Laure Léon travaille sur le site d’EJ Picardie, une usine métallurgique. Soins, formations en secourisme, visites avec le comité économique et social ou prévention du Covid-19… Ses fonctions sont particulièrement diverses.
Dans l’immense bâtiment, le cœur de la fonderie rougeoie du métal en fusion coulant pour être moulé. Les machines, constamment en mouvement, poussent, frappent, transportent dans un environnement sonore typique de l’industrie métallurgique.
Ce quotidien, bien loin de l’hôpital, c’est celui de Laure Léon, infirmière de santé au travail chez EJ Picardie, dans la commune de Saint-Crépin-Ibouvillers. L’entreprise fabrique des solutions pour les réseaux souterrains : des plaques d’égout, des canalisations d’eau ou encore des sorties de réseaux de télécommunication. Et, suivant la réglementation, elle emploie une infirmière en poste à l’usine. Enfin, à côté.
L’infirmerie se situe devant la zone de production, en face des champs où trottinent deux chevaux. Elle est séparée des bâtiments abritant les fonctions de direction pour faciliter la venue des ouvriers, de façon à ce qu’ils soient moins intimidés. Ce matin, Laure Léon commence par des VIP, des visites d’information et de prévention. Dans le vaste cabinet, elle s’assied derrière un grand bureau en angle et vérifie si son premier patient identifie bien les risques potentiels et les modes de prévention : les lunettes pour éviter les éclats dans les yeux quand on meule ou les bouchons d’oreille contre les bruits inhérents à une usine métallurgique. Les questions de l’infirmière balaient tout le scope des conditions de travail, du covoiturage aux 3/8, de l’ambiance dans l’équipe aux notions de secourisme. Après avoir pris la tension du jeune homme, elle passe au visio-test posé sur son bureau.
« Vous pouvez me lire la ligne 12 ?
- Non, je ne vois rien.
- La 10 ?
- Euh… »
Découvrant cette faiblesse de l’œil droit, l’ouvrier en sera quitte pour une visite chez l’ophtalmologiste. « Faites un contrôle, insiste Laure Léon, il n’y a pas que la vision. L’ophtalmologiste prévient aussi des maladies. » Le second rendez-vous affiche un IMC trop important et découvre, lui, son surpoids. Mais ça, c’est le cheval de bataille de l’infirmière, elle identifie très vite les origines des kilos en trop : « Vous grignotez, buvez du soda ? Dedans, il y a l’équivalent de sept morceaux de sucre, est-ce que vous boiriez un verre rempli de sucre ? » Petit « non » de l’ouvrier un peu penaud. Le message est passé. On a dépassé le milieu de la matinée lorsque le dernier patient sort de la cabine pour audiogramme. Alexis Heurton vient d’être embauché par EJ Picardie en tant qu’opérateur assemblage. C’est sa première visite d’information et de prévention. Le jeune de 19 ans aux larges épaules s’attendait à l’interrogatoire mais ne pensait pas que l’infirmière pourrait également vérifier sa vue et son ouïe. L’occasion, pour lui aussi, de faire un petit bilan de santé. « C’est important, affirme-t-il. J’ai des amis qui ne vont jamais chez le médecin. Moi, ça faisait longtemps que je n’y étais pas allé… »
La salle adjacente, où les patients vont se faire peser et mesurer, est en réalité le cabinet du médecin de santé au travail de l’entreprise. Mais, dédié à plusieurs sites, le médecin ne peut venir qu’une demi-journée par semaine. Il fait donc essentiellement les visites de reprise après un arrêt de travail. Les VIP terminées, Laure Léon change de casquette. Elle enlève sa blouse blanche, cale un carton sous son bras et prend la direction des bâtiments administratifs. Même embarrassée de son paquet, l’infirmière franchit toutes les portes sans encombre : avec les mesures de prévention contre la Covid-19, l’entreprise a fabriqué ses propres poignées de porte pour coude. « Ça nous a pris une bonne partie du mois d’avril », se rappelle l’IDE. L’usine a fermé avec le confinement. Du jour au lendemain, les bâtiments se sont vidés, les machines se sont tues. Puis il a fallu organiser la réouverture, tout en assurant aux salariés que leur santé n’était pas en danger. Sens de circulation, affichettes sur les gestes barrières, distributeurs de gel hydro-alcoolique, température prise à l’entrée, condamnation des sèchemains, de certaines places au restaurant d’entreprise ou dans les salles de réunion, arrivée des équipes en décalé… sans oublier les fameuses poignées de porte. Toute la vie de l’entreprise a dû être passée au crible du protocole sanitaire. Et, comme Laure Léon connaît l’ensemble des 720 employés d’EJ Picardie, elle a pu estimer les retours possibles et conseiller aux cas sensibles de consulter leur médecin. Représentant le service santé, Laure Léon a construit le protocole de réouverture avec le directeur de l’usine, le directeur des ressources humaines, le service qualité sécurité environnement, les responsables de production, sous la houlette directe du président Europe du groupe EJ. Son rôle n’en est devenu que plus visible.
Laure Léon est arrivée en 1992 dans l’usine… pour un stage d’étude. Alors en formation dans le commerce international, la jeune femme commence sa carrière dans l’export et devient responsable administration des ventes dans une entreprise de brosses à dent. Mais après plus de dix ans dans le secteur, Laure Léon se tourne vers un métier qu’elle a réellement découvert dans sa vie d’adulte : infirmière.
