L'infirmière Magazine n° 412 du 01/02/2020

 

SANTÉ DES AGRICULTEURS

DOSSIER

ANNE-GAËLLE MOULUN  

Les infirmières de la Mutualité sociale agricole assurent la prévention et la promotion de la santé auprès des salariés agricoles et des exploitants. Un mode d’exercice particulier, entre pluridisciplinarité et visites sur le terrain.

Agriculteurs, producteurs, bûcherons, éleveurs, viticulteurs, maraîchers… Le monde agricole, souvent médiatisé lorsqu’il s’agit de parler des pesticides, recouvre des réalités multiples. C’est également un milieu en perte de vitesse : le nombre des exploitations a chuté de plus de la moitié en quarante ans, passant de 1 017 000 en 1988 à 437 000 en 2016. Alors qu’ils constituaient 31 % des emplois français en 1955, les agriculteurs n’en représentent aujourd’hui plus que 2,8 %.

C’est une caractéristique forte : les agriculteurs sont souvent isolés, en milieu rural, dans des exploitations parfois de très petite taille, ce qui rend difficile le suivi de leur santé. Or, ils sont soumis à de nombreuses expositions : risques d’accidents, contraintes physiques, produits chimiques, agents biologiques, risques psycho- sociaux, etc. Pour s’occuper de leur santé, il existe une institution, la Mutualité sociale agricole (MSA), qui, contrairement au régime général, fonctionne en guichet unique : elle s’occupe de l’ensemble des salariés agricoles de leur naissance à leur mort. « Un seul régime assure la couverture sociale de la population agricole (assurance maladie, famille, vieillesse), le recouvrement des cotisations sociales et la santé/sécurité au travail », détaille le Dr Dominique Semeraro, médecin du travail à la caisse centrale de la MSA. Ce dernier volet est assuré par des médecins, des infirmières et des conseillers en prévention. « Nous fonctionnons sur un plan quinquennal, le plan santé et sécurité au travail », explique Princesse Granvorka, infirmière conseillère technique nationale à la caisse centrale de la MSA, chargée de la coordination des infirmières. Les priorités du plan sont de mettre la prévention au cœur des préoccupations relatives au travail, d’améliorer la qualité de vie au travail et de renforcer le dialogue social. « L’une des recommandations du plan pour nous est d’aller au plus près des agriculteurs. À la différence des infirmières du secteur général, qui sont souvent statiques, nos IDE ont beaucoup de kilomètres à faire pour se rendre sur place. Nous avons déployé des antennes pour aller dans les campagnes, afin d’être sûrs que les personnes soient suivies », poursuit-elle. Vaste entreprise où il s’agit de s’occuper « des salariés de huit filières : bois, coopératives, culture, élevage, espaces verts, tertiaire et travaux agricoles, secteur hippique et établissements scolaires (lycées professionnels) », énumère Princesse Granvorka.

Pour relever le défi, au sein des services de santé au travail de la MSA, les équipes travaillent de façon pluridisciplinaire : binôme médecin-infirmière, éventuellement avec des ingénieurs en prévention, qui peuvent réaliser des études de poste par exemple. Les professionnels de santé s’occupent de prévention primaire, de suivi régulier des salariés et participent aussi à des dispositifs nationaux d’analyse des risques.

75 % des visites assurées par l’IDE

Concernant la répartition des tâches, le médecin se charge généralement des visites pour tous les salariés qui sont soumis à des expositions particulières (au plomb, à l’amiante, à certains produits chimiques). Cependant, « l’infirmière réalise 75 % des visites, puisqu’elle se rend auprès des salariés qui ne sont pas connus comme présentant des risques particuliers », note Princesse Granvorka. « En réalité, en tant que médecin du travail, nous sommes plus axés sur la prévention tertiaire et non sur la prévention primaire, souligne Anne-Sandrine Truffy, médecin du travail à la MSA Berry-Touraine. Les dossiers complexes représentent environ 70 % de notre travail, tandis que l’infirmière est censée suivre les dossiers simples. » À la MSA, il existe d’ailleurs un protocole de coopération médecin/IDE qui est signé et dans lequel le médecin spécifie les tâches de l’infirmière. Cela lui permet notamment d’agir lorsque le médecin n’est pas disponible.

Études de poste et rôle d’orientation

En effet, les services sont en théorie chapeautés par des médecins chefs du travail. Néanmoins, la santé au travail dans ce secteur est victime, comme ailleurs, d’une pénurie de médecins et la tendance est à former des IDE pour réaliser les visites de santé auprès des personnes exposées, comme par exemple celles qui conduisent des engins ou qui ont une habilitation électrique.

