Pionnières en soins palliatifs - L'Infirmière Magazine n° 413 du 01/03/2020 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 413 du 01/03/2020

 

OUGANDA

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

SÉVERINE CHARON*   LAURENCE SOUSTRAS**  

En Afrique, les besoins en soins palliatifs sont immenses. En Ouganda, l’ONG « Hospice of Africa » soulage les douleurs de près de 2 000 patients grâce à une solution de morphine orale. Les infirmières en sont les prescriptrices.

Une valise de cabine noire et un chariot où trônent de petites bouteilles estampillées d’étiquettes vertes ou rouges : c’est tout l’équipement de Dianah Basirikah quand elle sort ce matin-là de son bureau d’Hospice of Africa situé à Kampala, capitale de l’Ouganda, dans l’Est de l’Afrique. C’est un jour de visite pour cette infirmière expérimentée, spécialisée en soins palliatifs et formatrice. Mais aujourd’hui, Dianah Basirikah est pressée de parcourir en voiture la dizaine de kilomètres d’une route de brousse défoncée pour atteindre sa première patiente. « Juliette a 56 ans, elle a un cancer du sein. Elle souffre également du sida, et ne peut pas se déplacer en raison d’une hernie discale. Notre équipe a essayé de la joindre hier mais ils ne l’ont pas trouvée : elle souffrait tellement que sa famille l’a emmenée consulter en urgence. J’y vais pour voir ce qui se passe, nous savons qu’elle souffre toujours. »

La première particularité d’Hospice of Africa, une ONG financée par des donations, est d’offrir des soins palliatifs à domicile à environ 2 000 patients. Quant à ses deux autres caractéristiques, elles ont constitué une petite révolution dans le continent : Hospice of Africa fabrique sa propre solution de morphine orale en sirop et les infirmières en sont les prescriptrices.

Devant la maison familiale, une bâtisse rurale de plainpied dans la campagne ougandaise, le visage exténué de Teddy, la sœur de Juliette, s’éclaire d’une lueur de soulagement à la vue du véhicule d’Hospice of Africa. La famille termine son stock de sirop de morphine. Or, voilà plusieurs nuits que les deux sœurs de Juliette ne dorment pratiquement plus. Leur sœur souffre d’escarres et de douleurs abdominales aiguës. La visite à l’hôpital central a révélé des métastases au foie.

Indépendance et autonomie

Assise dans la chambre de Juliette, Dianah Basirikah questionne patiemment la famille. « Avant qu’elle ne prenne la morphine orale, Juliette ne dormait pas de la nuit, elle ne pouvait même pas s’asseoir, et elle souffrait tellement qu’elle ne faisait que pleurer. Mais à partir du moment où elle a commencé à prendre le sirop, elle a dormi une nuit entière », rappelle Teddy. L’infirmière se tourne doucement vers Juliette pour l’examiner. Un long moment de tête-à-tête qui va bien au-delà du simple examen clinique. « En tant qu’infirmières, nous devons identifier les besoins des personnes, à la fois physiques, sociaux et médicaux, et nous y répondons sur la base de ce dont nous disposons. Par exemple, un patient peut avoir besoin d’un docteur, mais quand il n’y en a pas de disponible, vous devez jouer à la fois le rôle de l’infirmière et celui du docteur. C’est seulement quand la situation devient très complexe que nous référons le patient », explique Dianah Basirikah.

De retour à Kampala, l’infirmière rejoint rapidement une salle de formation de personnel médical palliatif. Cet après-midi-là, un débat fait rage entre médecins et infirmières sur le cas d’école d’un patient provincial semi-itinérant. Il s’agit de savoir s’il faut considérer la situation du patient dans sa globalité. « Ce n’est pas seulement un problème de douleur qui n’est pas sous contrôle. Nous ne considérons pas uniquement la douleur physique. Ce patient est aussi veuf, négligé d’apparence et il se déplace de sa région à la capitale. Nous avons besoin de beaucoup plus d’informations à son sujet. Lui donner de la morphine régulièrement ne suffit pas à l’aider », tranche une des infirmières.

Cette indépendance d’esprit et de caractère est l’un des traits de l’ONG dont sont particulièrement fières les deux femmes qui ont présidé à sa destinée pionnière en Afrique : Anne Merriman, la fondatrice de l’organisation, et Rose Kiwanuka, l’infirmière qu’elle a formée, aujourd’hui présidente de l’association des soins palliatifs d’Ouganda. C’est en effet à Anne Merriman, médecin britannique, que l’Ouganda doit les débuts de son rôle évangélisateur en soins palliatifs grâce à une solution de morphine orale. Amenée à travailler à Singapour dans les années 1980, elle est confrontée à un haut niveau de soins d’oncologie, mais à des soins palliatifs inexistants. « Les patients en fin de vie étaient renvoyés chez eux, les infirmières les entendaient hurler de douleur lorsqu’elles faisaient leurs visites. Quand j’ai annoncé que je voulais lancer un service de soins à domicile, elles étaient toutes volontaires. »

Un sirop “miracle”

La solution d’Anne Merriman ? « Plus simple à faire qu’une tasse de café, plaisante-t-elle. Les principaux ingrédients sont la morphine pure, de l’eau distillée, du colorant alimentaire pour indiquer les différents niveaux de dosage – vert pour la solution la plus légère, rouge pour la moyenne et bleue pour la plus forte – et un agent conservateur. » Sans compter… un évier ! « C’est dans notre évier que nous avons fait ce sirop pendant dixsept ans à Hospice of Africa, avant d’obtenir des financements pour nous équiper, se souvient la médecin. Le plus important, c’est que les patients prennent régulièrement ce sirop toutes les quatre heures et une dose double la nuit. Si la douleur est de retour, cela signifie que le cancer progresse. Alors, nous augmentons la dose et titrons à nouveau la solution. C’est très simple, et si peu coûteux. Mais c’est seulement quand j’ai apporté la solution au Kenya que j’ai réalisé à quel point cela comptait pour l’Afrique. » Et combien ! Le coût de 1,30 € pour 500 ml assure au patient moyen d’être soulagé de sa douleur pendant dix jours, alors que le coût de la morphine injectable, qui est elle beaucoup plus addictive, est prohibitif.

