L’expérience du patient apparaît aujourd’hui comme déterminante pour l’amélioration des pratiques de soin. Les initiatives pour la mettre en valeur sont nombreuses. L’enjeu ? Développer une santé moins centrée sur le biomédical, avec des prises en charge plus adaptées.
Est-il bien raisonnable de s’intéresser à l’expérience patient alors que le monde subit une crise sanitaire inédite, dans laquelle le plus important est d’éviter aux personnes malades de mourir ? « Ce n’est pas incohérent », rassure Jean-Marie Revillot, président du Grieps (Groupe de recherche et d’intervention pour l’éducation des professions sanitaires et sociales), cadre de santé et consultant formateur. « Certes, pendant la crise, la pa role est plutôt laissée aux experts médicaux, mais quand le gros de la tempête sera passé, il sera incontournable d’entendre l’avis des patients. » Point d’antagonisme à attendre entre les deux analyses mais plutôt un éclairage mutuel, qui devrait permettre d’améliorer à la fois les connaissances scientifiques sur le virus, mais aussi la prise en charge et le vécu des patients. Le récit des patients non infectés par le Sars-Cov-2 présentera également un grand intérêt. « Un certain nombre de malades chroniques se sont coupés de leur médecin pendant le confinement : comment s’en sont-ils sortis ? Ont-ils pu s’appuyer sur les connaissances qu’ils avaient de leur pathologie et des traitements ? Ou bien y a-t-il eu une rupture des soins ? Comment ont-ils géré la conscience de leur fragilité par rapport au Covid-19 ? », s’interroge-t-il. Toutes ces questions relèvent de l’expérience patient.
Si le terme est assez récent, la notion, elle, fait son chemin depuis quelques décennies. Elle englobe toutes les initiatives et méthodes qui veulent améliorer les pratiques de soin et les organisations grâce aux té moignages de patients. Le sujet a émergé avec les patients atteints du Sida : la pathologie était nouvelle et chronique. Les malades ont développé des savoirs spécifiques tirés de leur expérience de la vie avec le virus, sur lesquels les soignants se sont appuyés pour adapter les prises en charge. Avec la multiplication des maladies chroniques, cette ouverture aux compétences acquises par les patients a pris de l’ampleur. On trouve ainsi aujourd’hui des patients “experts”, qui s’engagent aux côtés des équipes et contribuent à l’élaboration des parcours de soin. Certains vont même jusqu’à s’impliquer dans des travaux de recherche. Le premier degré d’engagement des patients est relatif à leur participation active aux décisions qui les concernent.
Dans la prise en charge du diabète de type 1, par exemple, l’époque où les diététiciens dressaient des listes d’interdits alimentaires est révolue. Aujourd’hui, les patients sont invités à adapter eux-mêmes leurs injections d’insuline en fonction de leur glycémie et du repas prévu. Les rendez-vous avec le diabétologue peuvent parfois davantage s’apparenter à des réunions qu’à des consultations médicales classiques. Ce fonctionnement se retrouve pour de nombreuses maladies chroniques, y compris pour la prise en charge de cancers ou de pathologies psychiques. « Rien ne sert d’imposer un traitement s’il ne peut pas s’intégrer au mode de vie du patient, résume Jean-Marie Revillot. Voir le patient comme un partenaire facilite l’alliance thérapeutique. »
Certains patients souhaitent pousser plus loin leur implication et mettre les savoirs acquis par leur expérience au service d’autres malades. Ils peuvent alors participer à l’organisation des parcours de soin. C’est le cas dans les séances d’éducation thérapeutique du patient. « Le but est de permettre aux patients de remobiliser leur projet de vie malgré les difficultés que pose la maladie chronique », explique Jean-Marie Revillot, qui forme de nombreux personnels médicaux et paramédicaux à l’animation de ces programmes. « Les savoirs expérientiels de leurs pairs sont prioritaires dans cette optique. » Formés spécifiquement, les patients experts co-animent les séances, souvent avec une infirmière. Loin de rester cantonnés à leur propre témoignage, ils sont des facilitateurs : ils permettent une parole plus fluide parmi les participants. Ils peuvent aborder des aspects auxquels les soignants ne penseraient pas et répondre aux questions déconnectées des traitements et symptômes directs (vie quotidienne, logistique lors des visites à l’hôpital, etc.)
