Mort évitable, le suicide touche avant tout les personnes souffrant de troubles psychiques. La politique de prévention, mise en place dans les années 2000, vient d’être renforcée par une stratégie multimodale, liée aux territoires et ciblant les personnes les plus à risque.
Près de 8 500 personnes ont mis fin à leurs jours en France en 2016, ce qui fait de l’Hexagone l’un des états européens avec le taux de suicide le plus important (13,7 décès par suicide pour 100 000 habitants), après les pays de l’Est, la Finlande et la Belgique. Des chiffres en baisse cependant : en 2015, 8 950 personnes s’étaient suicidées(1), après une baisse de 26 % entre 2003 et 2015. Une politique de prévention du suicide a été mise en place dès les années 2000, notamment avec un programme de formation piloté par la DGS(2). En 2013, l’Observatoire national du suicide a été créé, tandis qu’un plan de lutte contre le suicide a été déployé de 2011 à 2014, puis évalué en 2016 par le Haut Conseil de la santé publique. Une feuille de route, présentée en juin 2018, a mis à disposition des ARS des actions intégrées de prévention du suicide, dont le premier volet a été mis en œuvre par une circulaire du 10 septembre.
La position de la société vis-à-vis du suicide a nettement évolué. Considéré depuis des siècles comme un crime, condamné par l’Église interdisant toute sépulture à un défunt ayant attenté à ses jours, le suicide est à présent vu comme une violence faite à soi-même, dont est victime la personne qui se l’inflige. Le suicide reste un mystère, mais ses mécanismes sont désormais bien connus. La crise suicidaire est une période de tension, d’environ six à huit semaines, durant laquelle le suicide devient l’unique solution pour mettre fin à la souffrance vécue. « Très souvent, il y a, dans les semaines qui précèdent, des idées suicidaires qui se cristallisent de plus en plus car la souffrance est un moyen de résolution de la souffrance », explique Cécile Omnès, membre du bureau du GEPS(3) et chef du pôle psychiatrique du CH de Plaisir (78). Pour exécuter le projet suicidaire, un scénario, de plus en plus précis, est élaboré. Jusqu’à ce que la personne se donne des moyens de le réaliser. Cette notion est d’autant plus importante que les études ont prouvé qu’un suicidant dont le scénario est déjoué cesse son projet, et n’en élabore pas d’autre.
Ces études expliquent aussi l’impact que peut avoir le suicide d’une célébrité, comme celui de Marylin Monroe. Pierre Thomas, chef du pôle psychiatrie, médecine légale et médecine pénitentiaire du CHRU de Lille et copilote du groupe de travail dédié à la prévention du suicide au Conseil national de la santé mentale, explique : « Son suicide a été présenté par les médias comme quelque chose de glamour, avec des photos d’elle nue, avec son Gardénal, dans un contexte de liaison avec Kennedy. Cela a entraîné une sorte de phénomène d’identification chez des personnes en difficulté, les poussant à aller jusqu’au suicide. » C’est ce que l’on nomme l’« effet Werther », en référence aux Souffrances du jeune Werther, de Goethe. À sa sortie, en 1774, l’ouvrage a provoqué une vague de suicides parmi la jeunesse dorée d’Europe. Ces jeunes gens, en souffrance et empreints de romantisme, se sont identifiés au héros et se sont donné la mort dans des conditions semblables à celles du livre. « Le suicide peut avoir un effet de contagion par proximité, dans un lycée, une entreprise, un Ehpad, explique Pierre Thomas. Si quelqu’un se suicide, cela peut faire émerger une hausse des idées suicidaires chez les proches en souffrance psychique, et un passage à l’acte. »
Si le suicide reste inexplicable, il touche dans 90 % des cas des personnes souffrant de troubles psychiques, dont dans 60 % des cas de troubles dépressifs. Les troubles bipolaires et la schizophrénie sont aussi d’importants facteurs de risque : 10 à 15 % de personnes en souffrant font un geste suicidaire et décèdent. L’alcool, par son effet désinhibant, multiplie par 22 le risque de passage à l’acte. Les tentatives de suicide (TS), qui s’élèvent chaque année à 200 000, multiplient par quatre le risque de suicide ultérieur. Les antécédents familiaux, l’appartenance à un groupe vulnérable, la précarité des conditions et l’isolement peuvent également être des facteurs précipitants. Le risque de passage à l’acte suicidaire augmente avec l’âge.
