L'infirmière Magazine n° 414 du 01/04/2020

 

PRÉCARITÉ

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

SANDRINE LANA  

Dans les années 1990, des associations ouvraient des lieux de vie aux personnes séropositives précaires pour les sortir de la rue et leur assurer un suivi médical et social. Aujourd’hui, ces appartements de coordination thérapeutique (ACT) accueillent surtout des personnes malades chroniques. Les infirmières sont au coeur de leur prise en charge.

Ernesto Perez vit depuis quatre mois dans le quartier historique du Panier, à Marseille. Après deux ans sans chez-lui, il reprend ses marques dans un petit studio loué par l’association Habitat alternatif social (HAS). En fin de matinée, il reçoit la visite d’Ourania Viaud, infirmière, et Marilyn Da Conceicao, stagiaire monitrice-éducatrice. Elles font toutes deux partie de l’équipe pluridisciplinaire d’HAS, qui gère une quarantaine d’appartements de coordination thérapeutique (ACT) à Marseille et à Avignon. Dans l’appartement éclairé au néon où le soleil ne pénètre pas encore, le binôme soignante-éducatrice prend des nouvelles d’Ernesto, qui souffre d’une pathologie chronique cardiovasculaire et est suivi psychiquement après une vie de foyers et de galères. « Il me manque des pilules pour le matin », fait-il remarquer, après avoir appris avec l’infirmière à préparer son pilulier hebdomadaire. Avec son autorisation, les deux femmes vérifient dans les sacs et sur les étagères si les médicaments manquants ont été égarés, avant d’appeler l’éducatrice restée au siège de l’association ce matin-là. Dans le bureau de coordination médicale, elle aura sûrement conservé un double de son ordonnance. « Ernesto Perez pourra la récupérer dans l’après-midi et aller chercher son traitement à la pharmacie », se rassure Ourania Viaud en raccrochant.

Sécurité et sérénité

Les ACT sont un dispositif de logement et d’accompagnement médico-social sur le long terme de personnes précaires souffrant d’une pathologie chronique somatique et/ou psychique, avec, souvent, un problème d’addiction en parallèle. En France, on compte actuellement environ 2 900 ACT financés par l’Assurance maladie sur l’enveloppe de l’Ondam médico-spécifique. Et près de 1 200 places supplémentaires sont attendues d’ici à 2022, dans le cadre de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté.

A minima, une structure ACT dispose d’un médecin coordonnateur et d’une IDE, qui visitent les résidents à domicile au moins une fois par semaine. En fonction du profil des personnes prises en charge, l’équipe peut varier ; s’ajoute souvent au moins un travailleur social. Le dispositif d’accompagnement est signé pour six mois et renouvelable trois fois, mais si l’équipe estime qu’une personne n’est pas assez autonome pour vivre sans suivi, elle n’est pas laissée sur le bas-côté après ce délai (voir encadré p. 28). « Quand elle arrive en ACT, l’essentiel est que la personne se pose, qu’elle soit sécurisée et prenne soin d’elle », explique Marilyn Da Conceicao, qui propose à Ernesto Perez de l’aider à arranger son habitation en récupérant quelques meubles. Ces visites hebdomadaires lui « font du bien au moral », confie-t-il.

Coordination multiple

La coordination médico-sociale et multi-référents permet souvent l’ouverture de droits sociaux (allocation adulte handicapé, RSA, AME…), une coordination psycho-sociale et la création d’un lien ville-hôpital. Le travail de l’éducatrice et celui de l’IDE s’entrecroisent : « Certains locataires n’ont jamais habité un logement. On leur montre le quartier, on tente l’intégration dans un territoire. Les ACT sont des pansements à la misère sociale de la société », nous répète Ourania Viaud qui, après sa formation à l’AP-HP, s’est orientée vers les soins infirmiers pour les plus précaires, auprès des exclus du système de santé et d’une société où tout va vite.

L’éducation à la santé, la prévention, les conseils en nutrition, la prise en compte des addictions et la mise en place d’un soutien psychologique sont les principales missions de l’IDE, qui traverse Marseille à pied ou dans une voiture partagée avec ses collègues. Les infirmières d’HAS assurent la coordination avec les soignants libéraux si elles identifient le besoin d’un passage pour la surveillance d’un traitement ou des personnes les plus fragiles. « On n’a pas le temps pour les pansements, on laisse ça aux infirmières libérales. Nous travaillons avec celles que nous avons repérées et qui acceptent d’avoir des patients qui oublient parfois un rendez-vous ou qui ont des problématiques psychiatriques. »

Les équipes des ACT ont par ailleurs observé une transformation du public qui interroge leurs pratiques. De plus en plus de personnes migrantes, dont des femmes seules, malades avec enfants ou enceintes, sont orientées par des services hospitaliers ou des accueils d’urgence vers les ACT. De fait, la coordination médicale passe progressivement après la coordination juridique et sociale : « Nous essayons d’abord que les personnes aient un titre de séjour et une protection sociale. Ensuite, il faut aborder les maladies comme le VIH, qui est une pathologie encore taboue pour certains », explique Ourania Viaud, qui fait notamment appel à l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée infection de l’AP-HM pour ses patients. Les ACT sont devenus l’un des derniers dispositifs d’hébergement et de soins qui ne requièrent pas de titre de séjour pour y être intégré. Un accueil inconditionnel des malades chroniques ardemment défendu par les travailleurs sociaux.

