CONTRE ALZHEIMER, LE CANNABIS FAIT UN TABAC - L'Infirmière Magazine n° 413 du 01/03/2020 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 413 du 01/03/2020

 

EHPAD

SUR LE TERRAIN

TRANSMISSIONS

LAURE DESMESLIERS  

À Genève, en Suisse, une maison de retraite prescrit depuis 2015 du cannabis médical aux patients souffrant de la maladie d’Alzheimer. Les effets sont remarquables, surtout dans les cas d’impasse thérapeutique.

Depuis 2011, on trouve de nouveau du cannabis dans certaines armoires à pharmacie suisses. Disparu des officines européennes dans les années 1950, il est aujourd’hui en voie de réhabilitation à des fins médicales dans certains pays. La France devrait l’expérimenter à partir du premier semestre 2020(1). Cependant, en Suisse, sa consommation est strictement encadrée. Les produits contenant plus de 1 % de THC – le composé psycho-actif de la plante – y sont considérés comme des stupéfiants. Chaque patient doit obtenir l’autorisation de l’office fédéral de la santé publique (OFSP), l’équivalent de notre ministère de la Santé, pour s’en procurer. Les douleurs chroniques, la spasticité causée par la sclérose en plaques et les désordres alimentaires liés aux chimiothérapies sont les principales indications de ce médicament incongru. Mais l’éventail des possibilités thérapeutiques est plus large : la maison de retraite genevoise Les Tilleuls est la première à le prescrire pour une vingtaine de patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

Une étude novatrice

→ C’est tout un art de soigner des personnes souffrant de la pathologie d’Alzheimer. Face à un patient en refus de soins, à la maison de retraite Les Tilleuls comme ailleurs, on essaie différen tes stratégies : des horaires de soins décalés, des soignants différents, de la musique… Pour Mme F., la créativité soignante est mise en échec. Elle semble tellement loin… A-t-elle mal ? Peur ? Refuse-t-elle la maison de retraite ? Différents antalgiques et anxyolitiques lui sont prescrits. Mais la situation empire. Le moindre soin est un cauchemar et les jambes de Mme F. suintent de plus belle. Le médecin propose alors un traitement de cannabis thérapeutique.

→ Ce n’est pas une première aux Tilleuls. En 2015, une patiente a bénéficié de ce traitement pour une situation similaire. Elle hurlait sans discontinuer et les soignants ne savaient plus comment l’approcher. « Dès l’introduction du cannabis, ce fut le jour et la nuit : elle a arrêté de crier et les soins sont devenus plus faciles à réaliser », confie Aurélie Révol, doctorante en sociologie et psychomotricienne aux Tilleuls. La répétition de cette situation a décidé l’institution à engager une étude médico-sociologique sur le sujet (lire encadré p. 31).

Des bonbons au cannabis

→ Vu la situation d’échec thérapeutique, l’OFSP autorise la prescription de cannabis médical pour Mme F. Sa curatrice s’y montre également favorable. L’accord des tuteurs légaux, en général les familles, est indispensable. « Ce fut une grande surprise pour nous de constater l’adhésion immédiate des familles », affirme Aurélie Révol.

La réaction fut plus partagée du côté des soignants. Il a fallu informer et travailler sur les représentations de chacun. Leur crainte était d’imposer cette “drogue” à des patients incapables de donner leur consentement. Puis la réalité des observations s’est chargée de reconfigurer les idées préconçues et l’attention s’est portée sur des questions plus pratiques, comme le mode d’administration du produit. « On utilise le cannabis sous forme d’huile. Comme l’huile se mélange mieux dans un corps gras, on l’incorpore à un petit-suisse, un gâteau ou un bonbon en gélatine créé spécialement par le cuisinier pour cet usage », explique Gisèle Schärer, cadre infirmière. Chaque soignant choisit la stratégie d’administration qui lui semble la plus adaptée sur le moment pour chaque patient. L’huile est ensuite rangée sous clé et l’infirmière note la quantité administrée, respectant ainsi la traçabilité relative aux stupéfiants.

Ni magique, ni miraculeux

→ Au bout de cinq jours, Mme F. redort dans son lit. Les interactions redeviennent possibles, et les œdèmes disparaissent rapidement. Ce n’est pas devenu facile pour autant. Mme F. n’adhère pas à tous les soins, mais elle peut à nouveau entrer en relation. « Notre bienveillance est désormais perçue comme pouvant être de la bienveillance », analyse James Wampfler, directeur de la fondation Fahpa (dont dépendent Les Tilleuls) et ancien infirmier psychiatrique. L’impuissance n’est plus le principal ressenti des soignants, qui peuvent à présent déployer leur créativité relationnelle pour prendre soin de Mme F. Ainsi, une aide-soignante obtient son adhésion à la toilette en chantant. Le cannabis a rouvert le champ du possible de la relation. Et donc du soin, la relation étant le point d’arrimage à toute intervention soignante. « Aujourd’hui, Mme F. vient nous faire un petit câlin, constate la cadre infirmière. Il y a un bénéfice sur l’irritabilité et l’inconfort psychologique des patients. On les sent plus détendus. »

