Faire savoir ce que l’on vaut - L'Infirmière Magazine n° 409 du 01/11/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 409 du 01/11/2019

 

RECONNAISSANCE PROFESSIONNELLE

CARRIÈRE

PARCOURS

LISETTE GRIES  

Congrès, publications, formation, transmission de connaissances… Les IDE ont différents moyens de valoriser leurs compétences. Encore faut-il que leur encadrement crée les conditions nécessaires, et qu’elles soient convaincues de leur talent.

Est-ce parce qu’elles sont trop nombreuses ? Parce qu’elles n’ont pas l’habitude de porter des revendications à l’échelon individuel ? Parce qu’elles sont, malgré elles, héritières de l’histoire de leur profession ? Toujours est-il que la reconnaissance de la valeur professionnelle des infirmières est loin d’être chose acquise. Si elles semblent avoir la sympathie du grand public (99 % des Français déclaraient avoir une bonne opinion du métier en 2011, selon l’Ifop (1)), les IDE ont du mal à faire accréditer la valeur de leur travail par l’administration qui les embauche.

DES SALAIRES INFLEXIBLES

« Financièrement, la reconnaissance de notre travail est complètement annihilée, déplore Céline Laville, présidente de la Confédération nationale des infirmières (CNI). Ne serait-ce que parce qu’il y a des infirmières de catégories A et B qui travaillent côte à côte dans les services et font les mêmes tâches. » Une différence de traitement héritée de la requalification du diplôme d’État au niveau universitaire licence (bac +3). « La valeur du travail des infirmières n’est pas formalisée par un salaire en adéquation, renchérit Simon Taland, secrétaire général adjoint du Syndicat national des infirmières-anesthésistes (Snia). Au sein de l’hôpital, des professions de même niveau d’étude, qui ont des responsabilités plus légères et moins de contraintes d’exercice, ont des grilles salariales plus élevées. » Dans son viseur, les ingénieurs hospitaliers ou les attachés administratifs, par exemple.

Ce qui vaut pour la profession tout entière se répercute également au niveau des individus. Les encadrants disposent de très peu de latitude pour valoriser financièrement une équipe ou un professionnel qui fait preuve d’une compétence particulière. « Les mesures qu’on peut mettre en place ne sont pas pérennes, ce sont des primes, des avancements de points d’indice, qui ne seront valables qu’une année tout au plus », regrette Stella Choque, ancienne cadre et auteure de l’ouvrage Le management par la bientraitance (Éd. Lamarre, 2017). Même si la situation est un peu plus souple dans le privé qu’à l’hôpital public, dans l’ensemble, le levier de la rémunération est assez difficile à activer. « Même dans le cas de protocoles de coopération signés entre les médecins et les infirmières, ces dernières se retrouvent, de facto, avec davantage de responsabilités sans que cela soit répercuté sur leur rémunération », s’agace Céline Laville.

VERS UN MANAGEMENT BIENTRAITANT ?

Comment faire, dès lors, pour donner du corps à toutes les compétences que développent les infirmières dans leurs établissements ? Qu’elles mettent au point des protocoles spécifiques, qu’elles participent à la mise en place d’outils nouveaux, qu’elles s’impliquent à fond dans la technique ou dans le soin relationnel, nombreuses sont ces petites mains, qui, discrètement, améliorent la prise en charge de leurs patients et le quotidien des équipes. L’Infirmière magazine se fait régulièrement l’écho de ces initiatives. Pour les équipes qui les mettent en œuvre, comment rester motivées et continuer à s’impliquer, quand, au final, elles travaillent dans les mêmes conditions que leurs collègues qui s’en tiennent plus strictement à leur rôle prescrit ?

« Une des réponses tient dans l’attitude du manager, qui peut s’engager dans une démarche bientraitante », conseille Stella Choque. Si le concept qu’elle a développé s’étend au-delà de la reconnaissance des compétences pour infuser tous les aspects de la gestion d’un service, il peut évidemment s’appliquer dans le cas où un cadre souhaiterait mettre en avant une personne ou une équipe. « Il faut avoir le souci de l’autre, résume-t-elle. La première étape est donc de reconnaître, publiquement, l’implication des IDE, et d’encourager les médecins à adopter la même attitude. » En l’espèce, les habitudes varient d’un établissement à l’autre, voire d’un pôle à l’autre. « Mais cette culture, dans laquelle les cadres évoluent, est aussi portée par eux : ils peuvent donc être à l’origine de nouvelles façons d’être », ajoute-t-elle.