Accompagner à domicile

À une cinquantaine de kilomètres de Marseille, dans un bar du centre-ville de la cité des Papes, Isabella Bertino, éducatrice spécialisée, et Patricia Aliaga, infirmière, boivent le café avec Hervé Gomez, locataire d’un petit appartement au sein d’une maison-relais en périphérie d’Avignon. Ce matin, il est en ville pour régler ses affaires avec la banque et un Internet défectueux. Le quinquagénaire est accompagné par les deux professionnelles salariées de l’association HAS dans ses démarches administratives et pour sa santé fragile. Dans une relation d’égal à égal, les deux femmes lui rappellent ses prochains rendez-vous médicaux. « Ça m’aide à ne pas oublier, je perds un peu la mémoire, c’est embêtant », explique Hervé Gomez, qui a subi de lourdes opérations et ne s’alimente plus par la bouche depuis plus de deux ans. « L’accompagnement par une équipe médico-sociale le rassure, même si c’est lui qui décide de ce qu’il veut ou doit faire », explique Patricia Aliaga, infirmière qui a rejoint le dispositif fin 2019.

On expérimente à Avignon les ACT à domicile et ce, pendant trois ans. Ils permettent d’intervenir avant un décrochage social ou la non-observance du traitement. « Cela veut dire que nous suivons des personnes déjà installées, chez elles ou en structure d’accueil. Dans le cas d’Hervé Gomez, les accompagnantes éducatives et sociales de la maison-relais étaient submergées par les besoins pour le maintenir chez lui », poursuit Isabelle Bertino. Quatre autres personnes bénéficient de ce suivi à Avignon. Patricia Aliaga prévoit ses visites à domicile au rythme de ses locataires : « On prend les gens où ils en sont pour les accompagner vers plus de bien-être. Avant, il ne nous parlait pas de certains problèmes, comme l’addiction. Mais ça s’est débloqué. Il est dans l’acceptation et en parle. »

Entre leurs visites de terrain, Patricia Aliaga et Ourania Viaud prennent des rendez-vous chez les spécialistes et gèrent les relations avec le médecin coordonnateur et leurs homologues libérales. « Cela peut prendre des mois pour obtenir un rendez-vous, j’anticipe, explique Patricia Aliaga. Si le patient refuse le rendez-vous, on l’annulera… » Avec tous leurs patients-locataires, les deux IDE doivent franchir les barrières de la peur de l’institution et faire émerger la prise de parole. « Ces patients n’entrent pas dans les cases de la société. Alors, nous faisons aussi du lien avec l’hôpital pour ces personnes qui n’ont pas le verbe, n’arrivent pas à expliquer leur mal-être à un médecin », poursuit Ourania Viaud.

Un projet personnalisé

Les infirmières et travailleurs sociaux proposent un accompagnement en douceur, sans pression, à ces personnes fragilisées par la rue et les pathologies multiples. Un outil simple et co-construit facilite l’évolution et la reconnexion avec la société. « Nous travaillons sur l’autonomie via un projet personnalisé, explique Isabella Bertino. On fixe des objectifs par thématique à atteindre pendant l’accompagnement en ACT : logement, bienêtre, budget… Nous allons ajouter un objectif de santé à Hervé Gomez car il a formulé la volonté de se réalimenter par la bouche. Nous n’imposons rien, nous n’oublions pas que nous sommes invitées chez lui. »

À Marseille, le projet d’Ernesto Lopez est focalisé sur deux de ses besoins : mieux gérer son argent et renouer du lien social. « C’est pour me projeter dans l’avenir », explique-t-il. Avec Ourania Viaud, il a notamment rencontré un médecin traitant et identifié la pharmacie et les commerces de proximité. L’infirmière et la stagiaire monitrice-éducatrice le quittent en l’invitant à un petitdéjeuner organisé au siège de l’association le mercredi suivant. « On compte sur vous, Ernesto ! », souffle la soignante. Les ACT ont fêté leur 25 ans d’existence. Mi-septembre 2019, le gouvernement a annoncé 60 millions d’euros supplémentaires à partir de 2020, « pour développer l’offre de logements abordables et l’accompagnement vers et dans le logement », a déclaré Julien Denormandie, ministre chargé de la Ville et du Logement. Ce ne sera pas un luxe face à un public malade à accueillir toujours plus nombreux partout en France.

PRISE EN CHARGE

Quelle sortie du dispositif ACT ?

→ Il y a plusieurs manières de sortir d’un appartement de coordination thérapeutique pour un locataire qui a retrouvé son autonomie et dont la maladie chronique est stabilisée. En réalité, les accompagnés sont tous sous-locataires de l’association gestionnaire des ACT. Certains vont d’eux-mêmes trouver un logement, tandis que d’autres seront orientés vers le parc de logement social de leur ville. Parfois, un glissement de bail vers le sous-locataire (bail en nom propre) est aussi possible. Au sein de l’association HAS, cela concerne environ un tiers des cas. Les équipes médico-sociales prévoient alors une période de “veille”, qui permet à l’ancien bénéficiaire d’obtenir un rendez-vous avec ses anciens référents s’il a des questions médicales ou concernant ses droits.

→ Parfois, la question de la fin de vie se pose pour ceux qui sont entrés dans le dispositif il y a plusieurs années et sont toujours en grande situation de dépendance ou souffrent de maladies incurables. Il s’agit souvent de personnes âgées pour qui l’autonomie est une utopie. Elles sont alors maintenues en ACT. L’association HAS prévoit des formations pour l’accompagnement à la fin de vie à destination de ses équipes de terrain. « Tout le monde n’est pas formé à la fin de vie. Les soignants se sentent plus à l’aise que les éducateurs sur ce point… », précise l’infirmière Ourania Viaud.