L'infirmière Magazine n° 409 du 01/11/2019

 

PROJET DE LOI

ACTUALITÉS

REGARDS CROISÉS

HÉLÈNE COLAU  

Alors que se profile le projet de loi sur la santé au travail, qui pourrait être déposé en 2020, un rapport présenté début octobre par le Sénat formule de nombreuses propositions visant à réorganiser les services de santé au travail (SST).

Stéphane Artano

« Il faut élargir la pratique avancée »

Pourquoi voulez-vous élargir les services de santé au travail (SST) à tous les travailleurs ?

Nous ne voulons laisser personne sur le côté de la route. Les travailleurs non salariés sont soumis à des risques spécifiques liés à la forte responsabilité personnelle qui caractérise leurs métiers. L’épuisement professionnel, voire le risque suicidaire, est donc fortement présent chez eux. En outre, la nature du travail indépendant favorise le déni par les intéressés de leurs problèmes de santé, ce qui conduit à l’aggravation de ces problèmes.

Avec ce rapport, nous poursuivons avant tout un objectif de santé publique. Les maladies professionnelles ont évidemment un coût pour l’Assurance maladie, mais on ne peut pas traiter ces sujets-là uniquement selon un prisme financier.

Quelles évolutions dans l’organisation des SST préconisez-vous ?

Nous voulons mettre en place un système de certification des SST sous forme d’une agence nationale de la santé au travail. Aujourd’hui, les SSTI(1) sont agréés par les Direccte(2), mais il y a peu de suivi réel car elles disposent de peu de moyens. Notre objectif est la création d’un référentiel national, qui assurerait le même niveau de service où que l’on soit sur le territoire - même s’il restera des thématiques différentes dépendantes des caractéristiques de la région, qui peut être industrielle ou plus centrée sur les services. On retrouverait dans cette agence les ministères de tutelle (Santé et Travail), ainsi que l’Assu-rance maladie.

Comment attirer assez de professionnels de santé pour assurer cette offre élargie ?

Pour susciter davantage de vocations de médecin du travail, il faut intéresser les étudiants très tôt, dès la Paces. Actuellement, ils découvrent cette spécialité trop tard. On pourrait ensuite permettre aux étudiants de 2e cycle en médecine générale de réaliser une partie de leur stage obligatoire en SST.

Dans les zones rurales, on pourrait aussi imaginer des partenariats avec les médecins généralistes. Les praticiens intéressés seraient agréés par l’ARS, qui leur permettrait de compléter leur cursus en médecine du travail. Il faut créer des passerelles quand cela s’impose, sans pour autant instaurer une dérogation systématique.

Et pour les infirmières du travail ?

Leurs effectifs sont déjà en forte progression : en 2018, on comptait 1,8 IDE de santé au travail en SSTI, soit + 22 % par rapport à 2017. Mais il faudra encore renforcer l’attractivité de la profession. Pour cela, nous proposons d’élargir la pratique avancée à une quatrième spécialité, la santé au travail. Les infirmières seraient ainsi habilitées à diagnostiquer certains risques dont la prévention est considérée comme prioritaire, à savoir les troubles musculo-squelettiques, les troubles auditifs ou encore les problèmes respiratoires.

Nous suggérons par ailleurs d’enrichir la formation initiale des infirmières par des modules obligatoires d’initiation à la santé au travail. Voilà les pistes d’évolution que nous avons identifiées, mais nous espérons que des suggestions supplémentaires, qui viendraient des professionnels, pourront nourrir nos travaux parlementaires !

Coralie Veticoz

« Il faut davantage de délégation »

Pourquoi élargir les SST à tous les travailleurs ?

Cela nous semble positif car la visite de médecine du travail est le seul moment, dans une vie, où l’on est obligé de se rendre dans un service de santé. Or, les chefs d’entreprise, qui font beaucoup d’heures, ne prennent pas toujours le temps de s’occuper de leur santé. Par ailleurs, il nous arrive déjà d’en rencontrer, lorsqu’ils sont salariés de leur propre société, et ils ne comprennent pas toujours notre rôle, ni pourquoi ils paient des cotisations chaque année alors que la visite n’a lieu que tous les cinq ans… Les intégrer au système de santé au travail permettrait de mieux les sensibiliser à notre travail et aux bénéfices que leurs employés peuvent en retirer.

La création d’une agence nationale de certification, préconisée par le Sénat, vous semble-t-elle utile ?

