L'infirmière Magazine n° 408 du 01/10/2019

 

CARRIÈRE

GUIDE

MURIELLE CHALOT  

La technicisation de la pratique soignante et la pression budgétaire sur les établissements éprouvent les professionnels. Créer des espaces collectifs d’expression devient un véritable enjeu de santé au travail.

Les groupes de parole à destination des professionnels hospitaliers sont-ils utiles ? Oui, à en croire les témoignages unanimes de psychologues qui les animent, de soignants qui y participent et de cadres qui les promeuvent. Sont-ils pour autant considérés comme nécessaires ? On peut en douter, tant leur existence est inégale dans le territoire et au sein même des établissements. Il ne saurait en être autrement, en l’absence totale de réglementation pour les régir, ou même de recommandations officielles pour les encourager. Ils apparaissent pourtant, là où ils existent, comme un exemple flamboyant de bonne pratique.

En tant qu’espace-temps où les professionnels peuvent exprimer des états d’âme inévitablement induits par la pratique soignante en environnement contraint, voire toxique, le dispositif du « groupe de parole », profondément humain, est complexe à appréhender. Ni groupe d’analyse de la pratique, ni réunion de service, ils sont d’emblée décrits comme ce qu’ils ne sont pas : ni dispositif thérapeutique, ni lieu de médiation, ni (psych) analyse de groupe et encore moins défouloir sur les conditions de travail, les problématiques organisationnelles, etc.

Événement traumatisant

• Sur le terrain, les groupes de parole répondent à deux cas de figure. Le plus typique consiste à en organiser à la suite d’un événement traumatisant : agression par un patient, série de décès brutaux, suicide d’un collègue, etc. Une à trois séances rapprochées dans le temps aident alors les professionnels à extérioriser un surcroît de tension ou de peine. Plus rarement sont conduites des tentatives de groupes de parole réguliers, décorrélés de tout incident précis. Dans tous les cas, les réunions sont animées par un psychologue. Elles durent environ une heure et rassemblent jusqu’à une quinzaine de professionnels, parfois deux ou trois.

Une fois la date et le lieu fixés, la diffusion de l’information se fait par voie d’affichage dans les services. « Je passe aussi par les infirmières coordinatrices ou référentes », témoigne Véronique Louapre, psychologue clinicienne du service de réanimation et pédiatrie néonatales de l’hôpital Robert-Debré (AP-HP).

Médecins réticents

• Vient ensuite qui veut : les professionnels médicaux et paramédicaux bien sûr, mais, au-delà, « toutes les personnes liées aux patients et aux familles, comme par exemple les agents du standard », pointe Valérie Carrara, psychologue du personnel à l’hôpital de Garches (AP-HP). « On sous-estime leur rôle, mais ces agents sont parfois en contact téléphonique avec des personnes suicidaires », souligne-t-elle. Idem pour les ASH ou « les secrétaires qui sont en contact avec les patients qui peuvent avoir des choses à dire sur les malades, les familles », renchérit Isabel Cordoba, psychologue du personnel à l’hôpital Necker (AP-HP). Et jusqu’aux aumôniers, exposés aux souffrances psychiques des patients condamnés. « Les médecins sont souvent ceux qui viennent le moins, constate Véronique Louapre. Ce n’est pas dans leur culture et il y a par ailleurs beaucoup de concurrence entre médecins, il n’est donc pas évident pour eux de se poser pour parler en groupe de leur état émotionnel. »