En 2005, jeune diplômée, elle débute dans le milieu hospitalier mais sent très vite l’envie de retourner en entreprise. « À l’hôpital, on n’a pas le temps pour le côté relationnel du métier, observe-t-elle. Et pour moi, le relationnel, c’est 50 % de la profession. » Laure Léon travaille quatre ans comme infirmière coordinatrice dans le milieu du handicap avant de voir, en 2011, l’annonce chez EJ Picardie. La boucle est bouclée. « Ici, les gens disent toujours merci, témoigne-t-elle. Il y a une véritable reconnaissance du travail au niveau de l’entreprise. Et puis, on ne s’ennuie jamais, il n’y a pas de routine ! »
Arrivée aux bâtiments administratifs, Laure Léon se dirige vers un petit amphithéâtre où l’attendent déjà trois personnes : deux ouvriers et une salariée du service qualité sécurité environnement. Le but : une étude d’accident de travail afin de déterminer les actions à entreprendre. Chacun prend place à bonne distance des autres et la discussion balaie tous les aspects de l’accident : les circonstances, la prise en charge, l’hôpital qui a soigné l’accidenté, le nombre de jours d’arrêt… EJ Picardie a enregistré 22 accidents du travail en 2019, contre 145 en 2005.
Dans le cas présent, l’accident a eu lieu en dehors de la zone de production, dans les vestiaires. Même s’il est un peu atypique, les participants vont trouver des réponses possibles : revoir le matériel, communiquer auprès des salariés et vérifier si ce risque est bien inclus dans le document unique d’évaluation des risques.
L’étude bouclée, Laure Léon reprend sa marche à pied pour aller au cœur d’EJ Picardie, au début de l’usine métallurgique : dans la salle de fusion. Un peu à l’écart de la fonderie et de ses 450 tonnes de ferraille coulée par jour se trouve une petite salle de soin avec une douche et une douche oculaire. L’infirmière est venue contrôler, avec son carton plein de recharges, la pharmacie et ses désinfectants, pansements, Hémoclar, Biafine, poche de glace, sérum pour les yeux… Laurent Taurin, chef d’équipe et secouriste, en profite pour détailler la dernière blessure. « Un collègue s’est coincé la main, se rappelle-t-il. L’information a très vite circulé et un sauveteur l’a accompagné à l’infirmerie. »
Le spécialiste de la fusion a pris part à la formation sauveteur secouriste donnée régulièrement par Laure Léon pour « participer à la vie de l’entreprise, voir autre chose et avoir un rôle de prévention ». Mais il y a aussi découvert le rôle d’infirmière en entreprise. « Au début, je ne savais pas ce qu’était une infirmière dans le monde du travail. Si tout va bien, s’il n’y a pas d’accident, je pensais qu’elle ne servait à rien… » Effectivement, l’infirmière n’assure pas forcément de soins tous les jours. Hormis les rares accidents du travail, les salariés peuvent souffrir de petites contusions, de plaies, de douleurs, de malaises ou de brûlures. En 2019, Laure Léon a comptabilisé 111 soins, dont la moitié étaient des plaies des mains dues à des problèmes de manutention. L’infirmière assure le suivi de ces pansements et peut aussi prendre en charge des plaies survenues dans la vie personnelle, pour rendre service à ses collègues mais aussi prévenir les risques au travail.
Le rôle de l’IDE revêt une dimension très large. D’ailleurs, Laurent Taurin affirme que la découverte du rôle de Laure Léon l’a aussi poussé à signaler plus de situations, comme « un gars qui ne va pas bien moralement ». « Le rôle de l’IDE de santé au travail est de faire un lien entre le médical et l’opérationnel, explique Ken Donohoe, directeur des ressources humaines d’EJ Picardie. Ce sont parfois deux mondes qui ont du mal à se comprendre, avec des priorités pas toujours alignées. Laure Léon est reconnue pour sa neutralité de part et d’autre. Cela lui donne un poids important : quand il faut faire des préconisations, elle est écoutée. » L’infirmière est aussi sollicitée… pour des dossiers de retraite. Sur le chemin du retour vers l’infirmerie, un ouvrier l’arrête. Un collègue lui a dit que Laure Léon pouvait l’aider pour sa retraite. « Nous avons une population qui n’est pas toujours à l’aise avec l’informatique. Certains n’ont pas de téléphone, explique l’infirmière. Ils ne connaissent pas forcément leurs droits. » Alors elle sort un peu du domaine de la santé pour celui du social. Mais l’entreprise, comme le salarié, y sont gagnants : l’IDE peut ainsi prévenir des problèmes de dépendance, ou de surendettement, des problèmes personnels qui finiraient par entraîner des problèmes professionnels. Revenue à l’infirmerie, Laure Léon aura parcouru quatre kilomètres. De quoi assurer sa santé au travail également.
L’entreprise métallurgique EJ Picardie est soumise au risque d’exposition aux poussières de silice. Chaque année, Laure Léon organise donc une campagne de dépistage en faisant venir un camion durant trois jours, à la charge de l’employeur. Tous les salariés peuvent ainsi passer une radiographie pulmonaire pour vérifier qu’ils n’ont pas contracté la silicose, la maladie pulmonaire provoquée par l’inhalation des poussières de silice. La venue du cabinet mobile permet un réel dépistage massif. « J’essaie de m’assurer que tout le monde peut être présent, affirme Laure Léon, car j’ai vu, les années précédentes, que lorsqu’on donne une prescription, elle est souvent oubliée dans un tiroir. »