Égalité dans l’accès aux soins, respect des libertés individuelles… Le ministre de la Santé a sollicité le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour poser quelques principes encadrant la politique publique de lutte contre le coronavirus.
« Intégrer la question des inégalités sociales »
Nous sommes à un point où l’intérêt général doit primer sur l’intérêt individuel. Ce qui semble bien accepté par les Français : au vu de ce qui a émergé des états généraux de la bioéthique, ils font globalement preuve d’un grand sens des responsabilités. Si on leur explique les enjeux, ils sont prêts à perdre une certaine liberté pour gagner en sécurité. Mais les restrictions fonctionnent dans les deux sens : chacun a aussi une responsabilité personnelle à faire jouer son droit de retrait, s’il juge que son travail l’expose à un risque de contamination.
Dans ce contexte, la question du respect des libertés fondamentales se pose, en particulier la liberté de circuler. Mais en cas d’épidémie, il est possible de restreindre temporairement les droits des citoyens tout en restant dans un État de droit : de telles mesures sont autorisées par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ou encore par le code de la santé publique. Cependant, il est de la responsabilité du gouvernement de communiquer clairement sur les raisons de ces mesures exceptionnelles, qui doivent rester proportionnées et limitées dans le temps.
Il faut savoir qu’il existe une inégalité sociale en ce qui concerne le risque d’être contaminé et la prise en charge, selon ses moyens financiers et le lieu où l’on vit. Les conditions de vie et d’emploi entraînent des risques accrus car les mesures de précaution ne peuvent être suivies par tous, notamment par les personnes sans domicile fixe : il est très difficile pour elles de se laver fréquemment les mains, par exemple. De même, les personnes vivant dans des zones sous-dotées en professionnels de santé sont susceptibles d’être moins bien prises en charge. Les pouvoirs publics doivent impérativement intégrer la question des inégalités sociales dans la gestion de l’épidémie.
Le passage en phase 3 est en effet délicat pour l’hôpital, confronté à un manque de lits en réanimation et à la question de la protection des professionnels de santé -ceux-ci doivent redoubler d’attention quant aux recommandations permettant d’éviter la contamination. Mais les professionnels de santé de ville sont également affectés : ils pourraient se retrouver submergés par la forte demande de soins ou simplement de conseils liée au virus, et donc ne plus avoir le temps d’assurer correctement les autres prises en charge. Le gouvernement doit donc y réfléchir afin que l’articulation entre ville et hôpital se fasse au mieux et pour ne pas laisser les professionnels seuls face à des questions cruciales comme l’éventuelle priorisation entre les patients.
C’est pourquoi le CCNE recommande, pour soutenir les équipes soignantes, de mettre en place une cellule de soutien éthique, qui s’appuierait sur les groupes d’éthique clinique des CHU.
« Pas de hiérarchie entre les vies »
La question centrale est en effet celle de l’articulation entre les exigences de sécurité, de solidarité envers les plus démunis et le respect des libertés. En cas de confinement total, ces dernières sont singulièrement limitées mais c’est pour le besoin d’une cause. Cependant, les pouvoirs publics doivent se demander en permanence dans quelle mesure ces restrictions sont pertinentes : elles ne sont éthiques que si elles sont nécessaires à notre sécurité commune. Cette nécessité doit donc être réévaluée souvent en ce moment, quasiment tous les jours. C’est pour faire ce travail que la création de comités d’éthique a été conseillée par le CCNE.
Il y a aussi un enjeu éthique de communication. Car la responsabilisation de tout un chacun est une clé importante de réussite et pour cela, il faut que la communication soit la plus transparente possible. Depuis le début de la crise, les choses se sont améliorées : les bulletins d’information sont plus fréquents et plus clairs alors qu’au départ, ils étaient mêlés à des éléments correspondant à une situation “normale”. Or, le langage doit s’adapter à la gravité de la situation, mais sans être alarmiste. Car ne pas créer de psychose relève également de l’éthique.
Ce serait l’étape ultime de la mise en cause des libertés fondamentales… Mais la question qui se pose est plutôt celle du respect des règles de confinement, qui passe par une responsabilisation : on ne peut pas mettre un policier dans chaque maison ! Car nous sommes davantage confrontés à un manque de moyens qu’à un refus de se soigner…
C’est en réalité une question très technique, qui s’est aussi posée lors d’attentats. Il faut réaffirmer l’égalité entre les personnes : le raisonnement doit juste être utilitariste et viser à sauver le plus de patients possible. Car faire une hiérarchie entre les vies serait très problématique. Dans cet objectif, il y a une attention à avoir envers les personnes les plus fragiles, car leur fragilité pourrait les exclure des mesures destinées au plus grand nombre. Les faire bénéficier des mêmes soins passe par une plus grande attention.
On considère que cela fait partie du métier, mais ce n’est pas pour cela qu’il n’y a pas de réflexion à avoir. D’abord, sur comment les rendre disponibles (notamment en ce qui concerne la garde de leurs enfants), ensuite sur comment leur fournir une protection optimale. On ne peut pas les envoyer au travail sans y penser, surtout quand on connaît une pénurie de matériel de protection ! Il faut s’assurer que les masques arrivent vite et, s’il n’y en a pas assez, réfléchir à qui doit les recevoir en priorité. Car l’éthique doit aussi s’exprimer dans les faits, c’est pourquoi la mise en place d’instances liées à la mise en oeuvre de ces principes est essentielle.
PRÉSIDENT DU CCNE
→ 1988 : devient professeur d’immunologie clinique et de médecine interne
→ 2005 : directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS)
→ 2005 : directeur de l’Institut de microbiologie et maladies infectieuses de l’Inserm
→ 2014 : nommé coordinateur interministériel chargé de la lutte contre Ebola en France et en Afrique
→ 2016 : prend la tête du CCNE
DIRECTEUR DU CENTRE D’ÉTHIQUE MÉDICALE DE L’UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LILLE
→ 1990-1994 : avocat au barreau de Bruxelles, spécialiste de la responsabilité médicale
→ 1995-2000 : chercheur en philosophie du droit à l’Université catholique de Louvain (Belgique)
→ Depuis 2007 : directeur du Centre d’éthique médicale de l’Université catholique de Lille
→ Le ministre de la Santé a saisi, le 1er mars, le CCNE pour lui demander son avis sur les « mesures contraignantes qui pourraient être prises » pour lutter contre le coronavirus. Olivier Véran souhaitait que cet avis « éclaire le lien entre impératifs de santé publique et respect des droits humains fondamentaux ».
→ Le CCNE a donc publié le 13 mars des recommandations. Il a d’abord rappelé que les principes identifiés en 2009, lors de l’épidémie de grippe H1N1, restaient d’actualité : il avait alors conclu que « le droit au refus de soin devrait être pondéré par le devoir prioritaire de ne pas être contaminant pour son entourage ».
→ À ces conseils, il a ajouté quatre recommandations : la mise en place d’une instance mixte d’experts scientifiques de différentes disciplines ; la mise en place d’une cellule éthique de soutien pour accompagner les professionnels de santé au plus près de la définition de leurs priorités en matière de soins; l’encouragement à l’innovation dans les solutions à trouver dans différents domaines; la préparation rapide d’un retour d’expérience et d’évaluation indépendant.