FORMATION
TECHNIQUE CHIRURGICALE
DR JOSÉ-LUIS CARRASCO DEL CASTILLO
cardioanesthésiste, Hôpital Bichat, HUPNVS, AP-HP
En quatre-vingts ans, la circulation extra-corporelle a connu d’étonnants progrès, bien qu’elle demeure, aujourd’hui encore, un processus complexe comportant des sources d’accidents potentiels multiples pour les patients.
Selon le physiologiste français Claude Bernard, « on ne connaît bien une science que si l’on connaît son histoire ». Ainsi, le développement et l’application de la circulation extra-corporelle (CEC) pour permettre la chirurgie à cœur ouvert sont considérés comme l’un des progrès cliniques les plus importants de la médecine au cours de la dernière moitié du XXe siècle. Survenue en 1953, également année de la découverte de l’ADN par Watson et Crick, la création de la machine cœur-poumon a eu un impact immédiat sur le traitement de la plupart des maladies cardio-vasculaires.
Cette machine permet une circulation extra-corporelle, technique qui remplace temporairement la fonction du cœur et des poumons au cours de diverses interventions chirurgicales cardiothoraciques nécessitant un arrêt temporaire du cœur et du poumon. La poursuite de sa modernisation a permis de promouvoir d’autres avancées comme l’assistance mécanique cardio-respiratoire extra-corporelle (ECMO), les dispositifs d’assistance ventriculaire définitifs et les cœurs artificiels totaux. La CEC reste cependant une discipline très jeune.
Historiquement, l’idée que les organes puissent être séparés du corps et préservés par une perfusion externe, précurseur du concept de la CEC, émane du physiologiste français Jean-Jacques Le Gallois en1812.
Quelques années plus tard, en 1849, Loebell décrit la première perfusion d’organes isolés et les scientifiques Max von Frey et Max Gruber en 1885 créent le premier système fermé d’oxygénation et de perfusion des organes de manière isolée avec contrôle de la température.
Cependant, ce n’est que vers la première moitié du XXe siècle que l’idée de construire une machine « cœur-poumons » apparaît réellement. En 1931, le Dr John Gibbon (Massachusetts), à la suite du décès d’un patient après une embolectomie pulmonaire, a l’idée d’une machine capable de recueillir le sang désoxygéné, de l’oxygéner et de le reperfuser dans le système artériel. C’est en 1934 qu’il conçoit et construit la première machine de CEC à Boston, dont il publiera la description en 1937. Il est considéré comme le “père” de l’idée actuelle de la CEC mais aussi comme le premier perfusionniste de l’histoire. Après quelques tentatives infructueuses, le 6mai 1953, John Gibbon put réaliser la première intervention chirurgicale avec CEC réussie sur un cœur humain (fermeture du défaut congénital du septum auriculaire chez une jeune fille de 18 ans).
Par la suite, l’avancement du développement et l’amélioration de la configuration de la CEC en tant que technique d’aide à la chirurgie ont été rapides et continus. Cela montre comment, en quelques années à peine, les patients ont pu être soumis à des interventions chirurgicales cardiaques lourdes (valvulaires et coronariennes). La première greffe du cœur humain a même pu être réalisée.
Ainsi, le Dr Forest Dodrill effectue la première intervention chirurgicale valvulaire chez l’homme en 1952, avec une dérivation du cœur gauche. En 1960, Albert Starr et Lowell Edwards introduisent les premières prothèses valvulaires. En 1964, Michael E.DeBakey réalise les premiers pontages aorto-coronaires et, en décembre 1967, Christiaan Barnard réussit la première transplantation cardiaque orthotopique humaine, opération qui durera neuf heures et demie.
Parmi les autres événements historiques moins connus, mais également importants pour le développement de la CEC, on peut citer :
– en 1915, Joseph Hooker construit le précurseur des oxygénateurs ;
– un an après, Jay McLean découvre l’héparine, qui sera utilisée comme anticoagulant pour éviter la thrombose du circuit (son antidote, la protamine, sera découvert par Erwin Chargaff vingt ans plus tard) ;
– en 1920, Sergei S.Brukhonenko effectue une perfusion corporelle totale après une explantation cardiaque ;
– en 1952, Lewis utilise la technique de l’hypothermie sanguine induite, après l’induction anesthésique, ce qui consistait à abaisser la température du patient en l’introduisant dans un bac d’eau très froide pour ensuite effectuer la correction chirurgicale d’une malformation cardiaque ;
– en 1955, Melrose introduit le potassium comme agent d’arrêt cardiaque dans la cardioplégie ;
– quatre ans plus tard, Brown ajoute un échangeur thermique à la console de CEC ;
– en France, la première intervention à cœur ouvert avec CEC est réalisée à Paris en 1955 par Dubost et Sprovieri, et la première transplantation cardiaque en France et en Europe (7e transplantation mondiale) est pratiquée en 1968 à Paris par Christian Cabrol.
