Thomas Athénol est infirmier en poste isolé sur l’île de Ua Huka, dans l’archipel des Marquises, en Polynésie française. Seul soignant de toute l’île, il assure une large partie des soins primaires et toutes les urgences. Et cela, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Les consultations de ce lundi n’ont même pas commencé que la salle d’attente est déjà pleine. Enfin, les bancs sous la toiture sont pleins. La salle d’attente de l’infirmerie de Ua Huka, l’une des six îles habitées de l’archipel des Marquises, est une terrasse avec vue plongeante sur la baie de Hane, sa plage, et les raies Manta qui viennent parfois y dérouler leurs larges ailes.
Thomas Athénol, l’infirmier, passe une tête un peu embrumée à la porte d’entrée. Sa nuit a été rude avec une urgence à 4h du matin, mais il lui faut maintenant enchaîner sur ses consultations. Car Thomas, cheveux blonds mi-longs, short large et Crocs aux pieds, est le seul soignant de toute l’île, pour environ 700 habitants.
La large carrure de Karoro s’impose dans la salle de soin. « Lui, quand il vient, c’est qu’il y a vraiment quelque chose », assure Thomas. Le gaillard de 139 kg présente des pathologies cardiaques. Mais aujourd’hui, il a très mal à l’oreille. L’infirmier examine donc les tympans de son patient, puis élargit à la gorge, prend le pouls. « Tu as fait de la plongée? » demande-t-il. Le Marquisien acquiesce : excellent nageur, il est allé à la pêche au harpon. Il a développé une otite externe aiguë. Après un méchage, Thomas lui tend une boîte d’amoxicilline/ acide clavulanique. « Piti popoui, piti avatae, piti ahi ahi », lance-t-il, en ajoutant la traduction française : « Deux comprimés le matin, deux le midi et deux le soir. » Pour les pathologies simples, ou le suivi de maladies chroniques, Thomas Athénol peut s’appuyer sur des protocoles. Et en cas de doute, il peut contacter un médecin généraliste référent, basé dans le seul hôpital des Marquises, sur l’île de Nuku Hiva. Mais l’infirmier doit être autonome. « J’ai 20 patients dans ma salle d’attente. Je ne peux pas appeler le médecin pour chaque ! »
La position de Thomas pourrait faire fantasmer. Entre la terre volcanique couverte de cocotiers ou de bougainvilliers, et des eaux bleues profondes, l’île de Ua Huka se rapproche d’un petit paradis. D’ailleurs, Thomas y goûte dès qu’il le peut : skate sur les belles courbes de la seule route de l’île, surf quand l’océan se lève un peu… Mais cet idyllique endroit a un prix. À Ua Huka, il n’y a pas de restaurant, pas de café et encore moins de cinéma. Et Thomas Athénol est tout seul pour assurer la couverture sanitaire, même si des missions sont organisées : urologue, dentiste, chirurgien ou plus régulièrement sage-femme. Thomas Athénol est un infirmier Shiva. « On a des cas d’infirmiers balancés dans les îles sans préparation. Ils ne tiennent pas », assure-t-il.
Après Karoro, Thomas Athénol accueille Ferdinand, un agent municipal de 55 ans, pour un nettoyage de plaie et un pansement. Des actes infirmiers plutôt classiques… sauf que les points ont été posés par Thomas. Vendredi, Ferdinand a ramassé des poubelles et s’est blessé avec un tesson de bouteille. Le verre a fait une large entaille, créant une plaie oblique en forme de V. Nettoyage, anesthésie, points ordonnés de manière à garder le morceau de chair plaqué correctement sur le poignet… des actes qui relèvent presque de la petite chirurgie.
