Professeur de philosophie à l’université Bordeaux- Montaigne, Christophe Boutin a beaucoup travaillé sur la question du temps. Il nous livre ses réflexions en cette étrange période de confinement.
Le temps possède une dimension physique, en tant que composante de l’univers. C’est une notion à la fois très théorique et très difficile à traiter, aussi bien en philosophie qu’en sciences. Dans sa forme concrète et quotidienne, le temps est lié à ce que j’avais appelé dans mes travaux les « normes sociales du temps ». C’est-à-dire que la société nous dit comment user de notre temps. Et le temps est également quelque chose de très privé, selon la manière dont on l’utilise, en fonction des contraintes pesant sur nous. Actuellement, notre rapport au temps est contraint par les décisions politiques dues à des volontés de lutte contre la pandémie. Nous nous trouvons dans une situation collective de blocage qui homogénéise ce temps, normalement très différencié.
Il y a une dissociation totale et complètement inédite à ma connaissance, entre l’urgence extrême pour les uns et une sorte de décélération forcée pour le reste de la population. Dans mon travail (1), j’avais montré que la société, occidentale en particulier, était soumise à une accélération du rythme de vie, à une sorte d’urgence généralisée, dans la vie de tous les jours, la consommation, les méthodes de management. Nous nous trouvons dans un cas de figure où tout ce que j’appelais les « fausses urgences » sont mises entre parenthèses. On se recentre sur la véritable urgence, qui est l’urgence vitale. On revient à cette forme essentielle d’urgence qui avait été diluée et noyée dans une sorte de concept général dans lequel tout était pressant, y compris d’ailleurs du côté de la politique avec le train des réformes, qui là, est complètement suspendu. La vertu de la crise, s’il y en a une, c’est de faire la part entre les vraies et les fausses urgences.
On découvre un rapport au temps qui est très différent de celui auquel on est habitué. Nous vivons dans une logique de vitesse par rapport au déplacement, au travail, au quotidien. Et tout cela est complètement supprimé. On ne peut plus se déplacer, on ne peut plus consommer, ou alors a minima, pour s’alimenter. La cadence a diminué et l’on se retrouve dans cette situation d’un rapport au temps distendu. Les relations sociales sont suspendues. On est dans une expérience d’une forme d’ennui, un ennui un peu angoissé qui pose autant de problèmes que la forme inverse de la vitesse et de l’accélération.
Le philosophe Pascal disait : « Notre nature est dans le mouvement, le repos entier est la mort. » C’était une considération liée aux conditions de vie du XVIIe siècle, où la mortalité et la souffrance étaient beaucoup plus présentes. L’homme s’est inventé des divertissements pour fuir sa condition, d’où l’idée qu’il préfère le mouvement, qui l’empêche de réfléchir sur sa condition et sa fragilité. C’est certain que cette pandémie nous ramène au repos, nous ramène à la réflexion, à notre mortalité. La différence, c’est que Pascal proposait Dieu et la foi comme solutions. Mais, avec le recul des religions, elle a tendance à convenir à de moins en moins de personnes. Nous voilà avec le diagnostic de Pascal sans la solution théologique. Il faut faire avec.
Le bon côté de cette crise, s’il y en a un, c’est que l’on est plongé dans une décélération, qui est contrainte, mais qui nous rappelle qu’un autre rapport au temps est possible. Nous pouvons réfléchir au fait que la course en avant des sociétés contemporaines est problématique, surtout si on la rattache à l’Anthropocène, l’« époque de l’homme », qui est quand même notre horizon futur. Apparue au début des années 2000, cette notion signifie que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’histoire de la planète, lors de laquelle l’homme modifie de plus en plus les grands équilibres naturels, le climat, l’acidité des océans, la biodiversité, etc. La crise actuelle rappelle de façon très dramatique que le mode de vie que l’on a doit être non pas suspendu, comme ce que nous vivons à présent, mais modifié. C’est une piqûre de rappel que nous vivons par rapport à cela, mais une piqûre qui est douloureuse.
1- Le Temps de l’urgence, éditions Le Bord de l’eau, collection Diagnostics, 2013.