La politique de prévention cible avant tout les populations les plus à risque, tout en s’appuyant sur le principe de souci de l’autre. Elle concerne les professionnels de santé et le milieu associatif comme l’ensemble des citoyens. Prévenir le suicide nécessite de remettre en cause les idées reçues qu’il véhicule : un acte courageux, de liberté ou un processus irrémédiable. Pierre Thomas décrit « le cas typique d’une jeune fille de 15 ans, qui se trouve en réanimation après une TS avec des médicaments. Les gens qui l’entourent, soignants compris, peuvent considérer qu’il s’agit plus d’un appel que d’un vrai suicide. Mais quand la famille arrive, le silence s’installe, car elle craint la récidive si le sujet est abordé. Or, c’est le silence, c’est l’absence d’aide, liée à ce silence, qui fait que cela peut revenir. » C’est pourquoi la politique multimodale de prévention du suicide comprend parmi ses mesures la formation des professionnels de santé et du social, mais aussi de citoyens impliqués.
Action phare de la stratégie nationale de prévention du suicide, le dispositif VigilanS (lire p. 25) essaime partout en France(4). Il repose sur l’idée que maintenir un lien personnalisé avec les personnes ayant été hospitalisées pour une TS permet de prévenir la récidive. Depuis début 2019, 8 353 personnes sont concernées par VigilanS. Les principes fondateurs du dispositif s’appuient sur les travaux du psychiatre californien Jérôme Motto. Ayant expérimenté l’appui psychologique qu’ont représenté pour lui des échanges de lettres, alors qu’il était dans l’armée américaine lors du débarquement en juin 1944, il a reproduit cet effet protecteur avec ses patients. Ses travaux ont prouvé que l’envoi régulier d’une lettre manuscrite courte, non intrusive, rappelant les aspects positifs de sa rencontre avec un patient ayant fait une TS, prévenait la récidive. Le dispositif VigilanS combine coups de fil et cartes postales. Dans la même veine, l’étude Siam (Suicide intervention assisted by message), pilotée par le CHRU de Brest (29), teste l’efficacité des échanges personnalisés par SMS.
Troisième pilier évoqué dans la circulaire du 10 septembre 2019, la prévention de la contagion suicidaire, avec le développement du programme Papageno, qui avait été mis en place en 2014. Ce personnage, tiré de l’opéra de Mozart La Flûte enchantée, parvient à mobiliser ses ressources, grâce au soutien de lutins, pour dépasser son projet suicidaire après la disparition de sa bien-aimée. Papageno symbolise l’entraide, qui peut être aussi contagieuse que l’« effet Werther » qu’elle permet de contrer. Axé sur la médiatisation, ce programme valorise également l’émergence de sentinelles, attentives aux autres et présentes partout en France, ainsi que sur les réseaux sociaux.
Une attention est également apportée aux lieux « suicidogènes », par la mise en place de protections (voir encadré p. 21). Des filets rendent par exemple impossible le suicide du haut de la tour Eiffel. De même, certains ponts, situés au-dessus des voies de chemin de fer, sont eux aussi protégés. En parallèle, des agents de la SNCF sont formés à repérer les comportements d’usagers susceptibles d’avoir un projet suicidaire. Ils peuvent être reconnus par leur manière d’aller et venir le long des quais, en semblant hésiter.
Les deux autres piliers de cette politique seront prochainement déployés. Il s’agira d’informer le grand public afin que tout citoyen puisse repérer un passage à l’acte suicidaire et y faire face en sachant qui alerter. Enfin, un numéro national dédié au suicide, permettant d’écouter, de conseiller mais également d’intervenir, devrait être bientôt mis en place.