Dans cette logique, tous les patients sont-ils amenés à être considérés comme des experts ? « Non, seuls certains patients, parmi les plus engagés, vont chercher à compléter leurs connaissances de la vie avec la maladie par des savoirs techniques et scientifiques plus généraux, indique Amah Kouevi, directeur de l’Institut français de l’expérience patient (Ifep). Mais le vécu de tous les patients est valable, qu’ils soient soignés pour une maladie chronique ou un problème aigu, et le partage de cette expérience est un acte utile mais aussi civique. » L’association qu’il a co-fondée en 2016 prône le recueil, l’analyse et la prise en compte du vécu des patients et leurs proches. « Plus on aura d’avis différents, plus on pourra améliorer les pratiques et les systèmes de santé. »
C’est dans cet objectif que les hôpitaux de Saint-Maurice (HSM), dans le Val-de-MARNe, ont participé à une étude de prévalence de la douleur, proposée par la Staraqs (Structure d’appui régionale à la qualité et à la sécurité des prises en charge d’Île-de-France). Très engagée dans l’expérience patient, cette structure accompagne les établissements désireux de faire émerger de nouveaux indicateurs. Elle supervise des projets lancés à l’échelle régionale, forme les équipes dans les hôpitaux, assure un suivi et rédige ensuite des rapports personnalisés et généraux. Un appui non négligeable pour les établissements, qui ne savent pas toujours comment aborder la question.
« La Staraqs s’occupe de l’élaboration des questionnaires, puis du traitement statistique des données qu’on leur fait remonter », apprécie Marielle Marbach, ingénieure qualité aux HSM. À deux reprises (en décembre 2017 et en janvier 2019), des membres du comité de lutte contre la douleur (Clud) sont allés à la rencontre de l’ensemble des patients hospitalisés dans les services volontaires.
« Les questions portent sur l’évaluation de leur douleur, avec une échelle de 0 à 10, sur les traitements administrés et sur la satisfaction de la prise en charge », détaille Marielle Marbach. Ensuite, les enquêteurs interrogent trois membres de l’équipe : médecin, infirmière et aidesoignante, sur leur idée du niveau de douleur de chaque patient. Enfin, le dossier patient est consulté pour voir comment la douleur a été tracée. « La dissonance entre la perception des soignants et l’évaluation faite par les patients nous a interpellés, analyse le DrMarie-Christine Maillet-Gouret, présidente du Clud des HSM. Cela a été l’occasion d’échanger avec les professionnels sur la prise en charge non médicamenteuse de la douleur, ou encore sur l’importance de faire des prescriptions adaptables en fonction du score. »
Les soignants voient certaines de leurs conceptions bousculées par ces nouvelles données. « Dans le cas du traitement chirurgical du cancer de la prostate, par exemple, les indicateurs habituels de réussite sont d’ordre pu rement clinique : cicatrisation satisfaisante, absence d’infection post-opératoire, etc., détaille Amah Kouevi. Mais pour le patient, ce qui compte s’inscrira plutôt dans le long terme : présente-t-il une incontinence ? Peut-il reprendre une activité physique ? »
Ainsi, une opération jugée réussie par l’évaluation classique peut s’accompagner de désagréments considérés comme majeurs du point de vue du patient. « Les critères introduits par les patients sont intéressants cliniquement car ils permettent de mieux estimer le rapport bénéfice/risque d’une intervention », ajoute Amah Kouevi. Le suivi systématique de tels indicateurs a par ailleurs l’avantage de permettre d’enrichir les connaissances médicales et donc de mieux appréhender la prise en charge des futurs patients (1).
