L'infirmière Magazine n° 406 du 01/07/2019

 

PÉNURIE MONDIALE

DOSSIER

HÉLOÏSE RAMBERT  

Salaires bas, conditions de travail difficiles, manque de formation… Les raisons de la pénurie sont nombreuses. Les tensions autour du recrutement d’IDE créent des mouvements migratoires et aggravent les déséquilibres.

Mais où sont les infirmières ? Elles manquent à l’appel et ce, quel que soit le niveau économique du pays. Obtenir et maintenir un nombre suffisant d’IDE pour assurer des soins de qualité devient un défi majeur pour nombre de pays. Le dernier forum international de la main-d’œuvre du Conseil international des infirmières (CII) a mis l’accent sur l’urgence des gouvernements à agir contre la pénurie de personnels infirmiers. Les chiffres sont alarmants. « D’après un rapport des Nations unies de 2014, le monde manquera de neuf millions d’IDE en 2030, indique Howard Catton, directeur général du CII. Les pays qui souffrent le plus de ce manque d’infirmières sont en Afrique et en Asie. » Ces continents manquent de structures de soin et de personnel médical au sens large. Mais les pays riches doivent aussi faire face à un manque d’infirmières, pour différentes raisons, toutes plus ou moins intriquées.

Un métier délaissé

États-Unis, Australie, Royaume-Uni, Suisse… Si tous ces pays ont leur histoire et leurs caractéristiques propres, les problèmes qu’ils rencontrent pour maintenir des effectifs infirmiers satisfaisants ont peu ou prou les mêmes origines. L’âge moyen vieillissant de la profession et le nombre important de départs à la retraite sont la première explication du phénomène. Parallèlement, des conditions d’exercice difficiles amènent les infirmières à quitter prématurément le métier. Au premier rang desquelles une rémunération jugée injuste et inadaptée, une perte de sens, des heures supplémentaires obligatoires et même, une augmentation de la violence sur le lieu de travail.

« Les salaires des infirmières sont bas, reconnaît Howard Catton. Alors que c’est un métier très stressant, avec beaucoup de pression et peu de reconnaissance. Et c’est un métier limité en termes de progression de carrière. » Le Royaume-Uni est, en Europe, une bonne illustration de la problématique. « Le nombre de postes infirmiers vacants et le taux de turn over dans l’ensemble des services de santé sont élevés », indique Andrea Sutcliffe, directrice générale du Nursing and Midwifery Council (NMC), l’organisme de réglementation des professions infirmières et obstétricales du Royaume-Uni qui tient un registre de toutes les infirmières et sages-femmes autorisées à exercer dans le pays. Comme le rapporte The Guardian(1), selon le plan gouvernemental pour faire face à la crise des effectifs, « le NHS(2) pourrait manquer de près de 70 000 infirmières d’ici cinq ans ». L’organisme a demandé aux infirmières et sages-femmes qui avaient quitté la profession entre le 1er avril 2018 et le 31 mars 2019 les raisons de leur départ. Près du tiers des personnes interrogées ont cité une pression excessive conduisant à un stress ou à une mauvaise santé mentale. « C’est un nouvel avertissement : les pressions auxquelles sont confrontées les infirmières doivent être prises au sérieux si nous voulons attirer et conserver la main-d’œuvre dont nous avons besoin maintenant et pour l’avenir », commente Andrea Sutcliffe. En Suisse, les infirmières ont une durée d’exercice très court. « En moyenne, elles travaillent entre douze et quinze ans puis changent d’activité, constate Sophie Ley, infirmière et vice-présidente de l’Association suisse des infirmières. Les conditions de travail sont extrêmement difficiles, peu importe le domaine où les infirmières exercent. » Sans compter que la profession, majoritairement féminine, rencontre des difficultés de retour à l’emploi après un congé maternité. « En Suisse comme dans bien d’autres pays, la garde des enfants, quand il s’agit de revenir dans la pratique professionnelle, pose problème », ajoute Sophie Ley. En France, le constat est aussi des plus alarmants : environ 30 % des infirmières abandonnent le métier dans les cinq ans suivant l’obtention du diplôme d’État, d’après le dernier rapport de l’Observatoire de la souffrance au travail des professionnels infirmiers. En cause, la faible attractivité salariale, la non-reconnaissance des contraintes, la charge de travail doublée en dix ans, les contraintes horaires ou encore le manque de remplacement des collègues absentes. « Mais il n’y a pas véritablement de pénurie en France, parce que les établissements ferment des postes de soignants », estime Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). Pourtant, des tensions pour recruter apparaissent, comme ce fut le cas dans les années 2000. Des places d’IDE ne trouvent pas preneuses, notamment à l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), qui peinerait à recruter quelque 400 IDE, représentant 3 % des effectifs(3). Face à ce paradoxe, Thierry Amouroux ne mâche pas ses mots. « Certains postes ne trouvent pas de candidats. Parce que ce sont des postes “pourris”. Aucun infirmier n’a envie de travailler dans des établissements de maltraitance institutionnelle ou qui ne respectent pas son éthique de travail. »

