EXPRESSION LIBRE
Philosophe, chargé de mission à l’Espace de réflexion éthique des Pays de la Loire
En période de pandémie, prendre le risque d’être contaminé n’engage pas seulement sa liberté et sa propre sécurité, mais menace plus largement la sécurité de tous. C’est pourquoi la préservation de la santé et de la sécurité collectives, propulsées durant la crise sanitaire au-dessus de toutes les autres valeurs, est rapidement apparue comme une injonction prioritaire, relayant au second plan le respect des libertés individuelles. Cette nouvelle priorisation dans la hiérarchie des valeurs a eu un impact violent sur le soin et l’accompagnement des personnes vulnérables dans les établissements médico-sociaux.
Si la mise en œuvre des règles et des consignes de confinement apparaissait comme une nécessité sanitaire indiscutable, il s’agissait dans le même temps, pour les soignants, d’accompagner l’impact humain souvent délétère de ces mesures. Nombre de soignants ont concilié la préservation de la sécurité collective avec la prise en compte des besoins fondamentaux des personnes, par exemple en ré-autorisant des visites sécurisées dans les situations de fin de vie, en réaménageant des règles de confinement pour les personnes âgées déambulantes ayant des troubles cognitifs (afin d’éviter la mise en place de contention), etc. Tous les soignants ont dû faire preuve d’une grande créativité pour accompagner les besoins relationnels des personnes accueillies, atténuer leur sentiment d’enfermement, inventer de nouvelles ressources pour lutter contre leur isolement, réorganiser au mieux le soin et l’accompagnement pour rendre supportable l’insupportable.
Si la pandémie appelait une logique d’urgence, convoquait les soignants dans un rapport à l’action et à la protection collectives, la crise a aussi montré la nécessité d’avoir recours à la réflexion éthique, pour ne pas être emporté et piégé dans ce régime tyrannique de l’urgence. Le prisme de l’épidémie a focalisé toutes les énergies, tous les regards, toutes les ressources avec, parfois, des effets collatéraux qu’il sera diffiicile de mesurer : dégradation dans le suivi des pathologies chroniques, précarisation des personnes fragiles, etc. La réflexion éthique nous invite à mesurer combien lutter contre un danger ne justifie pas tout, surtout quand les moyens pour le combattre peuvent être parfois pires que le mal lui-même. L’évaluation du danger suppose aussi d’évaluer les impacts nocifs induits par les moyens mis en œuvre pour le combattre. Il est ainsi essentiel de préserver un regard critique lucide et continu sur la légitimité des mesures d’exception qui touchent de près ou de loin aux libertés individuelles fondamentales. Plus les menaces et l’urgence sont grandes, plus il est nécessaire de veiller au caractère proportionnel et limité dans le temps de ces règles d’exception. Même dans l’urgence, la priorisation des valeurs du soin doit passer au crible d’une réflexion éthique collégiale soucieuse de la pluralité des acteurs du soin, des disciplines et des situations.