La recherche à rude épreuve - L'Infirmière Magazine n° 419 du 01/09/2020 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 419 du 01/09/2020

 

FACE AU COVID-19

DOSSIER

VÉRONIQUE HUNSINGER  

La pandémie a entraîné une accélération inédite du temps de la recherche clinique. Et ouvert quelques entorses aux règles canoniques de la discipline.

Jamais dans l’histoire de la science moderne la recherche clinique ne s’était mobilisée avec une telle rapidité et une telle concentration de moyens que pendant l’épidémie de Covid-19. « Que les choses aient pu s’accélérer de cette façon en situation de crise, c’est le signe que nous avons une recherche qui fonctionne correctement et c’est très positif », souligne Isabelle Fromantin, infirmière et docteure en sciences expérimentales à l’Institut Curie, à Paris. En France, l’essai Discovery, lancé dès le mois de mars par l’Inserm, avec au départ une vocation européenne qui n’a pas complètement abouti, avait pour but de tester les traitements existants potentiellement efficaces contre le coronavirus SARS-CoV-2, en comparant les soins standards seuls avec les soins standards combinés au remdésivir, au lopinavir/ritonavir, lopinavir/ritonavir/interféron bêta et à l’hydroxychloroquine.

L’essai, dont des résultats ont été publiés cet été, avait vocation à compléter les données de l’essai clinique international placé sous l’égide de l’OMS(1) sous le nom Solidarity. La Grande-Bretagne a aussi mis en place un vaste essai du même type sous la houlette du National Institute of Health Research. « Pour combattre la pandémie, la communauté médicale a recherché parmi les médicaments disponibles des stratégies thérapeutiques inédites, a commenté l’Académie de médecine (2). Il ne faut cependant pas confondre urgence et précipitation. La rigueur scientifique ne peut être escamotée au prétexte de la gravité de la situation, ni la rapidité d’action aux dépens de la qualité de la conception et de la réalisation. » Dans son viseur, l’Institut hospitalo-universitaire (IHU) de Marseille et son médiatique directeur, Didier Raoult, qui a fait cavalier seul durant la crise avec son essai controversé sur l’hydroxychloroquine.

Entre urgence…

Cette controverse pose implicitement la question de savoir si, en cas de crise sanitaire, la recherche clinique peut parfois s’affranchir des règles d’or symbolisées par l’essai clinique contrôlé randomisé en double aveugle. « L’essai randomisé, c’est la méthodologie la plus efficace pour apporter une réponse convaincante à une question simple », résume Bruno Falissard, pédopsychiatre et biostatisticien, directeur du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (CESP). « Si on veut savoir si l’hydroxychloroquine est efficace ou non pour traiter la Covid-19, c’est la manière d’avoir une réponse carrée en incluant un minimum de patients dans l’étude. » Le constat est le même pour Isabelle Fromantin. « Si vous ne faites pas un essai contrôlé, vous ne pouvez pas affirmer qu’un traitement ou une intervention est efficace », estime la chercheuse, qui a notamment mis en place un protocole de détection du cancer par le flair des chiens. « On m’a demandé de faire la même chose pour la Covid mais je n’ai pas voulu, car cela nous aurait obligés à arrêter le reste et cela aurait été une étude qui aurait pris beaucoup de temps avant de pouvoir donner des résultats, raconte-t-elle. Une telle étude a d’ailleurs été réalisée dans laquelle des chiens ont appris à distinguer entre des prélèvements de personnes hospitalisées positives au coronavirus et des personnes en bonne santé. Mais faute de méthodologie standard, on n’a rien pu en conclure ! »