Quand Anne Merriman a souhaité étendre son modèle, elle a choisi l’Ouganda et a rencontré Rose Kiwanuka. Cette infirmière de Kampala est alors face à un dilemme : « Les docteurs vont et viennent. C’est nous, les infirmières, qui sommes avec le patient tout le temps. Quand ils nous demandaient : “Infirmière, j’ai mal, pouvez-vous me donner quelque chose ?”, nous ne pouvions rien faire et les docteurs prescrivaient seulement trois doses de morphine injectable. Pour les cancéreux, la douleur ne diminuait pas et le patient continuait à nous appeler. Comme nous n’avions rien à lui donner, nous commencions à l’éviter. Quand j’ai vu ce que faisait Anne, j’ai voulu me spécialiser en soins palliatifs. »

Ce sont les débuts d’Hospice of Africa, soutenus par des financements qui affluent de l’American Cancer Society ou du Diana Fund. Mais aussi… d’un magasin d’objets d’occasion, ouvert en Bretagne à Jugon-les-Lacs (22) pour apporter des fonds à l’opération ougandaise. Hospice of Africa installe une clinique de jour, des visites à domicile et se lance dans la formation. « Au début, les docteurs nous rabaissaient, mais j’étais déterminée à leur prouver qu’une infirmière peut prescrire. Nous avons fait un énorme lobbying et finalement, la décision est tombée en 2004 : les infirmières peuvent prescrire des opiacés en Ouganda. Oui ! Nous y étions arrivées, nous pouvions le faire ! » s’exclame Rose Kiwanuka. Dès 2010, la production de morphine orale est lancée et Hospice of Africa commence à livrer les hôpitaux du pays.

L’épineuse question de l’addiction

Jacqui, une patiente drépanocytaire atteinte du sida, est assise en ce début d’après-midi dans la salle de clinique de jour, une assiette de riz à la main. Autour d’elle, plusieurs patients mangent assis sur des sièges en plastique. Plusieurs malades affaiblis sont installés sur des matelas au sol, dans une atmosphère très particulière de solidarité sereine.

Pour Jacqui, c’est un univers bien éloigné des ruptures de stock d’un hôpital public impersonnel (d’où elle repartait avec seulement deux jours de traitement contre la douleur), et qui lui évite également des déplacements épuisants jusqu’à la pharmacie, pour une morphine qu’elle n’avait pas suffisamment d’argent pour acheter… « Quand les infirmières d’Hospice of Africa viennent, elles s’intéressent à vous. Elles regardent où vous habitez, elles m’ont même donné un matelas et une couverture. Si vous manquez une visite, elles vous envoient une assistante sociale. La première fois, quand elles m’ont donné le sirop, j’avais tellement mal que j’en ai trop pris et j’ai eu des vomissements. Elles m’ont questionnée et m’ont dit que je serai malade si je doublais la dose. Je n’ai jamais recommencé. »

Philippa Guppy, médecin britannique volontaire pendant quelques mois à Hospice of Africa, sort tout juste de consultation. Elle a vu ces derniers temps les cancers les plus avancés de sa carrière, chez des patients qui n’avaient pas accès à la chirurgie, à la chimiothérapie ou à la radiothérapie, mais elle n’a pas noté un seul cas d’addiction. « Je n’ai encore jamais vu un patient dire qu’il a épuisé ses doses de morphine orale parce qu’il en a trop pris ou parce qu’il en a fait autre chose, et je ne me suis jamais inquiétée de la possibilité d’une addiction », indique-t-elle. Mais les temps sont devenus durs : l’addiction aux opiacés aux États-Unis a retourné l’opinion publique américaine contre les pionniers du sirop de morphine. La baisse drastique des financements s’est traduite par des départs d’infirmières et des coupes sur les salaires du personnel restant. Pour Jacqui, l’équation est simple : « Nous n’avons pas le privilège d’être soutenues par le secteur public. Pour nous, c’est le soutien des donateurs ou rien. » Un combat qu’infirmières et volontaires continuent de livrer au jour le jour pour assurer une fin de vie digne à leurs deux milliers de patients.

FIN DE VIE

Objectif : former toute l’Afrique

→ « Hospice of Africa Ouganda » a été créée en 1993 par Anne Merriman, venue du Kenya, où elle avait développé un service de soins palliatifs et pris conscience de l’ampleur du besoin dans le continent. Auparavant, seuls l’Afrique du Sud et le Zimbabwe, pays relativement plus riches, disposaient d’une telle offre de soins.

→ « Hospice of Africa Ouganda » a été conçue dès l’origine comme un modèle : une fois le modèle éprouvé en Ouganda, l’objectif a été de former les soignants au-delà des frontières.

Depuis 2009, infirmières et infirmiers, médecins, et parfois assistants sociaux, viennent de tout le continent dans le cadre de programmes internationaux pour suivre des formations aux soins palliatifs. Il existe des sessions d’initiation de quelques jours, et des cycles de plusieurs mois.

→ L’association « Hospice of Africa France » aide à favoriser la transposition de l’expérience ougandaise, pays anglophone, aux pays d’Afrique francophone, en collectant des fonds pour financer la traduction de toute la documentation disponible.