Au cours de ses presque quatre-vingts ans d’existence, la CEC a connu d’importants progrès, mais la plupart de ces pratiques reposent sur l’expérience plutôt que sur des données scientifiques de haut niveau. Il reste donc beaucoup de place pour la recherche et l’amélioration de la technique (amélioration de la biocompatibilité des surfaces du circuit, réduction de la réaction inflammatoire, amélioration des méthodes de protection myocardique, meilleure connaissance de la physiopathologie cardiaque, miniaturisation du système, etc.).
La CEC est une technique qui permet une suppléance de la fonction « cœur » (éjection de sang au moyen d’une pompe), de la fonction « poumon » (oxygénation et décarboxylation au moyen d’un oxygénateur). Elle peut également participer à l’épuration du sang par un hémofiltre (hémodialyse) en cas d’insuffisance rénale. De cette façon, elle offre au chirurgien un champ opératoire immobile et relativement dépourvu de sang, tout en maintenant une perfusion systémique et tissulaire adéquate. En dépit de la capacité remarquable de la CEC à atteindre ces objectifs et de l’amélioration de la préparation des circuits, le prix à payer est élevé car il existe des inconvénients importants. Il y a une réponse corporelle de stress massive, une hémodilution du sang due au volume d’amorçage du circuit, une perte de débit sanguin pulsatile se produisant en permanence du fait du mouvement de la pompe, une exposition d’éléments hématologiques à des surfaces inorganiques et non physiologiques, avec un traumatisme cellulaire associé. Cette technique se compose de plusieurs éléments :
– un circuit qui transporte le sang provenant du patient à travers des tuyaux ;
– une console avec plusieurs éléments qui permettent de pomper le sang, de l’oxygéner et de modifier sa température (refroidir/réchauffer) avant de le réinjecter vers le patient ;
– des systèmes de sécurité : moniteur de bulles d’air, filtres, monitorage, asservissement de la pompe au niveau du réservoir.
→ Procédures chirurgicales cardiaques dans lesquelles une CEC peut être utilisée :
– pontage aorto-coronarien ;
– réparation et/ou remplacement d’une valve cardiaque (valve aortique, valve mitrale, valve tricuspide, valve pulmonaire) ;
– réparation de gros défauts septaux (communication interauriculaire, communication interventriculaire, communication auriculo-ventriculaire) ;
– réparation complète ou palliative de cardiopathies congénitales (tétralogie de Fallot, transposition des gros vaisseaux…) ;
– transplantation cardiaque, cardiopulmonaire ;
– réparation d’anévrismes (anévrismes aortiques), de dissection aortique ;
– thrombo-endartériectomie pulmonaire ;
– ablation de tumeurs cardiaques (myxomes, fibro-élastomes…) ;
– décortication péricardique complexe ;
– cure d’anévrisme et pseudo-anévrisme ventriculaire ;
– pose d’assistance ventriculaire.
→ Domaines d’application de la CEC en dehors de la chirurgie cardiaque :
– excision d’anévrisme cérébral en hypothermie ;
– ablation de tumeur rénale avec extension dans la veine cave inférieure ;
– transplantation hépatique ou pulmonaire ;
– chirurgie de la trachée ;
– transplantation pulmonaire ;
– chirurgie de l’aorte thoraco-abdominale ;
– soutien hémodynamique en cas de défaillance ou d’intoxication aiguë ;
– réchauffement d’hypothermie accidentelle ;
– perfusion isolée de membre pour chimiothérapie in situ.
En général, il n’existe pas de contre-indication définitive à la CEC. Cependant, dans certaines situations, l’évaluation conjointe par les chirurgiens, les anesthésistes et les cardiologues peut choisir de différer le moment de la chirurgie non urgente, en tenant compte des complications post-opératoires possibles. De cette manière, pour des patients souffrant de maladies aiguës telles qu’une insuffisance respiratoire ou rénale, la présence d’un accident cérébrovasculaire récent, d’une infection active ou d’exacerbations aiguës d’asthme sont des raisons de retarder la chirurgie et d’attendre le rétablissement complet. Si la situation le permet, il est donc préférable d’attendre avant d’opérer pour améliorer le résultat et réduire le risque chirurgical.
La mise en place et la conduite d’une CEC est un processus complexe comportant des sources d’accidents potentiels multiples, augmentant la morbidité et la mortalité de la chirurgie cardiaque. Selon la dernière enquête réalisée par Jean-Michel Charrière en 2005 dans les hôpitaux et les cliniques de notre pays(1), les risques de complications sont les suivants :
– incident de CEC (événement fortuit, non intentionnel et sans conséquences pour le patient) : 1/138CEC ;
– accident de CEC (événement fortuit, non intentionnel et avec dommages pour le patient) : 1/1450 CEC ; décès : 1/4500 CEC ;
– dissection aortique sur canulation artérielle survenant au démarrage de la CEC, due à une canulation accidentellement intrapariétale ;
– hypoxémie liée à un défaut d’alimentation en O2 (mélangeur, déconnexion), à un défaut de l’oxygénateur, ou à une désaturation excessive du sang veineux ;
– embolie gazeuse au cours de la CEC ;
– thrombose du circuit : événement catastrophique qui oblige à changer le circuit. Elle est due à une héparinisation insuffisante, à une administration intempestive de protamine, ou à l’utilisation des aspirations de cardiotomie après neutralisation de l’héparine par la protamine ;
– réactions anormales à la protamine ;
– panne de la pompe principale : la suppléance manuelle est possible en cas de défaut d’alimentation électrique ;
– drainage défaillant et désamorçage du circuit ;
– déplacement des canules, qui empêche d’obtenir un débit adéquat ou entraîne une augmentation de la pression du circuit artériel.
