L'infirmière Magazine n° 417 du 01/07/2020

 

REPRÉSENTATIONS DES SOIGNANTS

SUR LE TERRAIN

TRANSMISSIONS

MURIELLE CHALOT  

Aujourd’hui, les Français porteurs du VIH diagnostiqués tôt et sous traitement mènent une existence “normale” et ont une espérance de vie équivalente aux individus séronégatifs. Mais qu’en savent les soignants ? Julien Martinez, IDE, a mené une étude sur le sujet.

À l’été 2017, juste diplômé de l’Ifsi de Chambéry (73), Julien Martinez crée, avec une poignée d’amis infirmiers et étudiants, l’association Santé de quartier, qui promeut la santé auprès de la population par le biais de la prévention et de l’éducation, notamment en matière d’addiction et de santé sexuelle. L’association participe à des forums, organise des débats, intervient dans les établissements scolaires et met en place une ligne d’écoute à destination des jeunes : ceux qui ont une question « sexo » peuvent y échanger gratuitement avec un ou une IDE bénévole. L’initiative est saluée, entre autres, par Olivier Épaulard, professeur des universités et praticien hospitalier au service des maladies infectieuses du CHU de Grenoble, qui invite Julien Martinez à rejoindre le Comité régional de coordination de la lutte contre le VIH/Sida qu’il préside, dans l’arc alpin.

Un an plus tard, établi à Lyon et en poste au CH Saint-Jean-de-Dieu spécialisé en psychiatrie, c’est vers ce médecin militant que l’infirmier se tourne lorsque lui vient l’idée de sonder les représentations qu’ont les soignants des personnes vivant avec le VIH (PVVIH). « Une étude sociologique avait été faite en France en 1994 sur les relations des soignants avec les patients VIH+, note Julien Martinez. Mais à l’époque, il n’y avait pas encore les antirétroviraux(1), on parlait encore des 4H (hémophiles, homosexuels, héroïnomanes et Haïtiens). » La situation sur le front sanitaire du VIH et de son traitement ayant bien changé depuis, en France du moins, il convenait de savoir si c’était aussi le cas dans l’esprit des soignants.

Connaissances et appréhensions

→ Le trentenaire soumet à Olivier Épaulard un questionnaire qu’il a élaboré. « Ce n’était pas évident car il fallait que les gens se sentent suffisamment à l’aise pour être honnêtes et authentiques », se souvient-il. Avec l’aide de l’infectiologue, il affine les items et aboutit à un questionnaire relatif aux connaissances des soignants sur le VIH et à leurs appréhensions envers les PVVIH.

Julien Martinez adresse ce questionnaire anonyme à des groupes de soignants sur les réseaux sociaux(2), du 16 au 24 novembre 2018, et en tire 1 759 réponses exploitables émanant dans leur très grande majorité de femmes (92 %), le plus souvent jeunes (64,2 % ont moins de 35 ans). Les répondants sont à 41,7 % infirmiers, 32,6 % aides-soignants et 12 % étudiants en soins infirmiers(3).

→ Le test de connaissances sur les vecteurs de contamination par le VIH montre que la plupart des soignants savent que le virus se transmet par le sang (96,6 %), par le sperme (77,5 %) et de la mère à l’enfant (73,3 %). S’ils savent presque tous que le virus n’est pas transmissible par la transpiration (99,1 %), 6,8 % pensent encore qu’il se transmet par la salive.

Croyances erronées

→ S’agissant des soins, les sondés sont globalement au courant que les précautions standards suffisent pour prendre en charge une PVVIH (77,3 %). Toutefois, des croyances erronées persistentparfois : certains pensent ainsi qu’un patient VIH+ nécessite des précautions de type gouttelettes ou contact (respectivement 6,1 % et 15,6 %) ou même le port d’une double paire de gants (4,1 %), et 7 % pensent qu’il doit être installé dans une chambre individuelle, quelle que soit sa charge virale.

→ L’étude révèle aussi des méconnaissances quant au risque de transmission du VIH. Ainsi, moins de trois soignants sur dix valident l’affirmation « Avec un traitement bien pris et une charge virale contrôlée, le risque pour le patient VIH+ d’être contaminant est nul », et 42 % considèrent que « Même avec une charge virale contrôlée, le patient VIH+ reste toujours plus ou moins contagieux ». De même, seuls 22,6 % des sondés valident l’affirmation selon laquelle « Un patient séropositif avec une charge virale indétectable peut avoir des relations sexuelles sans préservatif avec sa/ son partenaire, il ne sera pas contagieux pour elle/lui ».

→ Pour Julien Martinez, ces résultats suggèrent « que les soignants ne sont peut-être pas à l’aise avec la notion de charge virale » ; ils mettent en lumière « le manque de communication sur le TasP dans les formations paramédicales »(4). De manière générale, l’étude met au jour un déficit d’actualisation des connaissances sur le VIH, comme si les progrès considérables en termes d’espérance et de qualité de vie induits par les avancées majeures en matière de prévention et de traitement n’étaient pas si bien connus des soignants. Par exemple, seuls 43 % des sondés valident l’affirmation selon laquelle « Grâce aux différentes politiques de réduction des risques menées en faveur des usagers de drogue, le nombre de nouvelles contaminations de ces derniers a beaucoup diminué ». Nombre de représentations très négatives restent ancrées dans les esprits alors qu’elles ne correspondent plus à la réalité depuis des années : moins de la moitié des sondés savent ainsi qu’une personne séropositive peut bénéficier si nécessaire d’une greffe (43,2 %) ou d’une chimiothérapie (41,5 %) ; 15,6 % pensent que les trithérapies supposent la prise de 10 à 15 comprimés par jour et 11,5 % que l’espérance de vie d’une personne VIH+ est réduite de moitié.

