À l’heure des échanges restreints et des prises en charge dans des services multiples, la communication est une question centrale. Si les rapports de force semblent encore prendre le dessus, l’amélioration des interactions demeure un enjeu de taille.
Dans mon établissement, il existe des temps d’échange institutionnalisés, comme des réunions de cadre ou des réunions de service, mais je dois reconnaître que les ordres du jour sont parfois extrêmement pauvres, regrette Annick Delpech, directrice des soins d’un hôpital près de Lyon. Les gens discutent davantage entre deux portes ou à la pause café… Voire sur les réseaux sociaux. Mais ces échanges ne sont pas sécurisés et excluent ceux qui ne se trouvent pas au bon endroit au bon moment. »
En peu de mots, Annick Delpech a, à son insu, résumé la complexité des interactions entre soignants à l’hôpital. En effet, les informations échangées par les professionnels soulèvent plusieurs enjeux : la sécurité des soins, la confidentialité des données de santé, le sentiment d’appartenance à un groupe et les contours de celui-ci, la traçabilité des décisions, la pression hiérarchique, l’exposition publique de vulnérabilités individuelles… Cette partie immergée de l’iceberg conditionne les modes de communication et pourrait bien expliquer ce sentiment généralisé que « c’est compliqué… ».
Car si l’échange d’informations est inévitable dès lors que deux personnes au moins sont impliquées dans une prise en charge, la communication, elle, relève d’un processus plus complet. « On confond souvent information et communication, remarque Philippe Viard, infirmier et docteur en sciences de l’information et de la communication. Les deux sont liées, mais la communication est le contenant, tandis que l’information est le contenu… Avec la communication, on parle en fait de relation humaine. C’est à celle-ci qu’il faut réfléchir. »
À l’hôpital, comme ailleurs, communiquer avec autrui fait vite appel à un jeu de pouvoir : qui le détient sur l’autre ? Comment le lui fait-il sentir ? L’autre acceptet- il cette position ? « Entre les métiers, chacun défend son territoire, insiste Philippe Viard. On appartient toujours à un groupe, avec ses habitudes, sa culture, ses valeurs, qui sont différentes selon les parcours. Ainsi, les infirmières sont animées majoritairement par des valeurs de bienveillance et de normativité, qui ne sont pas celles des médecins. » Chaque groupe partage aussi des modes opératoires, des savoirs, des directions… bref, une identité commune, qui lui est propre.
Les étudiants se trouvent d’ailleurs, bien malgré eux, pris dans cette dynamique. « Nous sommes encore assez peu impliqués dans la prise de décision, regrette Félix Ledoux, président de la Fnesi. Dans les staffs, par exemple, notre présence n’est pas systématique et quand nous y assistons, nous avons peu la parole. » Mais la difficulté ne s’arrête pas là. Certains professionnels voient d’un mauvais oeil arriver ces stagiaires qui veulent poser des questions sur la prise en charge et appliquer ce qu’ils ont appris en cours. « Plusieurs cas de conflits, voire de maltraitance en stage, nous ont été remontés », rappelle Félix Ledoux, faisant référence à l’enquête de la Fnesi de 2017 (1). « Quand un étudiant est victime de moqueries s’il pose une question, il n’ose plus exprimer ses doutes. » Ces conditions d’accueil posent un vrai problème pour la formation des ESI, mais aussi pour la prise en soin des patients, puisque les étudiants y participent pleinement. « Les groupes différents s’opposeront toujours, mais ils n’ont pas d’autre choix que de travailler ensemble, ajoute Philippe Viard. Toute la difficulté est de pouvoir aller sur le territoire de l’autre groupe sans donner le sentiment d’empiéter. »
Ce jeu complexe peut aussi se répéter au niveau individuel, entre deux professionnels du même métier.
Quiconque cherche à asseoir sa supériorité peut difficilement laisser voir ce qu’il considère comme ses faiblesses. Chez les médecins, oser se remettre en question devant autrui est encore loin d’aller de soi. « Les médecins n’ont jamais tort et sont les plus intelligents », ironise Yonathan Freund, urgentiste à la Pitié-Salpêtrière (APHP). Pourtant, aux urgences, on compte un taux d’erreur médicale de 10 %, selon deux études qu’il a menées.
En 2018, le Pr Yonathan Freund a ainsi coordonné le programme Charmed (2), pour Cross-checking to reduce adverse events resulting from medical errors in the emergency department, soit les vérifications croisées pour réduire les événements indésirables qui proviennent d’erreurs médicales aux urgences. Les médecins de six services d’accueil des urgences (SAU) ont participé à cette étude, qui mesurait l’impact d’une vérification croisée systématique. « Trois fois par jour, les médecins devaient échanger en binôme sur les patients dont ils avaient la charge, en présentant rapidement chaque cas, selon ce qui pourrait s’apparenter à de fausses transmissions puisque chacun gardait ses patients, détaille-t-il. Chacun proposait alors un retour rapide à son collègue sur les cas présentés. » D’abord réticents, notamment car ils craignaient de voir leur charge de travail alourdie par ces points quotidiens, les médecins ont vite été convaincus par les résultats de l’étude. « Non seulement le simple fait de faire le point sur une situation accélère finalement la prise de décision, et donc la prise en charge du patient, mais l’étude a aussi démontré que ces vérifications croisées permettent de faire tomber le taux d’erreur médicale à 6 % », se félicite Yonathan Freund.
La question de la sécurité des soins a d’ailleurs poussé la Haute Autorité de santé (HAS) à mettre au point une série d’outils, dans le cadre du programme national pour la sécurité des patients (PNSP) 2013-2017. La plupart concerne l’amélioration du travail en équipe, la communication interne et avec le patient, et le changement de culture au sein des établissements (3).
