L'infirmière Magazine n° 410 du 01/12/2019

 

JEUNES MIGRANTS

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

MORGANE PELLENNEC  

Dans le Val-d’Oise, au nord-ouest de Paris, des infirmiers de la Croix-Rouge s’occupent de plusieurs centaines de migrants mineurs non accompagnés. Des adolescents isolés aux parcours de vie hors normes, marqués par la dureté de l’exil et les violences, dont les pathologies et traumatismes sont nombreux.

T out va bien ? Everything is fine ? Est-ce qu’il y a des malades ? » Sullivan Breuneval, infirmier à la Croix-Rouge, et Ilhem el Badaoui, stagiaire en Ifsi, frappent aux portes des chambres du formule 1 de Cergy, dans le département du Val-d’Oise. Une cinquantaine d’entre elles sont occupées par des migrants mineurs non accompagnés (MNA). Originaires du Mali, du Bangladesh ou de République démocratique du Congo, ces jeunes arrivés sans parents ont fui la pauvreté, les conflits ou les violences. D’autres sont venus chercher des soins ou une éducation. Le rêve d’un avenir meilleur, déjà abîmé par leur voyage, finit de se dissiper dans ces chambres sommaires où ils tuent le temps.

Des procédures sans fin

À leur arrivée en France, les mineurs étrangers isolés sont pris en charge par le conseil départemental du lieu où ils se trouvent. Ils doivent être mis à l’abri pour une durée de cinq jours, dans l’attente de leur évaluation de minorité et d’isolement. Une fois ces qualités juridiques reconnues, ils reçoivent une ordonnance de placement provisoire (OPP) et sont sous la responsabilité de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Mais dans les faits, les jeunes restent parfois des mois à l’hôtel. Soit que l’évaluation tarde, que les résultats soient longs à obtenir, ou que les structures qui doivent accueillir ceux qui ont effectivement été déclarés mineurs et reçu une OPP soient pleines. En 2018, le ministère de la Justice indiquait que 682 mineurs avaient été évalués et 380 confiés au département du Val-d’Oise. Selon les recensements de la Croix-Rouge, ils étaient en réalité environ 725 à loger dans les hôtels, dont 300 à avoir reçu une OPP.

C’est le cas de Rahman, un orphelin bangladais de 15 ans, qui réside dans le formule 1 de Cergy depuis novembre et n’en sort quasiment jamais. Le jour de la visite des infirmiers, il est enrhumé. Son visage triste et marqué laisse transparaître un mal-être plus profond. Plus tard, il aimerait être cuisinier : faire de la « french food », ajoute-t-il avec un sourire fatigué. L’équipe poursuit sa tournée. Quelques rhumes, une douleur à l’oreille, un problème d’insomnie et une gale en guérison. « Certaines semaines, c’est de la “bobologie”, explique Sullivan Breuneval. D’autres fois, on détecte des problèmes plus graves (des cas de tuberculose, des problèmes dentaires importants ou des syndromes dépressifs…). »

Du soin et de l’humain

Sullivan Breuneval est infirmier au sein du service éducatif mobile (SEM) du 95, géré par la Croix-Rouge. Chaque jour, il parcourt entre cent cinquante et deux cents kilomètres sur les routes du département pour rencontrer ces centaines de mineurs dispersés dans une vingtaine d’hôtels. L’IDE de 37 ans travaille dans ce service depuis mars 2019. Après un BTS tourisme, deux ans chez “Disney” et cinq ans d’animation dans des structures périscolaires, Sullivan Breuneval a repris une formation d’infirmier à 32 ans. Il a occupé un poste dans un hôpital en chirurgie, mais ne s’y sentait pas à sa place. « J’avais une vision un peu hors-norme du métier, raconte-t-il au volant de sa voiture de fonction. J’aime les soins techniques mais je ne suis pas un infirmier technique, je cherchais de l’humain avant tout. Jamais je n’aurais pensé trouver un travail aussi social qu’ici. » Supervisée par une responsable, son équipe comporte une deuxième infirmière et neuf aides de vie, qui gèrent notamment la distribution alimentaire et les accompagnements aux rendez-vous médicaux. Les IDE réalisent des soins et s’assurent que les adolescents sont en bonne santé. Ce mercredi soir, comme toutes les semaines, un pédiatre pourra ausculter quatre jeunes si besoin est. Le médecin mène ces consultations hebdomadaires au lieu d’accueil et d’orientation (LAO) de Taverny, une structure également gérée par la Croix-Rouge, qui travaille de concert avec l’équipe du SEM. Dans ce château sis sur les hauteurs de cette commune du Val-d’Oise, une trentaine de jeunes migrants isolés sont accueillis pour une durée maximum de six mois, pour une prise en charge individualisée. La supervision médicale et psychologique est assurée par le pédiatre, un psychiatre, une psychologue et une infirmière, présente à temps partiel. Une équipe éducative les accompagne dans leurs projets scolaires et professionnels. Certains sont placés par le conseil départemental, d’autres sont amenés par l’équipe du SEM, qui repère dans les hôtels les situations les plus critiques : les jeunes avec des pathologies, les fratries ou les tendances suicidaires…

Des pathologies peu courantes

Inspiré par son expérience au SEM, Sullivan Breuneval a créé un partenariat avec l’Ifsi de Beaumont-sur-Oise, où il a étudié. L’infirmier va bientôt y mener des ateliers pour sensibiliser les futures IDE à la prise en charge des MNA. Et les étudiantes peuvent maintenant effectuer un stage au LAO ou au SEM. C’est par ce biais qu’Ilhem el Badaoui, bras droit de Sullivan durant quatre semaines, a pris connaissance de ce service et choisi d’y effectuer son stage de première année. « Ici, j’ai vu des cas de gale ou de tuberculose, raconte la jeune fille de 19 ans aux cheveux tressés. J’ai appris des choses que je n’aurais jamais vues ailleurs. » Avec ce public, les infirmières font face à des problématiques relativement peu courantes en France. Des jeunes filles excisées, des adolescents infectés par le VIH ou bien atteints de drépanocytose. Beaucoup souffrent de troubles psychologiques après des parcours migratoires épuisants, violents et traumatiques.