Pour Évelyne Malaquin-Pavan, membre de l’Association nationale française des infirmiers et infirmières diplômés et étudiants (Anfiide), trois axes sont à privilégier pour créer un environnement de travail propice à l’expression et à la reconnaissance des compétences de chacun : « Le premier concerne tout ce qui concourt à rendre le contexte de travail intelligible pour tous. Le deuxième relève de ce qui aide à se sentir reconnu ou compétent, tout en permettant à chacun de dire à ses collègues ou à son supérieur direct qu’il se trouve en difficulté. Enfin, il est important de mettre en place tout ce qui peut préserver le capital santé des soignants. »

DÉVELOPPER LE LEADERSHIP INFIRMIER

Une fois ce climat installé, les équipes d’encadrement peuvent favoriser l’émergence d’un leadership infirmier. « Être sollicité dans le service par des collègues pour des soins dans lesquels on a acquis une forme d’expertise participe déjà de la reconnaissance de ce leadership », témoigne Frédéric Despiau, cadre supérieur et membre de l’Association française des infirmières en cardiologie (Afic). La notion de leadership infirmier recouvre la possibilité, pour une infirmière, d’être reconnue comme moteur dans un champ spécifique, qu’il s’agisse de l’évolution des pratiques professionnelles ou de l’amélioration de la sécurité des patients. « L’influence potentielle qu’offre le leadership naît nécessairement de la reconnaissance par les autres de la plus-value apportée », complète Évelyne Malaquin-Pavan.

Mais la reconnaissance par les pairs et/ou par la cadre de proximité n’est pas suffisante. « Les IDE leaders peuvent participer à des groupes de travail, voire des instances institutionnelles, où elles pourront mettre en avant leurs compétences en faisant autre chose que des soins », conseille Frédéric Despiau. Cette reconnaissance institutionnelle passe aussi par la formalisation de leurs initiatives. « Il faut qu’il y ait un écrit, insiste Stella Choque. Par exemple, si une infirmière en santé mentale met au point des animations, on pourra intégrer son programme au projet de service, voire l’ajouter à la boîte à outils de l’établissement. Dans tous les cas, il faut que le nom de la soignante soit clairement mentionné, et que le document soit validé par les instances dirigeantes. » Une autre marque de reconnaissance est d’encourager la transmission de l’expertise à d’autres. « On peut proposer à une infirmière expérimentée ou présentant une compétence particulière de mener des interventions dans les Ifas, par exemple - les Ifsi étant plutôt réservés aux cadres », suggère Stella Choque. De même, leur proposer un rôle de tutrices pour les étudiants en soins infirmiers qui effectuent leur stage dans leur service est une façon de mettre en valeur leur expérience.

DE L’E-LEARNING AU DOCTORAT

« L’expérience capitalisée dans le travail doit pouvoir être articulée avec un parcours universitaire », préconise Nacéra Bencherif, vice-présidente du Comité d’entente de formations infirmières et cadres (Cefiec). Autrement dit, le leadership sur le terrain sera d’autant plus ancré qu’il est appuyé par des formations ciblées. Certaines formations peuvent se dérouler en interne, ou en e-learning, pour compléter des acquis issus de l’expérience. Mais pour valoriser ces acquis, les formations qui débouchent sur un diplôme ou une certification restent plus probantes. Un certain nombre de diplômes universitaires (DU) sont ainsi accessibles aux IDE.

L’arrivée des infirmières de pratique avancée (IPA) participe aussi de ce même mouvement. « Le fait qu’un minimum de trois ans d’exercice soit nécessaire avant de pouvoir se former comme IPA est une forme de reconnaissance de la valeur du terrain », apprécie Nacéra Bencherif. Pour autant, des réserves émergent. « Il faudra être vigilant pour que les IPA ne soient pas « juste » des infirmières super motivées : elles devront apporter une vraie plus-value dans la chaîne de soins, et trouver leur propre place », met en garde Frédéric Despiau. Pour les syndicats, la question de la reconnaissance financière se pose à nouveau. « Pour l’instant, les grilles salariales ne sont pas parues, remarque Céline Laville, de la CNI. On entend parler de grilles calquées sur les Iade ou les Ibode. Mais les IPA auront un niveau Master 2, comme des cadres supérieurs. Il serait donc logique qu’elles soient sur des grilles de cadres supérieurs. »

Enfin, avec l’universitarisation de la formation infirmière, se lance également une branche de recherche en sciences infirmières. « C’est une belle opportunité de montrer à tout le monde que les IDE ne sont pas que des exécutrices mais aussi des têtes pensantes », s’enthousiasme Céline Laville. Aujourd’hui, il n’existe pas encore de doctorat en sciences infirmières, mais il n’est plus rare de croiser des infirmières titulaires d’un doctorat dans une autre discipline (sciences de l’éducation, santé publique, épidémiologie, biologie, etc.) « Elles dépendent alors parfois de la motivation de médecins, qui les incluent dans leurs travaux de recherche », remarque Nacéra Bencherif.

Sans forcément s’engager dans un long parcours universitaire, les infirmières peuvent également mettre en valeur leurs compétences en publiant des articles sur leurs travaux, dans des revues scientifiques ou en participant à des ouvrages spécialisés. La formalisation par écrit de leurs travaux est une première étape vers la reconnaissance de leur expertise.