Tout à fait. Aujourd’hui, on n’a pas du tout accès aux mêmes services selon les départements et ça n’est pas normal. Les cotisations varient du simple au double et, surtout, les SST ne communiquent pas du tout avec la même efficacité. Du coup, des entreprises ignorent avoir droit à certains services compris dans leur cotisation annuelle, comme l’aide à la rédaction du document unique - obligatoire, il permet de prioriser et piloter les risques professionnels de l’entreprise.

Par manque d’information, elles recourent parfois à un prestataire extérieur, ce qui leur coûte cher. Il existe déjà un référentiel de certification, mis en place par l’organisme Présance, mais comme il n’est pas obligatoire, la majorité des services ne sont pas certifiés à ce jour.

Que pensez-vous de l’extension de la pratique avancée à la santé au travail ?

Nous y sommes évidemment favorables. Dans l’absolu, il faudrait créer des pratiques avancées avec un tronc commun en prévention, à décliner ensuite (santé publique, santé au travail, etc.). Aujourd’hui, si une IDE quitte un service de médecine pour la santé au travail, elle peut commencer du jour au lendemain, sans aucune formation ! La création d’une nouvelle spécialité, ainsi que des pratiques avancées, permettrait d’y remédier. Mais nous trouvons que les propositions du Sénat ne vont pas assez loin. Nous souhaiterions davantage de délégation de la part des médecins. Il y a déjà des IDE du travail qui pilotent des actions de prévention, par exemple en organisant des ateliers de sensibilisation des agriculteurs au lavage des mains, aux risques liés aux animaux, etc. Si les IDE du travail avaient un niveau master 2, cela validerait ces compétences en conduite de projet.

Comment améliorer l’attractivité de la profession ?

Il faudrait déjà en parler davantage dans les Ifsi. Ensuite, il faudrait développer notre rôle de détection des risques, qui fait partie du rôle propre infirmier. Enfin, l’activité de conseil que les médecins n’ont pas toujours le temps de mener pourrait être assumée par les IDE. C’est déjà souvent le cas dans les services de santé au travail autonomes : les employeurs apprécient les conseils prodigués aux salariés ou à eux-mêmes, par exemple sur l’ergonomie du travail sur écran. Mais encore une fois, il faudrait légitimer cette compétence par un diplôme. À terme, nous pourrions envisager des SST avec des cadres infirmiers chargés de piloter des projets. Cela pourrait remotiver les IDE qui choisissent souvent cette spécialité en seconde intention. Alors qu’une fois qu’elles découvrent le métier, elles voient combien il est intéressant !

1 - Service de santé au travail inter-entreprises.

2 - Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi.

STÉPHANE ARTANO

SÉNATEUR DE SAINT-PIERRE-ET-MIQUELON, COAUTEUR DU RAPPORT D’INFORMATION

→ 2006 : président du conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon

→ 2017 : sénateur de Saint-Pierre-et-Miquelon

→ 2017 : membre du conseil d’administration de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé

→ 2019 : coordonne, avec la Commission des affaires sociales, le rapport sur la santé au travail

CORALIE VETICOZ

SECRÉTAIRE DU GROUPEMENT DES INFIRMIÈRES DE SANTÉ AU TRAVAIL (GIT)

→ 2001 : obtient son diplôme d’État à Grenoble

→ Avril 2010 : devient infirmière de santé au travail au sein d’une entreprise de métallurgie

→ Janvier 2016 : intègre un service de santé au travail inter-entreprises (SSTI) en Isère

→ Janvier 2018 : secrétaire du Groupement des infirmières de santé au travail (GIT)

POINTS CLÉS

→ Un rapport d’information sur la santé au travail a été présenté début octobre par le Sénat. Pointant un système de santé au travail « profondément inégalitaire », ce rapport, qui s’appuie sur 51 auditions - dont celle de représentants des infirmières de santé au travail -, prêche notamment pour l’extension du service aux travailleurs non salariés (chefs d’entreprise, commerçants, artisans, professions libérales…), soit 2,8 millions de Français. Il propose ainsi qu’à l’avenir, « la santé au travail [soit] consacrée comme un service universel pour l’ensemble des travailleurs, et concerne obligatoirement les chefs d’entreprise et les travailleurs indépendants ».

→ Les deux rapporteurs, Pascale Gruny et Stéphane Artano, suggèrent aussi que la gouvernance de ce système soit « confiée à une agence nationale de la santé au travail ». L’enjeu est de taille : ces dernières années, les arrêts de travail ont augmenté, quelle que soit la tranche d’âge.