On comprend que la prise en considération de l’expérience patient repose sur le volontarisme des équipes de soin. « L’intérêt est croissant : de plus en plus d’établis sements s’inscrivent dans nos projets », s’enthousiasme Marie-José Stachowiak, coordinatrice de la Staraqs. Même constat pour Jean-Marie Revillot. « Dans les formations auprès des médecins et des professionnels paramédicaux, même de ville, l’adhésion au principe du patient partenaire est total. Tous n’y sont pas sensibilisés en arrivant, mais ils en sont rapidement convaincus. »
Pourtant, des frictions peuvent apparaître. « Quand les équipes d’accueil ne sont pas formées, cela peut mal se passer, constate Ariane Pommery, membre de l’Association des patients experts en addictologie à l’hôpital Bichat (AP-HP) (lire p. 25). Elles ont l’impression qu’on veut prendre leur place. » De plus, les patients experts - et plus largement toutes les initiatives se rattachant à l’expérience patient- tendent un miroir peu flatteur aux professionnels, qui sont renvoyés à leur conception très biomédicale de la santé.
« Pour répondre au besoin de structuration des pratiques, les protocoles de soins se sont développés. Mais on est arrivé à une situation extrême, où on applique pour appliquer… Le monde soignant s’est décalé du patient lui-même. Il faut désormais revoir tous ces protocoles, mais en mettant le patient et pas le soignant au cœur de la réflexion », suggère le Dr Henri Bonfait, directeur médical de la Staraqs. « L’expérience patient peut remobiliser des équipes, puisqu’on leur propose de revenir aux fondamentaux du métier, c’est-à-dire au bien-être du patient, dans toutes ses dimensions, ajoute Amah Kouevi. Les métiers du soin évoluent vers de nouvelles visions de l’excellence. On sort d’une phase où l’on valorisait essentiellement les compétences techniques des professionnels. À l’avenir, nous devrions davantage jauger les soignants sur leurs qualités humaines, leurs capacités d’écoute et d’empathie. Qualités qui leur permettront d’adapter au mieux leur thérapeutique à leurs patients. »
1- Ichom, un consortium international pour la mesure des résultats de santé, préconise notamment le suivi systématique d’indicateurs de réussite de la chirurgie de la prostate, qui prennent en compte les critères “patients”. Plus d’informations sur : bit.ly/3aHtpre
Souvent cité en référence, l’hôpital Foch de Suresnes (Hauts-de-Seine) met l’accent sur l’expérience patient : un service dédié a été créé au sein de l’hôpital en 2018. Dans les parcours de soin, les patients sont pleinement associés aux décisions les concernant. Mais l’établissement est soucieux de prendre en compte l’ensemble des aspects du séjour hospitalier, de sa préparation à la qualité de l’accueil, en passant par le confort de la literie. Des ateliers et des temps d’échanges entre professionnels de l’hôpital et patients sont organisés dans un lieu spécifique ouvert en 2019 : le living lab. Ainsi, le site web a été testé par des patients, qui ont pu faire leurs retours et travailler avec les équipes à la version mise en ligne. Des applications numériques ont été développées, comme la géolocalisation dans l’hôpital ou une appli spécifique pour les futurs parents. Des bibliothèques ont été installées dans les salles d’attente. Du côté des soins, des médecins ont enregistré des podcasts pour préparer les patients à l’opération et aux suites postopératoires.
Plusieurs termes sont utilisés pour se référer à l’expérience patient, sans que leur définition soit toujours très claire. En recoupant différentes publications sur la terminologie, on peut élaborer un court glossaire qui permet de mieux comprendre les différents degrés de l’engagement des patients.
PATIENT PASSIF
Le patient n’est pas associé aux décisions qui le concernent, il est l’objet des soins et se laisse guider. Il est soumis à la hiérarchie et à l’autorité médicale, le médecin étant vu comme le détenteur du savoir. Le patient est en quelque sorte réduit à sa maladie.
PATIENT PARTENAIRE DE SES SOINS
Dans ce modèle, le patient est expert « pour lui-même ». Les savoirs acquis progressivement lui permettent de s’associer aux décisions qui le concernent. Il travaille pour intégrer sa prise en charge à son projet de vie. Si tant est qu’on lui fournisse un espace où il peut s’exprimer, il est capable d’échanger avec les professionnels pour trouver des solutions adaptées à ses problématiques de santé, à son parcours de soin et à son mode de vie. Il a acquis des compétences d’auto-diagnostic et d’auto-soins : il sait repérer les symptômes d’une crise et ajuster son traitement en fonction de ces signes.