Pas de lien hiérarchique

• La seule limite dans la composition des groupes de parole obéit au souci d’en garantir la réussite et cela passe, entre autres, par l’absence de rapport hiérarchique entre les participants. « Entre un médecin et une infirmière, il n’y pas de lien hiérarchique, alors qu’entre un cadre et une infirmière, si. Cela peut freiner la parole de savoir qu’on va par la suite passer en entretien annuel d’évaluation avec son cadre », explicite Isabel Cordoba. « Certaines situations nécessitent qu’un cadre soit là, mais la parole n’est pas la même en présence de la hiérarchie », abonde Véronique Louapre. Pour contourner l’écueil, il arrive qu’une seconde réunion soit programmée, en présence du cadre. Pourtant, aux Hospices civils de Lyon, dans un service accueillant des patients atteints de cancer, un groupe incluant la cadre fonctionne sur un rythme hebdomadaire depuis plusieurs années. « J’ai été infirmière pendant plus de vingt ans, moi aussi il m’arrivait d’en avoir marre d’un patient insupportable, désagréable ou impoli », se souvient celle-ci. « S’il y a un trop-plein, c’est le moment et le lieu adaptés pour l’exprimer. Si je m’en sers, c’est pour aider et accompagner l’équipe, pas pour juger », plaide-t-elle, consciente que ce groupe est un peu à part. Il a pu exister grâce au Plan cancer, qui a instauré un centre de coordination en cancérologie doté d’une psychologue à la disposition des patients en soins palliatifs. Chaque semaine, les professionnels se réunissent pour passer en revue les patients et aborder les situations « à problème » : « Fin de vie qui se passe mal, patients difficiles, agressifs ou qu’on n’arrive pas à soulager », énumère la cadre. « La psychologue, qui connaît les patients dont on parle, peut apporter des clés de compréhension ou déculpabiliser les soignants », expose-t-elle. Quant au médecin, « il peut donner des explications médicales, c’est une soupape de sécurité pour l’équipe ».

Souffrance soignante

• De fait, les décisions médicales que les infirmières doivent appliquer, bien qu’elles aient parfois du mal à les accepter sur le plan éthique (arrêt des soins par exemple), sont régulièrement la source de l’incompréhension et de la souffrance exprimées en groupe de pa role. C’est la fameuse perte de sens, « quand les personnels ne se sentent plus dans le soin », témoigne Véronique Louapre. Des sujets délicats ou tabous sont aussi abordés, comme la gêne que peut occasionner la sexualité de patients âgés, jeunes ou handicapés. Plus couramment, « certains pa tients se sachant condamnés ont envie de parler de leur mort et cela met les soignants en difficulté, comme si ce sujet était pour eux indécent », témoigne Valérie Carrara.

• L’impuissance est une autre source de souffrance soignante. « Une personne anorexique hospitalisée dans un service de renutrition, qui atterrit en réa, cela met les soignants dans une situation d’échec très douloureuse. L’idée est alors de les déculpabiliser, de leur dire qu’ils font leur job, même si les résultats ne sont pas au rendez-vous », indique Valérie Carrara. Il arrive aussi qu’une situation de soins fasse écho au vécu personnel de la soignante. Quand de très jeunes infirmières, tout juste mères, voient mourir des nourrissons en réanimation, « elles ont besoin de verbaliser entre elles », insiste Véronique Louapre.

• Quand des professionnels en détresse se livrent trop ou craquent les psychologues leur proposent invariablement un rendez-vous individuel. Dans cet environnement professionnel que reste le groupe de parole, « entrer dans l’intime est dangereux car pour continuer de travailler ensemble, il faut maintenir une certaine distance », juge Isabel Cordoba.

Quelle est donc la valeur ajoutée du groupe de parole par rapport à un entretien individuel avec un psychologue (les deux pouvant coexister) ? « Sur un plan très pragmatique, en groupe, je touche plus de personnes en un minimum de temps. Mais c’est avant tout la mise en commun du ressenti », répond Véronique Louapre. « S’apercevoir que la collègue avec qui on n’a pas eu le temps de parler ressent la même chose, ça fait du bien, abonde Isabel Cordoba. À l’inverse, quand chacun vit les choses différemment, il est important de l’entendre. » « Quand un groupe fonctionne bien, les participantes arrivent à s’étayer entre elles, à trouver leurs propres solutions », relève de son côté Véronique Louapre.

