, le pour et le contre, afin qu’il se forge une opinion.

C’est une nouvelle approche de la gériatrie…

En effet, nous sommes en train de passer d’un enjeu curatif à un enjeu fonctionnel. L’important, désormais, n’est plus la survie mais la préservation de l’autonomie des personnes. C’est pourquoi nous aurons besoin de toujours plus de soignants transversaux, spécialisés en gériatrie. Une réforme du système de santé s’impose, et la France est déjà en retard. Il va falloir remettre tous les soignants autour du patient et en finir avec le leadership du médecin. Il est indispensable, par exemple, de former des infirmières de pratique avancée (IPA) en gérontologie et de produire de la science infirmière sur ces sujets. L’accompagnement du patient, par la rééducation et la psychologie clinique, va devenir central.

RÉGIS AUBRY

CHEF DU DÉPARTEMENT DOULEUR-SOINS PALLIATIFS DU CHRU DE BESANÇON, MEMBRE DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D’ÉTHIQUE

→ 2005 : responsable du département regroupant l’unité de soins palliatifs et le centre d’évaluation et de traitement de la douleur du CHRU de Besançon (25)

→ 2008-2012 : coordinateur du Programme national de développement des soins palliatifs au ministère de la Santé

→ 2010-2015 : président de l’Observatoire national de la fin de vie

→ 2012 : membre du Comité consultatif national d’éthique

OLIVIER GUÉRIN

PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DE GÉRIATRIE ET DE GÉRONTOLOGIE (SFGG)

→ 2007-2011 : praticien hospitalo-universitaire (médecine interne option gériatrie) à l’hôpital de Cimiez, à Nice (06)

→ 2011 : professeur de gériatrie et de biologie du vieillissement

→ 2013 : chef de service gériatrie aiguë et thérapeutique au CHU de Nice

→ 2015 : chef du pôle réhabilitation autonomie vieillissement du CHU de Nice

→ 2018 : président de la SFGG

POINTS CLÉS

→ La députée néerlandaise Corinne Ellemeet a déclenché une polémique dans son pays en proposant un débat sur la pertinence de prodiguer des soins lourds aux personnes de plus de 70 ans. « Les gériatres doivent donner leur avis et être écoutés sur la nécessité de certains traitements lourds, opérations cardiaques, nouvelle hanche ou chimiothérapies », a déclaré l’élue du parti écologiste GroenLinks.

→ Les réactions, nationales et internationales, ne se sont pas fait attendre. Les journaux néerlandais ont d’abord critiqué un « projet d’élimination des personnes âgées », fruit d’une « analyse coût-bénéfice néolibérale et froide ».

→ En Belgique, cette proposition a ranimé un vieux débat et les médias ont republié un sondage de 2014. Parmi plusieurs propositions pouvant faire réaliser des économies à la Sécu belge, 37,1 % des personnes interrogées approuvaient la suivante : « En n’administrant plus de traitements coûteux qui prolongent la vie des plus de 85 ans ».