« Je me suis formé, je suis allé au bloc à Nuku Hiva, à Tahiti, raconte l’infirmier. J’ai appris dans les livres… » Dès le début de ses études infirmières, Thomas Athénol s’est orienté vers des soins techniques, plutôt en réanimation ou urgences. « Je ne voulais pas rester à Tahiti, se rappelle-t-il. Je voulais aller dans les îles. » Né en métropole, Thomas est parti très jeune vivre en Polynésie avec sa famille. Au moment de choisir son premier poste, pourtant très bien classé, le jeune diplômé a surpris professeurs et collègues en optant pour l’itinérance. Pendant dix ans, l’infirmier a sillonné les archipels, écumé les atolls et les îles hautes, avant de se poser à Ua Huka, sa toute première affectation d’itinérant, et l’île natale de sa compagne. Le pansement de Ferdinand terminé, Thomas lui donne les dernières recommandations : « Tu prends bien l’Augmentin que je t’ai donné… et tu ne vas pas débroussailler, hein! »
Dans ce coin de Pacifique à plus de mille cinq cents kilomètres de Tahiti et six mille kilomètres du premier continent, les familles se débrouillent beaucoup avec les richesses de leur île. Participer aux travaux agricoles ou aller à la pêche n’est pas considéré comme un travail mais une évidence, ce que le soignant doit aussi savoir anticiper. « Une fois, j’avais mis un homme en arrêt le matin, et à midi, il est revenu en me tendant une langouste qu’il venait de pêcher ! », sourit-il.
Toute la journée, les patients défilent : lombalgie, plaies, épines d’oursin plantées dans un pied, suivi d’ACFA (arythmie cardiaque par fibrillation auriculaire), suspicion de dengue avec une épidémie sévissant depuis quelques mois dans les Marquises… Ua Huka souffre en outre des mêmes pathologies que beaucoup d’îles du Pacifique : leptospirose, diabète, problèmes cardiovasculaires et tous les troubles liés au surpoids.
Alors, Thomas lutte contre l’obésité dès le plus jeune âge : dès les consultations de prévention infantiles (CPI) qu’il doit également assurer. Il suit une vingtaine de bébés en ce moment, dont celui de Vanessa. « Voilà le petit Bouddha », rigole Thomas, en voyant arriver Naoaiki, solide bébé bien potelé pour sa visite des 12 mois. Pour l’épauler, l’infirmier a très récemment pu recruter Marie-Agnès Teikihuavanaka, assistante administrative, qui s’occupe non seulement des dossiers, mais prépare aussi les consultations. C’est donc elle qui a pesé et mesuré Naoaiki. Verdict : 12 kg pour 78 cm. « C’est compliqué avec les grands-parents, souligne Vanessa. C’est culturel : ils disent constamment que les bébés doivent manger, et leur donnent toujours quelque chose. » Mais Thomas Athénol est satisfait : la courbe de poids de Naoaiki, qui a toujours dépassé largement la normale, tend à revenir vers la courbe de référence. Comme avec chaque patient, l’infirmier s’enquiert de la famille, des enfants, du travail. Les informations récoltées lui serviront peut-être à aider l’assistante sociale quand elle passera. « Quand j’apprends qu’une famille avec quatre enfants est revenue vivre chez les grands-parents, je sais qu’il faut agir, explique-t-il. C’est la partie préventive de mon travail, car in fine, ici, c’est toujours l’infirmier vers qui on se tourne quand il y a de gros problèmes. »
Thomas Athénol a déjà dû pratiquer des gestes extrêmes, comme l’intubation, qui lui a permis de sauver un patient. « Parfois, on n’a pas le temps d’appeler les médecins, assure-t-il. En Polynésie, on te reprochera plus de n’en avoir pas assez fait plutôt que de trop en faire. » Dans la salle réservée aux visites semestrielles du dentiste, le dos tourné au fauteuil amovible et ses plateaux, plusieurs patients de la journée vont bénéficier d’une aérosolthérapie de salbutamol. Extrémité des cheveux décolorée, larges épaules, Jonathan, 16 ans, respire calmement dans son masque. Il n’a jamais vu de médecin. Son asthme étant stable, il n’a encore jamais eu besoin d’évacuation sanitaire. Mais aujourd’hui, Thomas soupçonne une allergie. À la fin de sa consultation, il lui donne un paquet d’antihistaminiques pour quinze jours et une ventoline.
