Presque 72 000 personnes vivent en établissement pénitentiaire en France. Leur santé est prise en charge dans des unités de soins (USMP) installées dans les prisons, mais qui dépendent d’un CHU. Les IDE sont les pivots des équipes qui y exercent.
Comme pour tout citoyen, l’accès aux soins est un droit pour les personnes détenues. Mais pour d’évidentes raisons d’organisation et de sécurité, elles ne peuvent pas se rendre chez leur médecin traitant ou dans un cabinet infirmier en cas de problème de santé. Aussi le soin vient à elles, via des “infirmeries” installées dans les établissements carcéraux. Ces unités de soins en milieu pénitentiaire (USMP) sont constituées d’équipes pluridisciplinaires, où les infirmières forment le gros des troupes. À leurs côtés, des cadres, des médecins généralistes ou addictologues, des kinésithérapeutes, ainsi que des médecins spécialistes et, parfois, des dentistes, qui effectuent quelques heures de vacation… Tout leur exercice est régi par un guide méthodologique(1), édité par les ministères de la Justice et de la Santé. Ce document spécifie quels types de soins sont apportés dans les USMP et comment assurer la continuité quand une visite ou un séjour à l’hôpital s’impose, mais il encadre aussi les prises en charge spécifiques et balise les contours du secret professionnel.
Ces précisions sont indispensables, tant les soins en milieu carcéral se situent à la frontière entre les missions de l’État en termes de santé des citoyens et celles liées à la sécurité et au maintien de l’ordre. Pour autant, bien qu’ils exercent derrière les murs de la prison, les soignants restent des salariés de l’hôpital public et sont rattachés à un CHU de proximité. « L’administration pénitentiaire est souvent tentée de nous rappeler que nous ne sommes que des invités dans l’enceinte de l’établissement, mais si les USMP existent, c’est bien que l’État estime que nous avons notre place dans les prisons », remarque Roch-Étienne Noto-Migliorino, ancien infirmier à Fresnes (Val-de-Marne) et auteur de l’ouvrage Infirmier en milieu carcéral(2).
Au quotidien, les infirmières des USMP réalisent des soins très variés. « Nous rencontrons les personnes détenues lorsqu’elles sont dans le quartier des arrivants, détaille Stéphanie Aubert, IDE à l’USMP de la maison d’arrêt de Nîmes (Gard). C’est l’occasion de faire un bilan complet, que certains n’ont pas fait depuis longtemps. » Lors du rendez-vous d’entrée, des sérologies et des radiologies de dépistage sont proposées, ainsi qu’une évaluation des addictions et des injections de vaccins. Dans les unités où les prises en charge somatique et psychiatrique sont assurées par la même équipe, une évaluation du risque suicidaire est aussi organisée.
Une fois dans leur cellule d’incarcération, les détenus peuvent solliciter un rendez-vous auprès de l’USMP, en déposant une demande écrite mentionnant le motif dans une boîte aux lettres spécifique. « Nous faisons, pêle-mêle, de la diabétologie, de l’addictologie, du suivi de pathologies chroniques cardiaques et pulmonaires, de la radiologie et des plâtres, des pansements, des vaccins, des prises de sang, etc. », énumère Denis, infirmier à l’USMP du centre pénitentiaire de Bourg-en-Bresse (Ain). Une partie des pathologies trouve son origine dans les conditions d’incarcération : maladies de peau liées aux conditions d’hygiène et à la promiscuité, tabagisme et prise de toxiques, problèmes oculaires en lien avec la présence quasi permanente d’un caillebotis ou de barreaux dans le champ de vision, etc.
À cela s’ajoutent la vérification des médicaments préparés par la pharmacie de l’hôpital, la distribution des traitements et des actions de prévention sous forme d’ateliers, parfois en lien avec des associations. Enfin, il faut prendre en charge les malaises et les blessures. « Notre service s’apparente à un cabinet de consultation en ville et à un service d’urgence », résume Véronique, également IDE à Bourg-en-Bresse.