Cherche formation désespérément

Les jeunes, de manière générale, ont tendance à tourner le dos à une profession jugée peu attractive. En Australie, par exemple, le métier souffre d’un véritable déficit d’image. « Le public voit les emplois dans les soins infirmiers comme des emplois mal rémunérés et peu qualifiés. Cela a considérablement contribué au fait que de moins en moins d’étudiants choisissent de s’engager dans ce type de carrière », explique Elizabeth Dabars, secrétaire adjointe à la Fédération australienne des infirmières et des sages-femmes.

Et lorsque l’envie est là, c’est du côté des possibilités de formation que le bât blesse. Aux États-Unis, les instituts de formation manquent de places. « Il y a un mythe très répandu au sujet de la pénurie d’infirmières aux États-Unis : elle résulterait d’un échec à recruter de nouvelles personnes dans la profession », rapporte Robert Rosseter, porte-parole de l’American Association of Colleges of Nursing - l’association américaine des écoles d’infirmière. « Ce n’est pas vrai ! Nos données montrent clairement que plus de 60 000 candidates qualifiées sont refusées dans les écoles chaque année car elles ont atteint leur limite d’inscriptions », corrige Robert Rosseter. Les capacités de formation des États-Unis, au sens large, ne sont pas à la hauteur des enjeux. « Il y a une pénurie de professeurs dans les écoles d’infirmière, notamment due à l’intensification de la concurrence de l’emploi avec les hôpitaux. Nos écoles sont vieillissantes, les contraintes budgétaires y sont trop fortes. Ce sont autant d’éléments qui ont contribué à cette crise. Les efforts pour aborder la pénurie actuelle et prévue d’infirmières doivent essentiellement viser à remédier à la pénurie d’enseignants infirmiers. C’est la priorité absolue », ajoute-t-il.

Même constat chez nos voisins suisses. « En 2017, 6 500 postes ouverts dans les soins infirmiers n’avaient pas trouvé de candidats. On ne forme pas assez de candidats diplômés pour pourvoir les postes qui sont déjà libres aujourd’hui et qui vont l’être avec, notamment, les nombreux départs à la retraite qui s’annoncent. Cette difficulté à former en suffisance des professionnels diplômés est un point difficile chez nous », constate Sophie Ley.

Une main-d’œuvre migrante

Pour faire face à la pénurie, les états qui en ont les moyens économiques font appel à des pays tiers pour leur fournir de la main-d’œuvre infirmière. De manière générale, la migration internationale des agents de santé augmente. Le nombre de médecins et d’infirmières migrants travaillant dans les pays de l’OCDE a augmenté de 60 % au cours de la dernière décennie. Et les projections pour l’avenir font état d’une accélération continue du phénomène. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, mais aussi l’Arabie saoudite, l’Allemagne ou encore la Finlande, recrutent à l’étranger. « Ils le font parfois au détriment de pays qui ne peuvent pas se permettre de perdre leurs infirmières, car leur ratio d’IDE par rapport au nombre d’habitants est déjà bas », déplore Howard Catton. Deux pays sont historiquement des pays “exportateurs” d’infirmières pour le reste du monde : les Philippines (lire p. 24) et l’Inde. Selon les données de l’agence philippine pour l’emploi à l’étranger, 19 000 infirmières quittent chaque année le pays. Au point de mettre en péril leur propre système de santé. « Dans ces deux pays, à moins de former encore plus d’infirmières, des pénuries vont apparaître, continue le directeur général du CII. Il se pourrait qu’à l’avenir, ça ne soit plus aussi facile de continuer à y recruter le même nombre d’infirmières. » Dans certaines régions du monde, le problème est déjà aigu. C’est le cas par exemple aux Caraïbes. En 2017, Christopher Tufton, ministre de la Santé jamaïcain, déclarait lors d’un discours à l’OMS que le départ d’infirmières de l’île créait une crise dans les services de santé et « un effet dramatique sur la qualité globale des soins ». Ces vingt dernières années, le Royaume-Uni a fait activement campagne pour recruter du personnel infirmier étranger. Et le succès ne se dément pas. Les données du NMC révèlent que le nombre d’infirmières et de sages-femmes issues de pays tiers, qui se sont inscrites pour la première fois au Royaume-Uni cette année, a fait un bond de 126 %, passant de 2 720 l’année dernière à 6 157 cette année. Pour obtenir d’aussi bons chiffres, le Royaume-Uni a su se rendre attractif en améliorant son accompagnement et son soutien aux infirmières “bonnes” candidates à l’immigration qui répondaient au niveau professionnel requis. « Il est clair que les changements que nous avons apportés afin de simplifier la tâche des personnes possédant les compétences et les connaissances appropriées pour venir travailler ici depuis l’étranger font une réelle différence », souligne Andrea Sutcliffe. Ces migrations d’infirmières, le CII ne les voit pas forcément d’un bon œil. « Certes, le mouvement, pour des professionnels, est bénéfique. C’est l’occasion pour les IDE d’apprendre les bonnes pratique, cela permet le transfert de compétences et connaissances, admet Howard Catton. Mais c’est insensé d’envisager le recrutement à l’étranger comme une solution à long terme. Construire toute sa stratégie sur cela met les pays demandeurs dans une situation de grande dépendance : c’est très risqué. »