1 - Selon le baromètre Santé publique France.
2 - Direction générale de la santé.
3 - Groupement d’études et de prévention du suicide.
4 - Il est prévu qu’à l’horizon 2021, l’ensemble des régions (et des départements en ce qui concerne l’Île-de-France) en soient dotées.
→ Une trentaine de suicides avaient lieu chaque semaine autour du pont du Golden Gate, à San Francisco. C’était un lieu « mythique » : les gens venaient de très loin pour s’y suicider. Jérôme Motto, psychiatre, avait installé des caméras pour filmer les gens se jetant de ce pont, puis examinait leur dépouille pour comprendre ce qui c’était passé chez les défunts avant le saut. Il a un jour retrouvé sur une de ces personnes une lettre qui disait : « Aujourd’hui, je vais aller me suicider sur le Golden Gate. Si chemin faisant, je rencontre quelqu’un qui me fait un sourire, je ne me suicide pas. »
→ Dans les années 2000, des filets ont été installés sur le Golden Gate, ainsi que des messages à l’entrée du pont, pour inciter les personnes suicidaires à appeler un service d’écoute. Depuis, les suicides y ont très nettement diminué.
→ On peut aussi citer l’exemple du pont Jacques-Cartier, à Montréal, qui attirait les suicidants. La ville a mis des protections pour qu’on ne puisse plus se jeter de ce pont. Depuis, personne n’est allé se suicider du haut du pont suivant, le long du fleuve Saint-Laurent.
Repérer la souffrance, questionner la présence d’idées suicidaires, situer la personne dans le risque de passage à l’acte… Autant de moyens de mettre en place les éléments de protection efficaces.
La conférence consensus sur la crise suicidaire, menée en octobre 2000 par la Direction générale de la santé (DGS), l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes), et la Fédération française de psychiatrie (FFP), a apporté des données précises sur la manière d’aborder une personne en souffrance ayant des idées suicidaires.
Reconnaître l’état de crise
- La personne est submergée par les émotions.
- La tension émotive provoque un épuisement des ressources cognitives.
- Elle n’arrive plus à trouver des solutions à ses difficultés.
- La perception de la réalité est embrouillée.
- Elle se centre sur des solutions inadaptées.
Établir un lien de confiance et questionner
Cécile Omnès, formatrice nationale à l’intervention en cas de crise suicidaire et chef du pôle psychiatrique du CH de Plaisir (78), souligne l’importance de « prendre intérêt des gens qui sont autour de vous. Si vous voyez qu’ils ne vont pas bien, s’intéresser à eux en leur posant la question de comment ils vont. S’ils ne vont pas bien, où en sont-ils dans cette souffrance ? Majoritairement, si vous êtes sincère, les gens vous répondent, car ils n’ont qu’un besoin : en parler à quelqu’un. Enfin, quand quelqu’un pose la question des idées suicidaires, cela permet d’en parler et de rompre l’isolement. La personne, rien que par cet intérêt-là, commence à aller un peu moins mal et être un peu moins seule. »
L’établissement d’un lien de confiance permet d’encourager l’exploration et l’expression des émotions afin de diminuer la détresse. Il est pour cela recommandé de s’exprimer d’une voix douce et grave, en posant des questions ouvertes tout en évitant les « pourquoi ? » et en suivant le rythme de l’interlocuteur. Il est alors important de procéder comme suit :
- aborder les émotions et les valider ;
- identifier les sphères de la vie qui sont touchées ;
- mettre des mots sur une souffrance avant de passer à une autre.
Évaluer l’urgence d’un risque suicidaire
Il est nécessaire de poser des questions précises à la personne :
- A-t-elle programmé son geste ?
- A-t-elle élaboré un scénario ?
- Dispose-t-elle des moyens létaux pour le réaliser ?
Reconnaître le degré d’urgence à travers le comportement de la personne
→ Urgence faible
- La personne désire parler et est à la recherche de communication.
- Elle pense au suicide mais n’a pas de scénario précis.
- Elle pense encore à des moyens et à des stratégies pour faire face à la crise.