En vue d’améliorer la communication entre soignants, le recours à Internet ou aux messageries par téléphone ne semble pas déterminant. « Dans mon établissement, j’ai mis en place un blog-forum, où chacun peut s’exprimer sur ce qu’il veut. Il y a des demandes d’échange de week-end, des propositions d’organiser des repas de Noël de service, etc. Souvent, ces messages sont publiés sans que leur auteur n’ait évoqué ces sujets directement avec ses collègues », raconte, perplexe, Annick Delpech. « Aucun outil, aucun mode de management ne pourra fonctionner s’il n’y a pas de changement de paradigme plus profond », affirme avec force Philippe Viard. Il s’agace notamment du mouvement qui s’attache à atteindre une communication “efficace”. « Tant qu’on accorde plus d’importance à la fonctionnalité qu’au sens et à la consistance, on va dans le mur, précise-t-il. L’essentiel, c’est que chacun reconnaisse l’autre, la valeur de ce qu’il fait, et de procéder à une introspection sur la signification que l’on donne au soin. »
Annick Delpech confirme ce sentiment. « Quand les réunions ont des ordres du jour dépouillés, c’est qu’il y a un problème de collectif de travail, note-t-elle. Les professionnels ne voient pas le sens de ce qu’ils font. On ne peut pas décréter que désormais, ils vont communiquer de telle ou telle façon… » La première étape est donc de trouver ou de retrouver, ensemble, du sens au soin. Et si cette dynamique doit être portée par l’encadrement et doit inclure la création d’espaces dédiés aux échanges, elle ne peut se passer d’un questionnement collectif.
Oser poser des questions, prendre la parole, prendre le temps d’écouter vraiment ce que l’autre souhaite dire, s’affranchir des luttes de pouvoir… Ces habitudes si difficiles à prendre seront peut-être plus naturelles pour les jeunes professionnels. « Les jeunes médecins ont été beaucoup plus réceptifs à la proposition de vérifications croisées systématiques », apprécie Yonathan Freund.
La Fnesi se fait aussi le porte-voix d’une demande forte d’espaces pour exprimer des doutes et apprendre de ses erreurs. « Nous avons désormais plusieurs modules en commun avec les autres formations paramédicales et médicales, notamment grâce au service sanitaire, ce qui favorise le mélange des profils et contribue à casser les cloisons entre professions », s’enthousiasme Félix Ledoux. À l’université d’Angers, les différentes filières de santé partagent même un enseignement spécifiquement consacré à la communication. Reste à savoir si ce changement de cultures professionnelles pourra résister à la pression mise sur les organisations de travail.
1 - À voir en ligne sur : bit.ly/2wnpH7G
2 - Plus d’informations sur : bit.ly/330FZQ7
3 - En savoir plus : bit.ly/39BPOGF
En 1999, Michèle Grosjean et Michèle Lacoste publiaient un livre, Communication et intelligence collective : le travail à l’hôpital (PUF), un ouvrage qui sert depuis de référence à tous les travaux menés sur la communication à l’hôpital. Les enjeux pointés alors ne sont pas très différents des problématiques actuelles. « L’hôpital est soumis à de profondes évolutions parallèles à celles que connaissent les services et l’industrie (…), dans un contexte où les préoccupations budgétaires (…) contraignent à rechercher une meilleure efficacité du système », écrivaient-elles en introduction. Et d’ajouter : « Nous faisons ici l’hypothèse qu’une meilleure compréhension de la dimension collective et communicationnelle de l’activité hospitalière apportera des éclairages intéressants en matière de qualité et de fiabilité des soins, de conditions de travail, de management, de communication interne, d’implantation de nouvelles technologies et améliorera l’“intelligence” de ces collectifs de soins. » Vingt ans plus tard, les mêmes questions continuent à se poser.
Une recherche de 2013 (1) fait état d’une communication dégradée entre les soignants des hôpitaux de Suisse romande. Les trois auteurs pointent « une diminution drastique des temps dévolus aux rapports et aux échanges de tous ordres ». Même lors des réunions, les échanges sont rares. « On n’a plus le droit à la parole, on a juste le droit d’entendre ce qui a été décidé », dénonce un infirmier. Cette diminution des échanges va de pair avec une hausse des conflits. En conclusion, les auteurs appellent à ne pas minimiser l’importance de la communication. « Il est indispensable, comme l’explique une professionnelle, de continuer d’avoir le temps de prendre le temps pour que la communication ne flanche pas, et avec elle, la solidarité entre professionnels et la qualité des soins. »
1 - Voir : bit.ly/2wEXQQo
Site Internet
→ Le point de vue du Canada : bit.ly/38hyo0x
Ouvrages
→ Auroy Y., Bordier E., Grasser L., « Les transmissions, un enjeu important pour la sécurité des patients », communication du congrès Mapar, 2010.
→ Cosnier J., Grosjean M., Lacoste M. (dir.), Soins et communication : approche interactionniste des relations de soins, Presses universitaires de Lyon, 1993.
→ Schaffter M., « Communiquer entre soignants : l’imaginaire linguistique des professionnels d’un réseau suisse romand de soins psychiatriques », Raisons de santé (105), 2005.
→ Strauss A., La trame de la négociation : sociologie qualitative et interactionniste, L’Harmattan, 1992.
→ Tome J.-F., « Les enjeux de la communication à l’hôpital », Communication et organisation, janvier 1994.
→ Viard P., « Le soin communicant », Communication et organisation, janvier 2017.