La diminution de fréquence de ces complications est probablement en rapport avec l’utilisation plus répandue de dispositifs de sécurité, de systèmes de surveillance continue, d’une liste de contrôle de conformité obligatoire des consoles et du circuit CEC, mais aussi grâce à une meilleure spécialisation des différents professionnels de santé impliqués dans ce type de chirurgie.
Malgré tous les dispositifs et la surspécialisation des professionnels, la possibilité de conséquences préjudiciables pour les patients subissant une CEC est encore loin d’être considérée comme nulle.
Le syndrome post-CEC peut alors se développer, incluant des troubles de la coagulation, des altérations neurologiques, pulmonaires, myocardiques, rénales et splanchniques avec, à l’extrême, une défaillance multiviscérale. Actuellement, le plus souvent, ces altérations sont réduites par la qualité des matériaux utilisés, les techniques opératoires et certains agents pharmacologiques, comme par exemple les antifibrinolytiques et les stéroïdes.
Actuellement, on estime que plus d’un million d’opérations cardiaques sont effectuées chaque année dans le monde, à l’aide de la machine cœur-poumons. Le développement de la CEC a permis aux chirurgiens de traiter tous les types de pathologies cardiaques congénitales et acquises. La technique est couramment utilisée dans le monde entier avec beaucoup de succès. Cependant, il est important de se rappeler que la CEC n’est pas exempte de complications, dont beaucoup peuvent mettre la vie du patient en danger.
1- Étude à consulter en ligne sur : bit.ly/2Vvizgc
La circulation extra-corporelle (CEC) en chirurgie cardiaque est une technique invasive et complexe, qui s’intègre dans un contexte péri-opératoire caractérisé par des interactions permanentes entre les équipes d’anesthésie, de chirurgie et les spécialistes de la conduite de la machine de CEC, appelés perfusionnistes. Pour une bonne conduite de la CEC, il est nécessaire qu’une communication très étroite existe entre les différents membres de l’équipe en charge de l’opéré.
→ Pour la réalisation de la CEC, le chirurgien place une canule dans la veine cave (ou dans la veine fémorale) à travers l’ouverture de l’oreillette droite pour drainer par gravité le sang veineux désoxygéné vers un réservoir, d’où le sang est transféré par une pompe artérielle assurant le débit sanguin à une pression adaptée vers l’oxygénateur (qui agit comme un poumon temporaire). Ici, on lieu l’élimination du CO2 et l’enrichissement en oxygène. Ensuite, un filtre élimine les bulles d’air contenues dans le sang riche en O2, qui est réinjecté par une canule vers l’aorte et le reste du corps.
Lors du passage du sang dans le circuit, la température peut être modifiée rapidement grâce à un échangeur thermique (généralement intégré à l’oxygénateur, qui permet de faire varier la température du sang injecté au patient) ; dans les cas très complexes, où un arrêt complet du système circulatoire est requis, il est nécessaire de refroidir la température corporelle jusqu’à 18 °C, pour réduire le métabolisme cellulaire et ainsi permettre à l’organisme de tolérer plus longtemps l’ischémie induite.
Le cœur doit être arrêté, en diastole, non seulement pour permettre au chirurgien d’effectuer le geste mais également pour protéger les cellules du myocarde dans un contexte de circulation temporairement non physiologique. Pour arrêter le cœur, une solution froide riche en potassium (solution cardioplégique) est utilisée, qui fournit également un soutien nutritionnel aux cellules du myocarde.
Avec ces systèmes, il existe également des canules d’aspiration permettant de récupérer le sang perdu dans le champ chirurgical. Elles sont intégrées dans le circuit. Ces dernières années, un système de récupération/concentration du sang et de filtration (laveur de globules) de l’ensemble du circuit a été mis au point, ce qui a considérablement réduit le besoin de transfusion sanguine.
Le circuit (tuyaux de connexion avec une bonne hémocompatibilité) est rempli d’une solution de cristalloïdes isotoniques pour éliminer l’air à l’intérieur et éviter toute embolie gazeuse. De plus, le patient doit être totalement anticoagulé, généralement avec des doses importantes d’héparine, pour éviter une coagulation sanguine massive du circuit.
L’anticoagulant sera antagonisé par son antidote (protamine) à l’arrêt de la CEC.
Les risques d’infection sont réduits par l’utilisation de circuits et de techniques rigoureusement aseptiques et par l’utilisation d’antibiotiques par voie intraveineuse, selon les protocoles du service.
En résumé, le circuit de CEC empêche le passage du sang à travers le cœur et les poumons, de sorte que ces deux organes sont non fonctionnels pendant le geste chirurgical.