Règles précises

• Que faut-il pour qu’un groupe fonctionne ? Outre le soutien de l’encadrement, déterminant, il vaut mieux l’organiser sur le temps de travail, ce qui n’est pas toujours le cas. Surtout, les personnes doivent se sentir en confiance. « Si quelqu’un se sent jugé, attaqué, ça compromet vraiment le dispositif », prévient Véronique Louapre. D’où l’importance de poser un cadre avec des règles de fonctionnement, via un règlement intérieur (voir ci-contre).

Exemple de règlement

1. Le choix et l’engagement : chacun décide de s’engager librement dans le groupe, cet engagement traduit toutefois une volonté de participer à la réflexion et aux échanges.

2. La ponctualité : la réunion commence et finit à l’heure. Chaque personne s’engage à être à l’heure car il est toujours très difficile de s’intégrer dans une réunion déjà engagée.

3. Le non-jugement : la parole, le comportement des participants et les différences entre les membres du groupe ne donnent lieu à aucun jugement de valeur.

4. La confidentialité : tout ce qui se dit dans le groupe appartient au groupe et ne peut, en aucun cas, être répété à des personnes extérieures au groupe ; le non-respect de cette règle entraînera la dissolution du groupe.

5. L’expression : chacun parle en son nom propre et utilise la première personne « je ».

6. Le respect de la parole de l’autre : chacun a droit à un temps de parole, s’il le souhaite. Parce qu’il est important que la parole de l’autre puisse être écoutée avec respect, il est demandé d’éviter les apartés.

7. La régularité : chacun s’engage à participer à toutes les séances proposées.

Source : proposition de règlement élaborée par Isabel Cordoba, Valérie Carrara et Isabelle Frétigny, psychologues dans des établissements de l’AP-HP.

INTERVIEW

ISABEL CORDOBA PSYCHOLOGUE DU PERSONNEL À L’HÔPITAL NECKER (AP-HP)

Pourquoi est-il important qu’un groupe de parole soit animé par un psychologue ?

• À mon sens, il importe que ce soit un psychologue, et même un psychologue clinicien, qui anime car nous sommes formés à recevoir la parole, à entendre et supporter la souffrance et l’angoisse. Il peut se produire des mouvements psychiques dans un groupe, une certaine agressivité peut s’exprimer et cela peut être violent à l’égard de celui qui l’anime, lorsqu’il n’est pas formé à entendre ce qu’elle veut exprimer, ni à percevoir qu’elle ne s’adresse pas à lui. Nous sommes aussi là pour poser un cadre et en être les garants. L’une des règles principales est bien sûr le secret professionnel et la confidentialité des propos tenus, tant les nôtres que ceux des participants.

Quel est le rôle de l’encadrement dans l’organisation de ces groupes ?

• L’initiative revient beaucoup aux cadres de services. La demande vient parfois de l’équipe, mais c’est toujours le cadre qui s’en fait le relais. Certains sont très facilitants, et donnent par exemple des heures aux gens qui restent (temps de formation, de récupération). À l’inverse, il peut y avoir une certaine méfiance ou des résistances : comme par hasard, les gens ne seront finalement pas disponibles au moment de la réunion ou alors la salle réservée s’avère occupée… La plupart du temps, la participation aux groupes de parole se fait sur la base du volontariat, mais parfois les cadres imposent un peu au personnel de venir. Personnellement, je préfère que les gens soient libres, mais je constate aussi qu’il faut parfois imposer pour que ça prenne.

La frontière semble parfois floue entre groupe de parole, d’analyse de la pratique, réunion de service…

• Oui, il arrive que je sois trop interpelée par une équipe en souffrance par rapport à des problèmes de conditions de travail ou de mauvaise organisation, or ce n’est pas mon rôle. Mais je peux proposer de faire remonter les doléances à la direction des ressources humaines, avec l’accord du groupe. De même, quand les médecins participent, c’est souvent pour donner une information médicale sur un patient et le groupe de parole prend alors des allures de réunion d’équipe. Il faut faire preuve de souplesse ! L’important est d’arriver à ce qu’une équipe se permette de prendre le temps de penser son travail et de mettre des mots sur la façon dont il est vécu.

PROPOS RECUEILLIS PAR MURIELLE CHALOT