→ Le cannabis agit sur l’anxiété mais aussi sur la spasticité et les douleurs. Les exemples se multiplient : M.L. ne repousse plus les soignants hors de sa chambre. Désormais, il ouvre – littéralement et métaphoriquement – sa porte à l’autre et aux interactions. Le mari de Mme O. se réjouit que sa femme ne s’agace plus en fin de journée et Mme T. a gagné en amplitude de mouvement, ce qui facilite sa toilette…

→ Le cannabis n’est pas miraculeux, il permet “juste” de dépasser l’insolubilité et le fatalisme de certaines situations en adoucissant le rapport au monde du résident. La magie n’est pas dans les cannabinoïdes mais dans la ténacité des soignants qui retricotent la relation au quotidien.

« En terrain inconnu »

→ Peu à peu, l’ordonnance de Mme F. s’allège en psychotropes et antalgiques. Les déprescriptions sont fréquentes, sans qu’il y ait d’effets secondaires. Dans cette pratique empirique, mais surveillée, l’équipe est extrêmement vigilante à l’adaptation des traitements. « On a peu de connaissances, les professeurs ne peuvent nous aider. On est en terrain inconnu », rappelle James Wampfler.

→ Dans le cadre de l’étude, l’équipe soignante, consciente d’être pionnière dans ce domaine, se réunit régulièrement pour faire part de ses observations. Celles-ci ne portent pas uniquement sur l’expression des symptômes des résidents mais aussi sur leur vécu et leur comportement. Le regard porté sur les résidents se décentre, s’élargit. « C’est autant une recherche infirmière que médicale, car elle aborde le patient dans sa globalité », précise le directeur. In fine, ce médicament permet de restaurer la capacité soignante des professionnels, mise à mal par une situation d’impasse thérapeutique. Autrement dit, selon James Wampfler, il aide à « faire un peu moins difficilement notre travail ».

1- L’expérimentation concernera 3 000 patients, touchés par cinq types de troubles : douleurs neuropathiques réfractaires, spasticité douloureuse de la sclérose en plaques, soins de support en oncologie dans les situations palliatives, épilepsies sévères et pathologies du système nerveux central.

CAS DE DÉPART

Mme F., 84 ans, est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Depuis son entrée en maison de retraite, son comportement se dégrade progressivement. Elle s’énerve, refuse catégoriquement de s’allonger et de regagner sa chambre. À force de dormir assise, des œdèmes inquiétants se sont formés sur ses jambes. Mme F. est prostrée, rejette toute relation et semble inaccessible. Les soins sont presque impossibles à réaliser et sont difficilement vécus par les soignants et la patiente. Il s’agit d’une véritable situation d’impasse thérapeutique.

HISTORIQUE DU PROJET

→ 2011 : la prescription, sous conditions, de cannabis thérapeutique est légalement autorisée en Suisse.

→ 2015 : première prescription pour une patiente des Tilleuls.

→ Été 2017 : accord du comité d’éthique et des Hôpitaux universitaires de Genève pour la réalisation de l’étude.

→ Décembre 2017 : début de l’étude sur quatre patients. Puis intégration successive de seize autres personnes.

→ 2020 : analyse des données recueillies durant deux ans auprès de vingt patients.

RECHERCHE

Des premiers résultats concluants

→ Intitulée « Prescription de médicaments à base de cannabinoïdes en établissement médicosocial (EMS) à Genève : étude observationnelle », cette étude a pour objectif de décrire les aspects pratiques et les effets de la prescription du cannabis thérapeutique chez les patients atteints de démence sévère, vivant en maison de retraite et présentant des troubles du comportement, des douleurs, des spasmes musculaires et/ou une cachexie, malgré un traitement bien conduit.

→ Sont évalués, par six échelles, le comportement du résident, son agitation, son autonomie ainsi que sa rigidité musculaire. Des dosages sanguins, prise de poids et prise de tension, complètent cette évaluation.

→ Un premier article(1), sur le volet sociologique, conclut à l’engouement des proches aidants pour l’utilisation du cannabis thérapeutique. Au plan médical, une première analyse des données(2) conclut à la bonne tolérance du traitement et, surtout, à l’amélioration du comportement et des soins quotidiens, ainsi qu’à la diminution de la rigidité musculaire. D’autres résultats sont attendus pour cet été.

1- B. Broers, Z. Patà, A. Mina, J.Wampfler, C. de Saussure, S. Pautex, « Prescription of a THC/CBD-Based Medication to Patients with Dementia : A Pilot Study in Geneva », Medical Cannabis and Cannabinoids, juillet 2019, vol. 2, n° 1, pp. 56 -59.

2- Aurélie Revol, « Prescription de cannabis à usage thérapeutique pour les personnes âgées atteintes de démence : l’engouement des proches aidants », Psychotropes, février 2019, vol. 25, pp. 129-149.