Mais à l’inverse du libéral et des urgences, il peut être compliqué de réaliser des examens complémentaires. « Nous n’avons le droit qu’à une extraction médicale par demi-journée, pour plus de 400 personnes, explique Mélanie Kinne, médecin généraliste à l’USMP de Nîmes. Nous faisons les radios sur place, mais pour tous les autres examens, qui demandent un transfert au CHU, il ne faut pas se tromper. » D’autant plus qu’une extraction en urgence pour un motif finalement indu pourra créer des tensions avec l’administration pénitentiaire. « Cela leur demande de trouver du personnel en urgence. Si la personne détenue qu’on veut transférer est considérée comme dangereuse, il faut des moyens de sécurité supplémentaires », concède Anne Kennel, cadre de l’USMP de la maison d’arrêt de Strasbourg.
Les équipes doivent faire preuve de discernement et de réactivité lorsqu’elles prennent en charge des malaises, des AVC ou encore des suites d’actes violents entre détenus. Une première expérience dans un service de réanimation ou aux urgences est un vrai bonus, d’autant plus que les formations à la spécificité des soins en milieu carcéral sont rares(3) et facultatives.
Les actes d’auto-agression font également partie des prises en charge courantes. « Le risque suicidaire est plus élevé en prison, remarque Roch-Étienne Noto-Migliorino. Les hommes ont tendance à essayer de se pendre alors que les femmes prennent le plus souvent des médicaments. » Quand une personne détenue est retrouvée inanimée après une tentative de suicide, il n’est pas rare qu’une IDE démarre la prise en charge, en attendant l’arrivée du Samu. Pour éviter ces situations dramatiques, les soignants ont un rôle à jouer dans la prévention de la crise suicidaire. « En dix ans, la population carcérale a évolué et l’on croise désormais plus de personnes souffrant de pathologies mentales. On traite aussi plus de passages à l’acte », constate Denis.
Dans les USMP qui font le choix de prendre aussi en charge la psychiatrie, la détection et le suivi de ces pathologies est un enjeu quotidien. « On réévalue le risque suicidaire à toutes les périodes charnières : au moment de la reconstitution des faits, à l’approche du procès, aux dates anniversaire », détaille Stéphanie Aubert, qui a d’abord travaillé en psychiatrie avant de rejoindre l’USMP. « On accueille de plus en plus de patients qui n’ont pas fait l’objet d’une expertise psychiatrique, déplore Mélanie Kinne. Ils découvrent leur pathologie en arrivant en prison. D’autres sont en rupture thérapeutique, ce qui augmente leur risque de passage à l’acte. » Un travail de fourmi sur l’adhésion du patient au traitement est donc nécessaire.
D’autres CHU concentrent les efforts de l’USMP sur le somatique, laissant la psychiatrie à une équipe dédiée, elle aussi dans les murs de l’établissement carcéral. C’est le cas à Strasbourg, où un second cabinet est installé un peu plus loin dans le couloir. Son personnel dépend d’un hôpital psychiatrique public local. « On fait quand même beaucoup de soins relationnels, explique Nicolas Grettner, IDE à l’USMP. Ici, on a le temps de discuter avec les patients, cette écoute leur apporte beaucoup. »
À la différence des services hospitaliers classiques, les soignants des USMP n’ont aucun contact avec les proches des patients. En revanche, ils doivent gérer le lien avec l’administration pénitentiaire. « Il est de l’intérêt de tous de travailler en bonne intelligence et de maintenir de bonnes relations », philosophe Denis. Pour prévenir les suicides, un travail commun est indispensable. Selon les personnalités de chacun, le courant passera plus ou moins bien, même si la situation n’est que rarement conflictuelle. Les agents pénitentiaires sont aussi garants de la sécurité des soignants, comme des autres personnes détenues. Ils n’ont, sauf cas exceptionnel, pas le droit d’être en salle de soin mais restent postés à proximité.