Autant dire que les infirmières sont la cheville ouvrière du dispositif de santé au travail et le souhait est d’ailleurs de renforcer les effectifs. Elles sont aujourd’hui 223 à œuvrer au sein de la MSA, qui a commencé à les recruter en 2012. « Au début, nous en avions trois. Jusqu’en 2015, nous n’en avions que 73. Puis nous avons recruté massivement, et nous sommes toujours en recrutement. Dans le Nord-Pas-de-Calais par exemple, notre objectif cible est de neuf IDE et je n’en ai que trois. En Île-de-France, je devrais en avoir 13 mais je n’en ai que sept », détaille Princesse Granvorka.

Leurs missions sont multiples. « L’infirmière peut participer aux études de poste avec le médecin et le conseiller en prévention. Elle a aussi un rôle d’orientation, indique Anne-Laure Deschamps, infirmière en santé du travail (Idest) à la caisse de la MSA Berry-Touraine. Nous intervenons aussi dans des formations à destination des salariés, par exemple sur les zoonoses, les bonnes postures… Nous nous rendons sur le terrain pour vérifier ce qui se passe. » Les troubles musculo-squelettiques (TMS) sont particulièrement visés par les actions de prévention. Chez les agriculteurs, contrairement à ce que pense le grand public, les risques les plus importants ne sont pas les produits phytosanitaires, mais les TMS. « Plus de 90 % des maladies professionnelles déclarées au régime agricole sont des TMS », relève le Dr Dominique Semeraro. Et dans les TMS reconnus en maladie professionnelle, « on retrouve à 90 % des TMS des membres supérieurs (poignets, épaules) », complète Anne-Laure Deschamps. « Il y a aussi de nombreuses lombalgies, qu’il est plus difficile de faire reconnaître en maladie professionnelle, ainsi que des problèmes de genoux et de canaux carpiens, très courants en viticulture par exemple, où l’emploi du sécateur est répandu », poursuit sa collègue Anne-Sandrine Truffy.

Une spécialisation pour certains risques

Les infirmières sont parfois amenées à se spécialiser dans des risques particuliers. Bien que le risque de cancer soit globalement plus faible que dans la population générale et reste la première cause de mortalité, certains cancers ont une incidence en excès chez les agriculteurs : cancers du sang, du système lymphatique et, dans une moindre mesure, des lèvres chez les hommes et de la peau chez les femmes. Les agriculteurs sont en revanche moins touchés par les pathologies liées au tabac, car ils fument quatre à cinq fois moins que la population générale.

Toutefois, à âge et tabagisme égaux, les risques de maladies diffèrent selon l’activité. Le risque de cancer broncho-pulmonaire est ainsi 1,6 fois plus élevé chez les exploitants engagés dans la culture du pois fourrager ou dans la taille en arboriculture, comparé aux autres agriculteurs. Les éleveurs sont quant à eux davantage à risque de bronchite chronique, probablement en raison de la présence de micro-organismes. De leur côté, les éleveurs de chevaux, les utilisateurs de pesticides et ceux qui travaillent en serre sont les plus concernés par l’asthme.

Enfin, l’utilisation de parasitaires dans l’élevage bovin provoque une augmentation du risque de cancer de la prostate, de même que l’exposition à des solvants, des détergents, des produits pétroliers et des micro-organismes (virus, bactéries, champignons) et au soleil. Dans le secteur viticole, très gourmand en produits phytosanitaires, les chercheurs ont observé une diminution des capacités cognitives chez les personnes les plus exposées, ainsi qu’un risque accru de cancers sanguins et cérébraux.

Face à ces risques chimiques, la MSA a mis en place des dispositifs d’alerte, de repérage et de suivi. Julie Ferroudj, Idest à la MSA Auvergne, s’est spécialisée dans les risques phytosanitaires. Elle intervient soit directement, soit en alternance avec le médecin du travail et le plus souvent en binôme avec une conseillère en prévention sur le pilotage des risques chimiques. En Auvergne, les risques chimiques concernent bien sûr les céréaliers, qui utilisent des produits phytosanitaires, mais pas seulement. « Les tracteurs ont besoin de produits mécaniques comme chez les garagistes, les bâtiments sont recouverts de peinture, des solvants peuvent être utilisés et il y a aussi le secteur secondaire avec les produits de nettoyage et de désinfection des cuves dans les fromageries et laiteries, ou encore les produits pour affûter les lames des scieries utilisés par les techniciens de maintenance », énumère Julie Ferroudj. Sans oublier les « agents chimiques émis », comme les poussières de bois, de végétaux ou les squames d’animaux, qui doivent également être pris en compte.