… et éthique

L’autre argument avancé par l’IHU de Marseille se situe sur le terrain de l’éthique. « Les méthodologistes ont réussi, dans un certain nombre de cas, à imposer l’idée que leurs pensées représentaient la raison, mais en pratique, ce n’est jamais qu’une mode scientifique parmi d’autres, écrit le Pr Didier Raoult dans une tribune pour Le Quotidien du médecin. Toutefois, cette approche raisonnable fait l’objet de très nombreux débats chez les gens qui pratiquent réellement l’éthique dans le monde, celui-ci [sic] paraît absent en France. » Pourquoi, en effet, priver des patients atteints de la Covid-19 d’un traitement, largement utilisé depuis des décennies dans d’autres indications, alors que celui-ci pourrait potentiellement les soigner ? L’argument a pu convaincre certains soignants de terrain. « Il y a des gé néralistes qui ont été très critiqués pour avoir prescrit de l’hydroxychloroquine à leurs patients alors que l’efficacité du traitement n’a pas été prouvée, souligne Bruno Falissard. Mais il faut reconnaître que tous les traitements prescrits en médecine générale ne bénéficient pas d’un niveau de preuve maximale. Je ne jette pas la pierre à ces médecins qui cherchent d’abord à soigner au mieux leurs patients. » La frontière entre le soin et la recherche peut sembler ténue. « Mais on ne peut pas dire, à juste titre, que le Mediator a été un scandale et, en même temps, brûler les étapes avec l’hydroxychloroquine », rétorque Isabelle Fromantin.

Vers des procédures allégées ?

Les liens entre méthodologie et éthique sont un débat philosophique aussi vieux que la science. « Quand on réalise une expérimentation sur des humains, on fait toujours prendre un risque aux patients, rappelle Juliette Ferry-Danini, docteure en philosophie des sciences. C’est pourquoi la première règle éthique est que la production scientifique d’un essai doit apporter une valeur à la société. Ainsi, si on ne suit pas des règles de méthodologie, les résultats apportés seront peu solides et on ne répondra donc pas à ce premier impératif. »

S’agissant de la question de savoir s’il est plus éthique de tester un médicament dans un essai sans groupe contrôle pour donner le maximum de chances aux patients, la philosophe invite à se référer au concept anglo-saxon de l’équipoise, théorisé dans les années 1980 par Benjamin Freedman. « On ne lèse aucune personne participant à un essai clinique dans la mesure où on est dans un situation d’équipoise, autrement dit d’incertitude quant à l’efficacité du traitement testé, explique Juliette Ferry-Danini. Comme on ne peut savoir par avance ce qui va marcher, le groupe contrôle n’a pas moins de chances que le groupe qui prend le traitement. » Ainsi, dans le cas des essais sur l’hydroxychloroquine, on est typiquement, selon elle, dans une situation d’équipoise. « Pour autant, ce n’est pas toujours le cas, poursuit-elle. Dans les études de cancérologie, il n’est pas toujours possible ni souhaitable d’avoir un groupe contrôle. Il est aussi possible de réaliser des essais dits adaptatifs, dont le protocole peut être modifié en cours afin de donner toutes les chances aux patients. De même, si un patient est en réanimation et a de grands risques de mourir, on peut lui donner des médicaments non prouvés. » C’est ce qu’on appelle un « usage compas sionnel ». Mais dès le début de l’épidémie de VIH, quand les patients étaient pourtant presque condamnés d’avance, il y a eu d’intenses collaborations entre méthodologistes et activistes pour que soit menée une recherche solide scientifiquement et qui ne lèse personne. C’est d’ailleurs Act Up qui a contribué à faire connaître la notion d’équipoise en France. C’est aussi avec l’épidémie de sida que les essais cliniques ont reçu un cadre juridique au travers des lois Huriet-Sérusclat de 1988, prolongé par la loi Jardé de 2012. Au point de rendre les procédures trop bureaucratiques ? « Certes, l’aspect administratif de la recherche est lourd et long, estime Isabelle Fromantin. Mais ce sont ces procédures qui contraignent à un travail de qualité et à la sécurité des patients et de leurs données. À l’avenir, on pourrait réfléchir à des procédures allégées pour les recherches médicales. » En effet, entre des essais sur des thérapies géniques et des études via des questionnaires, l’enjeu n’est pas tout à fait le même. « Les règles ont été établies pour la recherche sur le médicament, alors qu’il faudrait plus de discernement, de gradation dans la réglementation en fonction de l’objet de la recherche », confirme Bruno Falissard.