Le défi majeur est que chacun reste à sa place. « L’administration pénitentiaire aimerait parfois faire de nous des auxiliaires du maintien de l’ordre. Ils voudraient qu’on augmente les doses de certains traitements pour assurer une forme de calme dans les cellules. Mais ce n’est pas le rôle des soignants », affirme Roch-Étienne Noto-Migliorino. Pour des questions de sécurité ou d’inquiétude pour leur propre santé, certains surveillants cherchent parfois à connaître les pathologies des personnes détenues. « Les informations circulent, sous forme de bruit de couloirs, qu’on ne peut ni infirmer ni confirmer, explique Nicolas Grettner. Les surveillants nous demandent parfois s’il est vrai qu’untel est atteint du VIH/Sida ou d’une autre pathologie, en arguant qu’ils sont exposés à un risque de transmission. Mais on ne peut rien dire. »
Pour préserver le secret professionnel, le motif des consultations ou des mesures d’isolement sanitaire n’est jamais annoncé. De même, la distribution des traitements se fait de manière discrète. Mais certains cas sont plus délicats. « Quand on sait qu’un détenu voit son problème de santé mentale s’aggraver en raison de ses relations avec un co-détenu, nous ne pouvons pas le signaler tel quel à l’administration pénitentiaire, remarque Mélanie Kinne. On suggère alors à l’équipe de la maison d’arrêt de recevoir notre patient en rendez-vous, sans en dire plus. » En cas d’inquiétude sur un risque suicidaire, les équipes des USMP recommandent une surveillance accrue de la personne concernée, sans entrer dans les détails. À l’inverse, si les agents pénitentiaires trouvent beaucoup de médicaments lors d’une fouille, ils la signalent aux soignants. Dans les cas où le patient fait clairement part de son intention de nuire, le secret professionnel n’a plus cours. « Un homme m’avait raconté qu’il s’était procuré une arme blanche pour attaquer un surveillant », se rappelle Roch-Étienne Noto-Migliorino. Conformément au guide méthodologique, il a prévenu du risque d’agression.
Dans le sens inverse aussi, il faut savoir respecter le secret : les soignants n’ont pas à connaître le motif d’incarcération de leurs patients détenus. Ils ne peuvent donc pas interroger les agents pénitentiaires sur ce sujet. « Parfois, ce sont les détenus eux-mêmes qui nous le racontent spontanément », note Stéphanie Aubert. Pour la prise en charge en psychiatrie, ce besoin de respecter le silence est à nuancer, car connaître le motif d’incarcération peut orienter le suivi. « Il arrive aussi que l’on connaisse le cas par les médias, même si le sujet n’est pas abordé par le patient », remarque Roch-Étienne Noto-Migliorino. Il faut alors trouver la juste distance thérapeutique, qui se défait du jugement de valeur. « Derrière la monstruosité des actes, il y a des êtres humains, parfois intéressants. Éprouver de la sympathie pour eux ne veut pas dire que l’on cautionne leur acte », ajoute-t-il. Mais, parfois, que ce soit par aversion ou en raison de tensions passagères, les soignants peuvent se sentir mal à l’aise avec certains de leurs patients. « Il faut passer la main à un collègue, même s’il est en principe sur un autre poste », conseille Véronique. Les différentes USMP semblent toutes fonctionner avec des équipes solides et solidaires. « Les situations rencontrées ainsi que la particularité du lieu, derrière les murs d’une prison, loin du CHU, vont donner un élan particulier à la cohésion de l’équipe », remarque la cadre Anne Kennel. Cet esprit d’équipe dépasse le cercle infirmier et s’étend aux autres soignants, stagiaires inclus.