Traçabilité et toxicovigilance

Sur le terrain, les infirmières peuvent utiliser le logiciel Seirich (Système d’évaluation et d’information sur le risque chimique en milieu professionnel), développé par l’Institut national de recherche en sécurité (INRS). Conçu pour toute entreprise, industrielle ou non, il permet de réaliser un inventaire des produits utilisés dans l’entreprise en observant les volets santé, incendie et environnement. « Ce projet est aussi intéressant dans l’évaluation des exploitations agricoles ou des petites structures, note Julie Ferroudj. Le logiciel répertorie deux catégories, les agents étiquetés et les agents chimiques émis (par exemple les poussières d’ensilage(1) ou de moisson). Le risque chimique au niveau agricole est très large, contrairement à ce que pense l’opinion publique, qui n’y associe que les pesticides, insiste Julie Ferroudj. Nous rappelons également les bonnes pratiques. Par exemple, si un ouvrier agricole a mal à la tête après avoir passé un produit, il doit se demander s’il est bien protégé. Sachant que l’huile de vidange du tracteur est un produit chimique, de même que la poussière végétale qui peut avoir une influence sur la santé. » Au cours de l’entretien, l’infirmière peut détecter des symptômes d’intoxication, qui apparaissent de manière itérative ou non lors de l’utilisation des produits phytosanitaires. Plus largement, elle fait remonter les informations sur les expositions au niveau national, afin d’être en mesure d’avoir des données pour pouvoir, par la suite, formuler des avis lors des dossiers de renouvellement d’autorisation de mise sur le marché (AMM) des produits phytosanitaires. « Si je détecte des symptômes d’intoxication, je peux, avec l’accord de l’agriculteur, réaliser un dossier Phyt’attitude. Il s’agit d’un réseau de toxicovigilance créé par la MSA en 1991 », poursuit Julie Ferroudj. Il permet de réaliser une enquête sur l’utilisation des produits phytopharmaceutiques par les professionnels, afin d’émettre des avis de corrélation entre celle-ci et une symptomatologie.

Des cinés-débats pour prévenir le suicide

Le risque de suicide est, lui aussi, majoré chez les agriculteurs. Selon une étude publiée en 2016 par Santé publique France (SPF), près de 700 agriculteurs se sont suicidés en France entre 2007 et 2011, soit trois suicides par semaine. Cette étude montre qu’en 2010, la mortalité par suicide des hommes agriculteurs exploitants était 20 % supérieure à celle des hommes du même âge dans la population française. Une surmortalité particulièrement marquée chez les 45-54 ans et chez les éleveurs bovins. En 2013, un rapport avait déjà été publié sur les années 2007, 2008 et 2009. Il soulignait que les suicides représentaient la troisième cause de décès chez les exploitants agricoles, derrière les cancers et les maladies cardiovasculaires. Cela peut être le signe d’une détresse accrue, d’un stress lié au travail et d’une dégradation de leur image, ou encore de la crise qui touche leur secteur. Face à cela, la MSA a mis en place le numéro Agri’écoute en 2014, dans le cadre du plan national de prévention du suicide en milieu rural (voir encadré p. 22).

Pour tenter de casser l’isolement des agriculteurs, Estelle Wolffer et son équipe ont mis en place une cellule appelée « Et si on parlait du travail ? » (Esopt) en Sud-Aquitaine. « Une ergonome a été mandatée par la MSA pour étudier ce qui se passe dans les exploitations et un film a été tourné sous forme de témoignages », explique-t-elle. Des cinés-débats ont été organisés dans la région et ont rassemblé une trentaine de participants en moyenne. L’Idest a ensuite mis en place des formations sur « construire son bien-être au travail » à destination des agriculteurs. « Le but est de leur faire comprendre qu’ils ont des ressources, des leviers, et que leur santé est aussi un outil de performance, alors qu’ils travaillent sept jours sur sept ou presque », souligne Estelle Wolffer.

Enfin, des jeux de rôle ont été organisés pour sensibiliser les agriculteurs aux risques, mais aussi pour leur permettre de s’écouter les uns les autres et d’échanger pour se sentir moins seuls. « Mon objectif était d’organiser neuf cinés-débats, j’en ai déjà fait sept. La formation a réuni deux fois cinq personnes alors qu’il y avait huit places. Tout le monde est d’accord pour dire que c’est super, mais nous peinons un peu à mobiliser les agriculteurs », regrette-t-elle. Il faut en effet « être capable de remettre en cause sa façon de faire et de penser. Les dix stagiaires que nous avons sont assidus et la formation leur est utile », souligne-t-elle. Le concept a été étendu à d’autres caisses de la Mutualité sociale agricole, sous des formes différentes.