S’il n’y a ni médecin ni dentiste sur Ua Huka, il n’y a pas non plus de pharmacie. Il faut faire une commande avec livraison par avion. Thomas dépanne donc souvent des malades qui ne pourraient pas se soigner. La journée de l’infirmier se termine avec Tiareherehia, petit bout de 3 ans et demi ayant une brûlure au second degré. Dimanche, la fillette est tombée dans un fût rempli de braises incandescentes. Thomas l’avait vue en urgence. Ce matin, il se repose la même question que la veille : fermer ou pas ? En milieu tropical, couvrir la plaie est propice à la prolifération des bactéries, mais la peau de la petite Tiareherehia commence à craqueler, il faut graisser.
Assise sur la table d’examen, la petite Marquisienne prend la grosse boîte de Biafine pour un fer à repasser et s’attèle à lisser le drap d’examen pendant que Thomas nettoie doucement les brûlures. Le sérum physiologique lui arrache un petit « C’est froid! », avec un sourire. Tulle gras, Biafine, bandage, Thomas n’ira pas plus loin. C’est le moment d’appeler son médecin référent. L’infirmier décrit : « Il y a une phlyctène sur la main, que je n’ai pas touchée. Les brûlures sont localisées sur les dorsaux et l’avant-bras gauche. Deuxième degré, deuxième stade. La peau est à vif. J’ai calculé, on n’est pas à 5%. » À l’autre bout de la ligne, le Dr Éric Descoubes s’interroge. Il faudrait la montrer à un chirurgien. « Je suis d’accord, mais j’ai pas d’avion », répond Thomas. Le petit Twin-Otter qui assure la liaison avec Nuku Hiva est en panne. Il gêne non seulement la circulation des personnes mais aussi celle du fret : il retient le vaccin du petit Naoaiki, le bébé de Vanessa, et tous les médicaments que Thomas avait commandés.
La seule solution pour évacuer Tiareherehia : le bateau de pêche. Pour l’enfant blessée, sa mère et son bébé de deux mois, cela signifie deux à trois heures dans une barque sur un océan qui n’a rien d’une mer d’huile. Les conditions ne sont pas optimales mais il n’y a pas le choix. La maman aura juste le temps d’aller chercher des affaires pour tenir une bonne semaine sur l’île voisine. Et pour couronner sa malchance, le pêcheur n’a plus de carburant… En bon infirmier multitâche, Thomas Athénol se transforme donc en pompiste pour ravitailler le pêcheur/transporteur, en lui revendant ses propres réserves. Le geste du soignant était le bienvenu : arrivée à l’hôpital de Nuku Hiva, Tiareherehia passe directement au bloc sous anesthésie générale pour nettoyer totalement la brûlure. Sur les îles, il faut savoir tout faire, ou presque.
La Polynésie française est un territoire aussi vaste que l’Europe. Les 350000 habitants sont éparpillés sur 118 îles, avec une forte concentration à Tahiti (qui compte 175000 habitants). Le centre hospitalier de Polynésie se situe donc sur l’île principale. Et pour assurer la couverture des soins, les quatre autres archipels (Tuamotu, Australes, Gambier, Marquises) sont dotés d’un hôpital, de centres médicaux, de dispensaires et d’infirmeries. L’île de Ua Huka a donc une infirmerie dans le village de Hane. Mais l’hôpital des Marquises se situe sur l’île voisine de Nuku Hiva, dans le village de Taiohae. Il est équipé d’un laboratoire, d’une pharmacie, d’un bloc opératoire et d’un service de radiologie. Deux autres îles marquisiennes, Hiva Oa et Ua Pou, possèdent un centre médical avec deux médecins généralistes.