Peurs infondées, comportements inappropriés

→ De telles croyances peuvent en partie expliquer les peurs infondées que ressentent nombre de soignants quand ils s’occupent de PVVIH. De fait, plus de la moitié des répondants (56 %) admettent avoir peur, à des fréquences diverses(5), d’être contaminés lorsqu’ils prodiguent un soin à un patient VIH+, et les plus jeunes (18-25 ans) sont plus nombreux à déclarer avoir peur souvent ou tout le temps que les 36-55 ans. Cette crainte se traduit parfois par des comportements inappropriés envers le patient, puisque près d’un sondé sur trois (29,1 %) dit avoir été témoin d’attitudes discriminatoires de la part de collègues : refus de soins, stratégies d’évitement, stigmatisation, excès manifeste de précautions, préjugés voire stigmatisation, insultes et jugements de valeur(6).

→ « On constate que plus les personnes interrogées se disent informées sur le VIH, plus elles déclarent avoir été témoins de comportements inappropriés, ce qui suggère qu’une meilleure connaissance de la pathologie pourrait prévenir les risques de discrimination », analyse Julien Martinez. Or, pendant la formation initiale, « le VIH est englobé dans le processus infectieux avec la varicelle ou la tuberculose », constate-t-il. « À l’Ifsi, on n’explique pas ce qu’est le VIH aujourd’hui et on ne déconstruit pas l’imaginaire collectif très négatif et totalement dépassé », déplore le trentenaire. Pourtant, note Julien Martinez, aujourd’hui en France, une personne porteuse du VIH, diagnostiquée tôt et sous traitement adapté, est une personne qui travaille, qui a une famille, qui prend un comprimé par jour et voit l’infectiologue tous les six mois. « Être diabétique peut être autrement plus lourd et handicapant au quotidien ; pourtant, le diabète ne véhicule pas de représentations aussi négatives que le VIH », relève-t-il. D’où l’importance de diffuser l’information.

→ « La connaissance aide vraiment à prendre du recul », plaide le soignant, qui anime deux blogs sur Internet(7). Il projette d’ailleurs d’élaborer un fascicule d’informations actualisées sur les patients VIH+, téléchargeable sur téléphone et lisible en cinq minutes par les soignants, à l’image du « Guide pour les soignants qui prennent en soin des personnes trans », qu’il vient de publier avec deux amis militants associatifs, sur les personnes transgenres(8). Il partage aussi les connaissances produites par son étude à l’Ifsi de la Croix-Rouge de Lyon, où il enseigne. Enfin, sa cadre à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu lui a proposé d’animer à l’avenir de courtes séances de formation à destination de ses collègues : des modules interactifs de deux heures au cours desquels il pourra rendre compte des résultats de l’étude et répondre aux questions des soignants sur le VIH.

1- Les thérapies par antirétroviraux (souvent appelées trithérapies) ne sont apparues qu’en 1996.

2- Notamment « Nous les blouses blanches », sur Facebook et Twitter.

3- Quelques élèves et faisant fonction aides-soignants, aides médicopsychologiques, Iade et Ibode complètent l’échantillon.

4- Le TasP (Treatment as prevention) est le traitement d’une personne VIH+ comme moyen de prévention : les antirétroviraux permettent d’obtenir une charge virale indétectable, d’allonger la durée de vie et d’empêcher le risque de transmission du virus à un partenaire séronégatif lors de rapports sexuels (source : Sida info service).

5- 4,3 % disent avoir peur tout le temps, 13,1 % souvent et 39 % rarement.

6- Parmi les témoignages cités par les répondants, on trouve par exemple le fait de placer un gant sur la poignée de porte côté couloir pour signaler un patient VIH+, inciter une patiente séropositive enceinte à avorter, partir du principe qu’un patient VIH+ est forcément usager de drogues ou que son hygiène est douteuse, douter a priori de son observance, et même le soupçonner de vouloir contaminer les soignants…

7- Kultur Care (podcasts) et Thérapeutique (s) active (s).

8- Voir guidetrans.wordpress.com

CAS DE DÉPART

Éva, aide-soignante de 24 ans dans un service de soins de suite et de réadaptation (SSR), admet avoir une peur panique des personnes séropositives au VIH. Au point de tout faire pour éviter d’entrer dans leur chambre, notamment en échangeant ses tours de toilette avec ses collègues. Un jour, un infirmier qui travaille avec elle lui fait remarquer qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de sérophobie. Gênée, elle répond que c’est plus fort qu’elle

HISTORIQUE DU PROJET

→ Septembre-octobre 2018 : élaboration du questionnaire support de l’étude ;

→ Novembre 2018 : soumission du questionnaire anonyme sur les réseaux sociaux ;

→ Fin 2018-début 2019 : rédaction de l’abstract pour candidature à l’International AIDS Society (IAS) 2019 ;

→ Juillet 2019 : l’étude fait l’objet d’un poster commenté par Julien Martinez à l’IAS de Mexico.

CONGRÈS

L’aventure mexicaine

Sur les conseils de son « ami et mentor » le Pr Épaulard, Julien Martinez candidate fin 2018 pour présenter son étude à un congrès international : il rédige un abstract de 300 mots en anglais et se voit retenu pour participer à la 10e édition de l’IAS Conference on HIV Science, du 21 au 24 juillet 2019 à Mexico. Il finance le voyage sur ses deniers personnels et part pendant ses vacances. Une expérience inoubliable qui lui permet de rencontrer des collègues du monde entier, de constater qu’ailleurs des infirmiers prescrivent la prophylaxie pré-exposition (Prep) et de visiter la Clìnica condesa, un établissement spécialisé dans le soin aux patients VIH+.