1 - Procédé de conservation de végétaux frais utilisant la fermentation lactique et consistant à les placer dans un silo ou à les mettre en tas et à les presser après les avoir hachés.

AGRICULTEURS

Un numéro en cas de détresse

Le numéro « Agri’écoute » a été mis en place en octobre 2014 pour accueillir et orienter les agriculteurs en détresse psychologique. Les écoutants sont des bénévoles de SOS Amitié et SOS Suicide Phénix, qui ont reçu une formation spécifique. Depuis mars 2018, le service a été renforcé avec le concours d’écoutants psychologues cliniciens. Les assurés MSA peuvent appeler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tous les jours de l’année. Ils peuvent rappeler le même écoutant jusqu’à quatre fois et le psychologue évalue si une orientation est nécessaire, soit vers le référent de la cellule pluridisciplinaire de prévention du suicide MSA, soit vers le médecin traitant, soit vers un psychologue en libéral proche du domicile. De janvier à novembre 2015, 1 003 appels ont été reçus, soit une moyenne de 91 par mois. En 2018, on notait une moyenne de 350 appels mensuels et cela s’est stabilisé à 280 appels par mois en 2019, soit 3 500 à 4 000 appels par an.

Pour joindre « Agri’écoute » : 09 69 39 29 19.

COMPÉTENCES

Une formation spécifique

→ Lorsqu’elles entrent à la Mutualité sociale agricole (MSA), les infirmières se voient offrir une formation de neuf mois, à l’Institut national de médecine agricole (INMA) de Tours. Elles doivent réaliser un mémoire sur une situation de travail. Elles bénéficient également d’une formation commune avec les médecins du travail fraîchement diplômés afin d’apprendre à travailler ensemble sur des problématiques de santé au travail.

« Nous disposons en outre d’un catalogue de formation pour les médecins, qui est ouvert aux infirmières », explique le Dr Elisabeth Marcotullio, directrice de l’INMA. Les formations portent sur les lombalgies, les troubles musculo-squelettiques (TMS), le sommeil, les risques chimiques, les zoonoses, etc.

→ L’INMA organise chaque année un symposium. Le prochain aura lieu le 7 février 2020 sur le thème « Cancer et travail : comment travailler avec un cancer ou après ? ».

→ L’INMA forme environ vingt-six infirmières chaque année et la MSA vise le recrutement d’environ 130 wIDE dans toute la France. L’INMA peut aussi répondre à des infirmières qui se posent des questions sur certains risques, par exemple, si elles travaillent avec des salariés qui côtoient des animaux, et les renvoyer vers des référents du domaine.

SOURCES UTILES

→ Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), « L’agriculture en 2017 ». À lire sur : bit.ly/2NaBaNu

→ Agreste : bit.ly/2NeAsi3

→ Recensement agricole 2010 et enquête structure 2016 : bit.ly/2T8EmN9

→ « L’agriculture au cœur », JS mag de juin 2019. À lire sur : bit.ly/2R7LOWa

→ Plan santé au travail 2016-2020 : bit.ly/2QFTZKs

→ Cohorte Agrican : étude de cohorte agriculture et cancer. À lire sur : bit.ly/2QGkmQz

→ Plan national MSA de prévention du suicide 2016-2020 : bit.ly/2NcxLxw

→ Caractéristiques socioprofessionnelles associées à la mortalité par suicide parmi les hommes agriculteurs exploitants entre 2007 et 2011 (Santé publique France). À lire sur : bit.ly/30c2TCv

EN CHIFFRES

LES AGRICULTEURS EN FRANCE

→ 2,8 % des personnes ayant un emploi en 2014 en France travaillent dans l’agriculture, soit 754 267 équivalents temps plein (ETP).

→ La région Nouvelle-Aquitaine est celle où l’on trouve le plus de main-d’œuvre dans les exploitations agricoles (124 080 ETP).

→ La Corse est celle où l’on en trouve le moins (4 250 ETP).

→ Le volume d’ETP en agriculture ne représente que 0,7 % de la population d’Île-de-France tandis que la Guyane affiche le meilleur pourcentage avec 25 % de sa population totale en ETP dans l’agriculture.

→ L’âge moyen de la population active agricole en France est de 52 ans, soit 11,5 ans de plus que l’ensemble des actifs français (40,5 selon le recensement de la population 2015).

→ Les 55-59 ans représentent la part la plus importante de la population agricole avec plus de 70 000 actifs.

→ Les femmes, qui représentent environ un quart de la population active agricole, sont en moyenne plus âgées de trois ans que les hommes. La population vieillit et attire de moins en moins de jeunes.

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