Manque de courage politique

Que font les États et organisations face à pareille situation ? La plupart sont encore dans le court-termisme. « Nous en sommes encore aux prémices, mais il y a une prise de conscience de la part de l’OMS de l’absolue nécessité d’investir dans les professionnels de santé », avance Howard Cotton. Les États paient aujourd’hui un manque d’anticipation. « La population vieillit, les soins se complexifient et les besoins en personnel explosent. Et beaucoup de décisions sur le nombre d’infirmières qu’on forme et qu’on emploie ont été prises dans le passé et n’ont pas été réactualisées », ajoute-t-il.

En Belgique, s’il n’y a pas à proprement parler de pénurie infirmière, un risque existe pour les années à venir. En cause, le nombre d’inscriptions dans les instituts de formation qui subit un léger “tassement” et le passage du diplôme infirmier de trois à quatre ans d’études. Pour Yves Mengal, vice-président de la Fédération nationale des infirmières de Belgique (FNIB), il ne fait aucun doute que la clé réside dans le courage politique. « Un plan politique portant sur l’attractivité et la rétention professionnelle doit être réalisé pour éviter ce risque de pénurie. Mais il faudrait que le politique s’intéresse vraiment au secteur infirmier et en fasse une priorité dans le système de santé, au-delà des mots et des déclarations d’intention, rarement appliquées dans les faits. » En Suisse, les infirmières ont décidé de prendre les choses en main. « Nous pouvons faire ce qu’on appelle une initiative populaire. C’est un droit civique qui permet à un nombre donné de citoyens de proposer une modification totale ou partielle de la Constitution fédérale et de la soumettre à la votation populaire, rappelle Sophie Ley. L’objectif de cette initiative est que la Confédération et les cantons garantissent des soins de qualité accessibles à tous, la formation d’un nombre suffisant d’IDE pour répondre à la demande croissante, et que des mesures efficaces soient prises pour lutter contre la pénurie de personnel et rendre la profession attrayante (salaire, possibilité de formation continue et de carrière). Nous avons donc élaboré un article de loi conforme juridiquement qui demande des incitations financières pour la formation - en pratique que les étudiants soient payés pendant la formation de manière à pouvoir vivre -, des incitations financières pour la formation continue tout au long de la vie pour garder ses compétences à jour. Et enfin, des conditions de dotation en personnel adaptées. » Leur « initiative populaire pour des soins infirmiers forts » a tout de suite connu une forte adhésion de la population et récolté 115 000 signatures en huit mois. « Un temps record, se réjouit Sophie Ley. Si nous allions vers un vote populaire, ce qui peut être visé dans deux ans, nous savons que nous aurions une grande partie de la population qui nous soutiendrait. L’initiative a beaucoup sensibilisé au niveau politique et montré que les IDE sont et doivent être des partenaires politiques. »

1 - « Cuts may leave NHS short of 70,000 nurses, leaked report warns », The Guardian, 26 mai 2019. À consulter sur : bit.ly/2Mq4DoB

2 - Le National Health Service (NHS) est le système de la santé publique du Royaume-Uni.