Si beaucoup ont dépassé la méfiance qu’ils ont pu ressentir au début, les professionnels des USMP restent toujours vigilants. « Les agressions physiques contre les soignants sont rares, mais les insultes sont beaucoup plus courantes », décrit Denis. « Quand on refuse d’accéder à une demande, quand le retard s’accumule, les détenus peuvent s’énerver », confirme Stéphanie Aubert. Les IDE doivent aussi apprendre à résister aux tentatives de manipulation de leurs patients, qui peuvent essayer d’obtenir de meilleures conditions de détention en jouant sur l’aspect sanitaire. « Au début, il faut s’approprier certaines règles de sécurité, ajoute Anne Kennel. En salle de soins, on ne peut pas laisser un garrot ou des ciseaux à portée de main des patients, qui pourraient s’en servir pour agresser un tiers ou s’auto-mutiler. » Pour autant, le risque sécuritaire est assez contenu grâce à la proximité des agents pénitentiaires et au travail en équipe. « Il y a moins de violence envers les soignants ici qu’en service de psychiatrie », rassure Stéphanie Aubert. Les infirmières en USMP touchent tout de même une prime de risque, de 96 € bruts mensuels pour un temps plein. Pas de quoi faire naître une vocation…
« Certains viennent pour les horaires », glisse Roch-Étienne Noto-Migliorino. En effet, il n’y a quasiment jamais de nuit, et parfois même pas ou peu de week-ends. « Ceux-là ne restent pas », ajoute-t-il. Les bonnes motivations ? « Avoir envie de prendre en charge l’humain dans tout ce qu’il est, et aimer l’aventure, car les rencontres sont parfois surprenantes », estime l’ancien IDE devenu cadre, puis formateur en soins infirmiers. Pour tenir dans la durée, « il faut être prêt à être en empathie avec des personnes détenues », notent les soignantes de Nîmes. « Il faut aussi être stable dans sa vie, car c’est pesant d’absorber le stress de la vie pénitentiaire et d’encaisser des situations inhabituelles », ajoute Denis. Enfin, il faut une certaine ouverture d’esprit pour ne pas se laisser envahir par l’enfermement physique.
1- Guide disponible sur le site du ministère de la Justice à cette adresse : bit.ly/2KC8jBJ
2- Noto-Migliorino Roch-Étienne, Infirmier en milieu carcéral. Accompagner, soigner, réinsérer, 2018, Éd. Elsevier Masson (2e édition).
3- L’association parisienne Transfaire est un des principaux prestataires de formations spécifiques à l’exercice en milieu carcéral (www.transfaire.org). Un DU santé publique en milieu pénitentiaire est proposé à l’université Paris-V ; un DU soins en milieu pénitentiaire existe aussi à l’université de Saint-Étienne.
→ Il existe 174USMP en France, une par établissement pénitentiaire, pour assurer les soins courants et les premiers secours en cas d’urgence. Quand il faut amener une personne sous main de justice à l’hôpital pour un rendez-vous ou pour un séjour de moins de quarante-huit heures, on choisit l’hôpital de proximité.
→ Pour les hospitalisations plus longues, programmées, huit unités hospitalières sécurisées inter-régionales (UHSI) sont ouvertes dans des CHRU.
→ Pour les soins psychiatriques, les soins ambulatoires peuvent être assurés par les USMP. Certains établissements pénitentiaires disposent d’un service médico-psychologique régional (SMPR), au nombre de 26 en France, rattaché à un établissement de santé mental public local. Les SMPR proposent également de l’hospitalisation de jour : ainsi, des détenus peuvent être transférés d’une prison sans SMPR à un établissement équipé, si la prise en charge le nécessite.
→ Les hospitalisations longues ou sans consentement peuvent avoir lieu dans une des neuf unités hospitalières spécialement aménagées (UHSA) de France. Les urgences et certaines hospitalisations sans consentement peuvent aussi être du ressort d’un hôpital psychiatrique de proximité.
→ Pour échanger sur leurs difficultés et améliorer leurs pratiques, les différents corps de soignants peuvent rejoindre l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (Apsep). Outre un congrès tous les dix-huit mois environ, l’association organise des journées régionales et participe à des groupes de travail ministériels. « On peut toujours contacter un membre de l’association en cas de doute sur une question réglementaire, par exemple », apprécie Anne Kennel.
→ Les soignants spécialisés en psychiatrie peuvent aussi se rapprocher de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP) qui organise des rencontres nationales.
Apsep : sante-prison.fr
ASPMP : aspmp.fr