LE POIDS DE L’HISTOIRE

Les leviers semblent variés et relativement simples à actionner : on peut donc se demander pourquoi cette question de la reconnaissance de la valeur professionnelle des infirmières continue de se poser. « Les premiers à freiner sont les managers : ils rechignent à dégager du temps pour des tâches qui sortent des soins à proprement parler », rapporte Nacéra Bencherif, du Cefiec. En filigrane, il y a peut-être une frilosité de leur part à devoir gérer des professionnelles qui les dépassent parfois en compétences. « Pour pouvoir laisser s’épanouir l’impact positif du leadership, notamment quand il est plus développé et reconnu chez l’un des collaborateurs que chez soi-même, il convient d’adopter la juste distance permettant d’identifier cette compétence particulière sans peur de perdre un pouvoir d’influence soi-même », analyse Évelyne Malaquin-Pavan.

Plus insidieusement, les infirmières sont aussi les héritières de l’histoire de leur profession et des représentations qui y sont attachées. Ainsi, l’image de la professionnelle dévouée, qui se mettra en quatre pour la beauté du geste, mais sans rien attendre en retour, est encore tenace. « Comment expliquer les différences de revenus autrement que par du sexisme, quand on constate que les métiers majoritairement masculins, à niveau d’étude égal, sont mieux payés ? », s’indigne Simon Taland, du Snia.

Cette question du genre apparaît aussi au niveau individuel. « On a l’impression qu’elles n’osent pas revendiquer ou militer, observe Nacéra Bencherif. C’est un peu comme si l’émancipation proposée par l’approfondissement des compétences les mettait en insécurité. » Le combat serait donc d’abord personnel : pour déjouer tous les obstacles à la juste reconnaissance de leur valeur professionnelle, les IDE doivent d’abord se convaincre elles-mêmes de leur légitimité à la revendiquer.

1- « Le classement des métiers préférés des Français », étude de l’Ifop (2011) à voir sur : bit.ly/2IR5XMZ

CRÉTEIL

Des carrières gérées par compétence

→ La valorisation des compétences est la pierre d’angle de la gestion des carrières des quelque 2 500 personnels du centre hospitalier intercommunal de Créteil (Chic), dans le Val-de-Marne. « Dès l’intégration des nouveaux professionnels, nous mettons en place une évaluation des compétences, qui se décline ensuite sous forme d’entretiens réguliers menés par les cadres de proximité », explique Matthieu Girier, DRH. Les fiches de poste détaillent les compétences attendues, les savoir-faire et les savoir-être. Le suivi régulier des compétences des agents permet d’envisager leur évolution, en regard de leur fiche de poste, voire de fiches d’autres postes.

→ Un parcours de formation est proposé aux professionnels, soit pour les aider à atteindre les compétences demandées, soit pour valoriser leur « sur-compétence », comme le décrit Élisabeth Deletang, directrice des soins. « Lors des entretiens d’évaluation professionnelle, les cadres renseignent les données dans un logiciel partagé entre la direction RH et la direction des soins, ajoute-t-elle. L’identification des compétences nous sert ensuite à proposer des parcours cohérents à nos salariés. La démarche est transparente, puisque les salariés signent leur évaluation. »

→ Certaines IDE se voient ainsi proposer des postes d’infirmière de coordination ou de faisant-fonction de cadre. D’autres ont été incitées à démarrer une formation pour devenir infirmière de pratique avancée (IPA). « Cette démarche est très bien accueillie par nos équipes et par les organisations syndicales », se félicite Matthieu Girier.

COMPÉTENCES INFIRMIÈRES

De novice à experte

→ Dès 1984, Patricia Benner, une chercheuse américaine en sciences infirmières, a théorisé la progression des compétences des infirmières au fil de leur carrière, en détaillant cinq étapes : novice, débutante, compétente, performante et experte.

→ Dans son ouvrage De novice à expert. Excellence en soins infirmiers, elle remarque que cette progression se fait au rythme de l’acquisition de connaissances théoriques et cliniques. La novice ne tire ses connaissances que de ses cours ; elle ne peut pas être très flexible dans sa pratique. À l’opposé, l’infirmière experte développe une forme d’intuition professionnelle. Elle est capable de prendre du recul et d’analyser une situation dans sa globalité, ainsi que d’envisager des hypothèses différentes. Dans sa théorie, la transmission de savoirs académiques ne peut pas se substituer à l’expérience du terrain, mais vient plutôt la compléter.

→ Patricia Benner a également identifié 31 compétences, regroupées en sept domaines des soins infirmiers : la fonction d’aide, la fonction d’éducation et de guide, la fonction de diagnostic et de surveillance des malades, la prise en charge efficace de situation à évolution rapide, l’administration et la surveillance de protocoles thérapeutiques, la surveillance de la qualité des soins, les compétences d’organisation et de répartition des tâches. Son ouvrage reste aujourd’hui encore une référence dans les travaux sur l’acquisition et la valorisation des compétences infirmières.

« De novice à expert. Excellence en soins infirmiers », Patricia Benner, Éd. Elsevier Masson, 2003.