3 - Selon les propos de Sylvain Ducroz, le directeur des ressources humaines à l’AP-HP, rapportés dans Le Monde, « Des hôpitaux publics en mal de candidats aux postes d’infirmiers et d’aides-soignants », 16 mai 2019. À consulter sur : bit.ly/2HTF4aY

Revenus

Un indicateur de la Banque mondiale appelé PPP (Purchasing power parity), permet d’évaluer le pouvoir d’achat et de prendre en compte les différences entre les pays pour comparer les salaires.

→ Au niveau international, entre 2006 et 2016, le PPP a augmenté d’environ 30 %. On observe des disparités importantes, en particulier en Asie. Par exemple, une infirmière hospitalière en début de carrière aux Philippines a 20 % du pouvoir d’achat d’une infirmière de Hong Kong dans le même cas.

→ Pour ce qui est de la comparaison directe des salaires mensuels, on peut donner une idée de la fourchette de salaire de départ pour une infirmière : 200 € au Kenya et 2 000 € au Royaume-Uni. bit.ly/2ZuorJ4

ROYAUME-UNI

Le Brexit empire les choses

Le Brexit, puis les longues et difficiles négociations entre le Royaume-Uni et l’Europe, ont créé une atmosphère d’insécurité pour les travailleurs de l’UE, et les infirmières ne font pas exception. Les infirmières de l’UE constituent un élément essentiel des effectifs du Royaume-Uni. Le recrutement européen a longtemps joué un rôle important dans la stabilité du nombre d’IDE britanniques. De septembre 2014 à septembre 2016, le nombre d’inscrits en provenance de l’UE au registre du Nursing and Midwifery Council (NMC) a augmenté de 65 %. Quand le IDE formées sur place diminuaient : de 589 773 infirmières formées au Royaume-Uni et inscrites au registre en 2014 à 589 253 en 2018. Depuis le Brexit en 2016, beaucoup moins d’IDE de l’UE ont adhéré au NMC : les dernières statistiques montrent que depuis 2016, les nouvelles inscriptions auprès du NMC d’IDE issues de l’UE ont chuté de 91 %. Encore plus alarmant pour le pays : les infirmières qui quittent le pays. Depuis le référendum, plus de 7 000 ont quitté le registre, contre un peu plus de 4 000 qui l’avaient quitté entre 2013 et 2016. L’effondrement de la main-d’œuvre de l’UE représente un défi de taille pour le secteur de la santé et des services sociaux au Royaume-Uni.

Les citoyens de l’UE basés au Royaume-Uni seront éligibles pour solliciter un « statut établi » s’ils résident dans le pays de manière continue depuis au moins cinq ans avant 2020. Ceux qui vivent dans le pays depuis moins longtemps peuvent demander un « statut pré-établi ».

TÉMOIGNAGE

« En Mongolie, les infirmières aspirent à devenir médecins »

BAIKAL DOVDON

PRÉSIDENTE DE L’ACADÉMIE MONGOLE DES SCIENCES INFIRMIÈRES

« En Mongolie, il faut étudier trois ou quatre ans pour devenir infirmière, et seulement six ans pour être médecin. Les étudiants aspirent tous à être médecins. Le métier d’infirmière n’est même pas vraiment considéré comme un métier à part entière. Les jeunes viennent en école d’infirmière par défaut, parce qu’ils n’ont pas été admis en médecine. Une fois diplômés, ils partent étudier la médecine. Ils intègrent directement la deuxième année du cursus, voire la troisième. Résultat : nous manquons cruellement d’IDE. Nous avons un médecin pour 0,9 infirmière en ville et pour 1,2 infirmière en milieu rural. Alors que le ratio standard est d’un médecin pour quatre ou cinq infirmières.

L’environnement de travail des infirmières est extrêmement mauvais. Elles doivent s’occuper de 20 à 50 patients. Les heures de travail sont de huit à seize heures par jour, mais elles peuvent parfois travailler jusqu’à douze ou vingt-quatre heures par jour. Un autre problème majeur : la nourriture. Selon le ministère de la Santé, les infirmières commencent tout juste à pouvoir manger sur leur lieu de travail. Mais il y a encore des infirmières qui travaillent le ventre vide et les repas, quand ils sont servis, ne semblent pas les mêmes que ceux distribués aux médecins. Enfin, les infirmières doivent souvent acheter leur tenue de travail sur leurs deniers. »