PATIENT EXPERT (POUR LES AUTRES)
Les savoirs acquis par l’expérience de sa maladie font du patient expert un expert « pour autrui ». Il s’implique auprès de patients qui sont atteints de la même pathologie que lui. Il enrichit son expertise des témoignages d’autres patients et a appris à les écouter sans les juger. Ses connaissances peuvent être validées par des apports théoriques en lien avec sa pathologie et avec le milieu médical et hospitalier, lors de formations spécifiques. Dès lors, ces compétences lui permettent de co-animer des programmes d’éducation thérapeutique des patients (ETP). L’impact de ces témoignages à visée thérapeutique est très important sur les participants. Il prend part à l’ingénierie de ces programmes d’ETP. Il peut également s’investir dans des groupes de travail sur l’élaboration des parcours de soin, sur la gouvernance des établissements ou encore auprès d’instances officielles ou tutélaires (HAS, ARS, etc.).
PATIENT FORMATEUR
Le patient formateur se détache de son propre témoignage pour acquérir des compétences à la fois liées à la compréhension de sa maladie, en psychologie et en communication. Il est dans une démarche de transmission et s’implique dans la formation des professionnels : il intervient par exemple en tant qu’enseignant auprès des étudiants en soins infirmiers et en médecine. Il peut aussi assurer des modules de formation pour les soignants ou les agents du médicosocial, mais également pour les experts en santé publique, les ingénieurs en santé, les gestionnaires… Enfin, il peut prendre part à la formation d’autres patients experts.
PATIENT TRACEUR
Le méthode du patient traceur consiste à évaluer rétrospectivement la prise en charge d’un patient donné, à la lumière de son récit - voire de celui de ses proches- recueilli lors d’un entretien spécifique. Tous les aspects de la prise en charge sont évoqués : accueil, droits, gestion de la douleur, soins, préparation de la sortie, collaboration au sein de l’équipe, etc. L’analyse se fait ensuite lors d’une réunion pluriprofessionnelle et pluridisciplinaire, qui implique tous les professionnels qui sont intervenus auprès de cette personne, dans une approche bienveillante : il ne s’agit pas de juger mais plutôt d’ajuster les pratiques.
PATIENT CHERCHEUR
Le patient chercheur participe à l’élaboration, à la formalisation et à la transmission de nouveaux savoirs en santé, à partir de ses compétences expérientielles. Il peut ainsi contribuer à la réflexion sur les orientations des groupes de recherche ou à la construction de projets de recherche. Son expertise lui permet par exemple d’envisager des thèmes ou des méthodes auxquels les chercheurs médicaux ou paramédicaux n’auraient pas pensé. Sur le terrain, il peut s’impliquer dans des recherches-actions, à la fois en participant à la gestion du projet, mais aussi en recueillant directement des données issues de l’expérience d’autres patients.
L.G.
En septembre 2018, le ministère de la Santé a présenté sa stratégie Ma Santé 2022, qui définissait les orientations que devront prendre les organisations de soins. « Replacer le patient au cœur du soin » est le premier des engagements annoncés, et les indicateurs de réussite prenant en compte l’expérience patient sont appelés à se généraliser. Ce principe se retrouve dans les critères de certification V2020 de la Haute Autorité de santé (HAS). Le référentiel définitif est attendu pour le début de l’été, mais les documents de travail mentionnent déjà « l’engagement du patient » comme l’un des quatre objectifs poursuivis. « Développer la culture de la pertinence au bénéfice du patient » et « valoriser le travail en équipe et les résultats en termes de parcours patient » figurent parmi les orientations majeures de la certification.
En savoir plus :
Ma Santé 2022 : bit.ly/2KDNBiX
HAS, « Découvrir la V 2020 » : bit.ly/35b34R3
→ Le glossaire des patients partenaires, sur le site du CHRU de Nancy :
→ Jean-Marie Revillot, Manuel d’éducation thérapeutique du patient,
Éd. Dunod, 2016.
→ Le site de l’Unité transversale pour l’éducation du patient (Utep) :