Et c’est aussi parce que la recherche clinique s’est fortement développée autour du médicament que l’essai contrôlé randomisé est devenu le standard de toute recherche. « C’est une méthode qui est tellement efficace qu’elle est devenue presque un totem, remarque Bruno Falissard. Pourtant, il y a beaucoup de domaines où elle n’est pas forcément la plus pertinente, que ce soit la chirurgie, les psychothérapies, les médecines complémentaires ou les soins infirmiers. Pour ces derniers, comme pour la médecine générale, les études qualitatives peuvent avoir un plus grand intérêt. » D’où l’intérêt pour la recherche infirmière de creuser son propre sillon.

1- Organisation mondiale de la santé.

2- Communiqué publié le 29 mai, à lire en ligne sur : bit.ly/2Z8dAHf

REPÈRE

QU’EST-CE QU’UN ESSAI CLINIQUE ?

→ Un essai clinique est une « recherche biomédicale organisée et pratiquée sur l’Homme en vue du développement des connaissances biologiques ou médicales », rappelle l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), qui les autorise après avis favorable du comité de protection des personnes (CPP).

→ Un essai randomisé contrôlé est un protocole expérimental qui vise à évaluer l’efficacité d’une thérapie, d’une action de prévention ou d’un médicament. Il consiste à comparer un groupe d’intervention qui reçoit le traitement à un groupe de contrôle ou groupe témoin qui reçoit un placebo ou un traitement standard. L’attribution dans les groupes se fait par tirage au sort (« randomisation ») et la répartition se fait à l’insu des participants (étude en aveugle) voire également des chercheurs (étude en double aveugle). Ce type d’essai permet d’établir formellement un lien de causalité mais il n’est pas toujours faisable. Les études observationnelles (études cas-témoins, études transversales, études de cohorte) ne sont pas des études expérimentales.

ÉTHIQUE

À quoi servent les comités de protection des personnes ?

Leur rôle est essentiel pour garantir l’éthique des essais cliniques et des IDE en font obligatoirement partie. Les CPP sont agréés par le ministère de la Santé pour une durée de six ans et leurs membres sont nommés par le directeur général de la santé (DGS) pour une période de trois ans renouvelable. Ces membres bénévoles sont répartis en deux collèges : chercheurs, médecins hospitaliers, généralistes, pharmaciens hospitaliers et infirmières pour le premier ; personnes qualifiées dans le domaine de l’éthique, psychologues, travailleurs sociaux, juristes, représentants d’usagers dans le second. ils doivent émettre un avis sur toute « recherche impliquant la personne humaine ». Cet avis se fonde sur les conditions dans lesquelles le promoteur assure la sécurité des personnes, le bien-fondé et la pertinence du projet et sa qualité méthodologique. « Les CPP font un travail qui est très utile aux chercheurs, note isabelle Fromantin. Outre leur souci de la sécurité des personnes, leurs remarques nous permettent d’améliorer nos projets. » Benoît Chalançon, infirmier de recherche clinique (IRC), fait aussi partie du CPP (lire p.22). « C’est extrêmement enrichissant car c’est l’occasion de travailler sur d’autres sujets que les miens, notamment dans le domaine du médicament », confie-t-il. Dans un CPP, l’IDE peut être rapporteur principal d’un protocole, au même titre qu’un médecin. « C’est un travail nouveau pour moi de porter la parole en réunion devant d’autres experts qui donnent un avis collégial », explique-t-il. Les réunions des CPP ont lieu en général tous les quinze jours et impliquent un investissement sur son temps personnel relativement important. Pendant la crise de la Covid-19, les CPP ont mis les bouchées doubles pour permettre aux protocoles qui leur ont été soumis de débuter au plus vite.