Certains d’entre eux ont des problèmes musculo-squelettiques après avoir reçu des coups. « Lorsqu’ils nous disent qu’ils sont passés par la Libye, on sait tout de suite ce qu’il leur est arrivé », glisse Sullivan Breuneval. Là-bas, les migrants passent par des centres de rétention aux conditions inhumaines ou sont la proie de passeurs et de bandes armées, qui leur font subir tortures, violences sexuelles ou travail forcé. Arielle Pascoët, l’infirmière du LAO, estime que 90 % des jeunes filles et 50 % des garçons accueillis au château ont été victimes de viol.

« Un poste en or »

IDE depuis trente-six ans, Arielle a mille et une expériences : cancérologie, Éducation nationale, fin de vie à domicile, pneumologie, etc. Elle est ici à temps partiel depuis plus de deux ans. « On m’a donné un poste en or », s’enthousiasme-t-elle, assise à son bureau recouvert d’un agenda, d’un planning et de dossiers médicaux. « Jamais mon travail n’a été aussi utile et gratifiant. » Cet après-midi, avec la psychologue, elle reçoit une jeune fille que Sullivan Breuneval a repérée dans un hôtel quelques jours plus tôt. Tombée enceinte après un viol, l’adolescente de 15 ans loge maintenant au LAO. Arielle et la psychologue lui expliquent la situation et les différentes options possibles, dont l’interruption volontaire de grossesse. « Dans sa culture, les esprits sont importants, alors elle craint des "punitions" en cas d’avortement », explique la soignante. Dans ces cas-là, l’équipe médicale peut travailler avec des marabouts, qui accompagnent les jeunes et les rassurent, grâce à des offrandes ou des rituels. La jeune fille a une semaine pour prendre sa décision. Les différences culturelles ont été l’un des défis que l’infirmière a dû relever. « Ces jeunes ont une approche du corps complètement différente de la nôtre, résume-t-elle. Ici, nous sommes dans la technicité, ce qui peut paraître agressif pour eux. Certains sont paniqués lorsque nous sortons un tensiomètre ou un otoscope. » Alors, Arielle leur explique tout, étape par étape, se fait parfois aider par un traducteur, mime chaque geste sur elle-même, et gagne la confiance des adolescents au fil du temps.

Par-delà les traumatismes

Au château, cette prise en charge médicale et psychologique s’accompagne d’un suivi éducatif. La moitié des jeunes sont scolarisés, les autres suivent sur place des cours de français, de mathématiques, de sport et d’arts plastiques. Pendant les temps libres, certains rigolent en regardant des vidéos sur Facebook, d’autres se filment en dansant, ou jouent au baby-foot situé dans le hall d’entrée. La musique, les taquineries et les éclats de rire qui résonnent dans le château font oublier un temps la rudesse de leur vie.

Mais certains regards trahissent les traumatismes. Arif est un Pakistanais de 16 ans. Coupe en brosse, anneaux à l’oreille et sweat-shirt à la mode, le jeune homme porte sur ses épaules d’adolescent le poids de son exil. Deux ans sur la route, en bus, en train, à pied. Une traversée en bateau de la Turquie vers la Grèce, à laquelle son frère n’a pas survécu. Un an en Grèce, et une frontière entre la Bosnie et la Croatie qu’il a tenté de franchir seize fois avant d’y parvenir enfin. « Ma vie, c’est comme un puzzle », résume le jeune garçon. Et à voir les cicatrices qui marquent ses bras, on comprend que certaines « pièces » sont trop douloureuses pour être assemblées aux autres. Arif vit au château depuis un mois. « Ici, les gens prennent soin de nous », confie-til dans sa chambre vide de tout objet personnel. « Maintenant, je vais mieux. »

MIGRANTS MINEURS NON ACCOMPAGNÉS

De qui parle-t-on ?

→ Les MNA sont de jeunes étrangers qui arrivent sur le territoire sans responsable légal majeur. Selon les articles L. 112-3 et L. 221-2-2 du code de l’action sociale et des familles (CASF), la situation des « mineurs privés temporairement ou définitivement de la protection de leur famille » relève du droit commun de la protection de l’enfance, qui elle-même relève de la compétence des conseils départementaux.

→ L’accueil des MNA débute par un accueil provisoire d’urgence, durant lequel leur minorité et leur isolement doivent être évalués. Une fois ces qualités juridiques reconnues, l’autorité judiciaire ordonne un placement provisoire (OPP) et les oriente vers un service départemental de l’aide sociale à l’enfance.

La répartition entre les départements, proportionnée, s’effectue sur la base de « critères démographiques et d’éloignement géographique », selon l’article L. 221-2-2 du CASF.

→ Selon les chiffres du ministère de la Justice, 17022 MNA ont été déclarés en 2018, 14908 en 2017 et 8054 en 2016. En 2018, 95,4 % étaient des garçons et 4,45 % des filles. « Il convient, pour les jeunes filles, de rappeler que leur vulnérabilité les surexpose aux réseaux des passeurs, réseaux d’exploitation et de traite des êtres humains », rappelle le ministère de la Justice.