- Elle n’est pas anormalement troublée, mais psychologiquement souffrante.
→ Urgence moyenne
- La personne a un équilibre émotif fragile.
- Elle envisage le suicide avec une intention claire.
- Elle a envisagé un scénario suicidaire, dont l’exécution est reportée.
- Elle ne voit pas d’autres recours que le suicide pour cesser de souffrir.
- Elle a besoin d’aide et exprime directement ou indirectement son désarroi.
→ Urgence élevée
- La personne est décidée, sa planification est claire (où et comment).
- Son passage à l’acte est prévu dans les heures ou les jours à venir.
- Elle est coupée de ses émotions, elle rationalise sa décision ou au contraire se montre très émotive et troublée.
- Elle se sent complètement immobilisée par la dépression ou au contraire dans un état de grande agitation.
- Sa douleur et l’expression de sa souffrance sont omniprésentes ou complètement tues.
- Elle dispose d’un accès direct et immédiat à un moyen de se suicider.
- Elle a le sentiment d’avoir tout fait et tout essayé.
Désamorcer la crise suicidaire
→ S’ouvrir à la personne ?
- Comprendre les motivations et ce qui amène la personne à vouloir mourir.
- Identifier des éléments positifs et relativiser : si certaines choses vont mal, « tout ne va pas mal ».
- Laisser parler l’ambivalence.
- Évaluer les ressources internes de la personne.
→ Proposer une explication de la crise et des moyens pour en sortir
- Dire ce qu’on a l’intention de faire ou d’entreprendre.
- Demander son accord à la personne.
- Respecter ses limites et les siennes propres.
→ Briser l’isolement
- Mettre en place des structures de protection auprès de la personne, en recherchant l’orientation adéquate correspondant aux besoins immédiats de la personne (la protection majeure consistant en une hospitalisation sous contrainte).
- Accompagner la personne pour qu’elle évite des échecs.
- Soutenir les proches.
Après la crise
La personne connaîtra une légère amélioration mais sera dans une situation de vulnérabilité et traversera une période à risque pour une récidive.
Une psychothérapie de soutien permet alors de garder le contact pendant la transition vers une prise en charge psychologique.
→ À l’été 2016, cinq suicides d’IDE plongent la profession dans la stupeur. La suite d’une série noire qui avait commencé un an avant, à l’AP-HP, par la défenestration d’un professeur de cardiologie à l’Hôpital européen Georges-Pompidou, puis celle d’un IDE. Avant la mort d’un chirurgien d’Avicennes, et de deux IDE, à Cochin et Saint-Louis. Une liste sans fin…
→ La pression des restructurations hospitalières sur les professionnels sommés de produire
plus de soins a été largement évoquée pour expliquer ces suicides. Tout comme la surdité de certaines directions face à des soignants en perte de sens.
→ Le Baromètre Santé publique France, dans son dernier rapport, plaçait la santé comme catégorie la plus à risque de décès par suicide, avec le social et l’agriculture. Dans une enquête de 2017, l’association SPS(2) avançait que 25 % des soignants auraient eu des idées suicidaires du fait de leur travail, mais seuls 42 % d’entre eux en auraient parlé à quelqu’un. L’habitude de prendre en charge les autres peut priver les soignants du recours à l’aide. C’est pour briser ce silence que l’association a ouvert une hotline, joignable à tout moment, qui oriente les soignants en souffrance vers la prise en charge adéquate.
Plateforme téléphonique : 0 805 23 23 36
1 - Soins aux professionnels de santé.
→ Site du Groupement d’études et de prévention du suicide : www.geps.asso.fr
→ Programme Papageno : papageno-suicide.com
→ Conférence de consensus sur le risque suicidaire : www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/ suicilong.pdf
→ Évaluation du programme national contre le suicide 2011-2014 : bit.ly/31YKUzB
→ William Styron, « Face aux ténèbres », Éd. Gallimard, 1993. Un roman autobiographique d’une grande plume américaine décrivant sa descente dans la dépression et son flirt avec le suicide.