ENQUÊTE
JE ME FORME
SCIENCES HUMAINES
*infirmier, cadre de santé,
formateur consultant, chercheur
indépendant en formation
**infirmière puéricultrice,
Ph. D en sciences infirmières, chercheure
associée au Réseau de recherche en
interventions en sciences infirmières du Québec
(RRISIQ), cadre de santé formatrice.
Largement mobilisés dans la lutte contre la pandémie, les ESI ont vécu une expérience hors norme. L’analyse de témoignages recueillis dans le cadre d’une enquête qualitative permet de dégager des enseignements pour la formation des ESI.
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt
Au même titre que l’ensemble du personnel soignant, les étudiants en soins infirmiers ont été fortement mis à contribution dans le cadre du plan blanc maximal déclenché contre la pandémie. Ils font en effet partie des catégories d’étudiants « dont les qualifications sont les plus avancées et les plus proches de celles mobilisées pour répondre aux besoins de soins contre le coronavirus »(1). D’après le Cefiec, « les instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi) se sont organisés pour réaffecter 80 à 100 % des étudiants dans les établissements de santé afin de venir en appui aux personnels de soins. »(2) Comment les ESI ont-ils vécu cette période ? Les témoignages que nous avons recueillis ont permis de dégager des orientations quant à leur formation.
Menée d’avril à juillet 2020, cette enquête multicentrique a ciblé les ESI de 1re, 2e et 3e année. Elle a consisté en un e-questionnaire complété de focus groups(3) (groupes de discussion). Ces derniers ont amené une plus-value qualitative car « l’intérêt de cette technique est de faire apparaître des résultats inattendus, souvent obtenus au cours de la discussion libre du groupe »(4). En outre, cette façon d’échanger coïncide avec les fondamentaux d’une formation infirmière où sont préconisées les interactions groupales en référence au socioconstructivisme(5). Ces focus groups ont été réalisés par service en ligne synchrone dont la valeur scientifique a été démontrée(6). Dans les extraits cités, nous avons utilisé des pseudonymes. À partir du corpus de verbatims recueillis, nous avons procédé à une analyse thématique qui a permis de « repérer les unités sémantiques fondamentales (thèmes) qui constituent le cadre de la proposition discursive du sujet »(7). Cette analyse a mis en lumière cinq thèmes.
Avec l’immersion en situation de crise, les ESI se sont trouvés en confrontation directe avec l’activité soignante, intriquant postures d’apprenant et de soignant. Cette dynamique est venue renforcer leur identité professionnelle et confirmer leur projet professionnel en y donnant du sens, via un sentiment d’utilité, un engagement concret auprès des patients et de leurs proches. « La crise sanitaire nous l’avons vécue de l’intérieur. Ma motivation de faire ce métier, de créer du lien, d’aider, de soutenir, d’écouter, n’a fait que se renforcer, se confirmer » (Eve, 1a). « Cette crise sanitaire m’a permis de me rendre compte de l’importance de cette profession, et cela a renforcé ma détermination » (Léa, 2a). La visée d’un praticien autonome et réflexif s’est trouvée concrétisée. « Je me suis sentie comme infirmière mais sans diplôme, dans le sens où j’ai géré le service parfois “seule”, à faire les transmissions, les soins… » (Lio, 2a). Ce discours étaye l’importance d’offrir davantage de situations d’apprentissages où les ESI sont en posture autonome.
Les ESI ont très mal vécu le défaut de matériel (masques et surblouses). Une carence en contradiction avec les valeurs professionnelles telles que le prendre soin et la volonté de ne pas nuire. « Nous nous trouvions dans une situation précaire et anxiogène avec le manque de matériel de protection et le risque de provoquer involontairement la contamination des patients » (Joe, 2a). Cette situation a généré un stress à prendre en compte nécessitant un accompagnement psychologique pour ceux qui ont vécu des décès et ressenti un sentiment de culpabilité. « Des patients ont été hospitalisés pour une rééducation en vue d’un retour à domicile. Certains n’ont jamais pu retourner chez eux car ils ont contracté le coronavirus, peut-être par ma faute et celle de l’équipe. J’ai fait le choix d’exercer ce métier pour prendre soin des patients, pour maintenir ou restaurer leur santé mais pas pour les tuer » (Zoé, 2a). Un ressenti des ESI exacerbé par des incohérences dans les recommandations. « Le service d’hygiène est venu nous demander de ne pas porter de masque afin que les patients puissent voir notre visage. Du coup, on se faisait tousser dessus et une grande partie de l’équipe a été contaminée par le coronavirus. On aurait dû nous dire : on n’a pas le matériel, vous allez prendre des risques. On ne donne pas de sens au travail infirmier en France. Où sont les concepts que l’on nous demande de travailler en formation ? » (Mia, 2a). Il semble que l’écart entre théorie et pratique ait davantage été mis en relief durant cette période de Covid. Par ailleurs, les ESI ont aussi été choqués par certaines situations vécues comme des iniquités. « Nous n’avions pas de masque alors que nous étions en contact direct avec les patients Covid et lorsque l’on descendait à la pharmacie, tout le personnel portait un masque ! » (Mia, 2a).
Le contact clinique avec des patients atteints du Covid-19 a profondément touché les ESI. Il leur a fait prendre conscience de la nature de leur relation soignante, intersubjective, à la fois technique et affective, en unité avec la personne soignée et son environnement, autant de concepts évoquant l’école de pensée du caring(8). Les discours recueillis témoignent d’un sentiment compassionnel exprimé comme une difficulté, un rôle propre empêché. « Ce qui était dur, pour les résidents et pour nous, c’était l’interdiction de visite des familles majorée par l’isolement en chambre lors des repas. Il y avait des débuts de syndrome de glissement » (Béa, 1a). Il y a une dimension éthique dans le vécu des ESI, une prise en considération d’un devoir d’humanisation des soins(9) qui, faute de se matérialiser, s’exprime par des pensées destinées par exemple aux familles. « Durant la phase aiguë, de nombreux patients sont décédés seuls dans leur chambre, sans famille à leur côté et sans soignants auprès d’eux. À chaque décès, j’avais des pensées pour ces familles à qui il était interdit d’être auprès de leur proche » (Zoé, 2a). Ce faisant, les ESI se sont projetés dans l’altérité, celle du « soi-même comme un autre »(10) et finalement ils se sont formés, dans ce mouvement d’appropriation par lequel le sujet apprenant, même à distance d’un contact relationnel optimal, va vers l’autre pour revenir à lui-même (11).
Pour beaucoup d’ESI, le quotidien a été très compliqué du fait de la désorganisation des services et d’une mauvaise circulation de l’information. « L’équipe soignante n’était pas au courant de ma venue. Ils ne comprenaient pas pourquoi en cette période de crise les étudiants venaient en stage » (Lou, 1a). Pour une part des ESI, une bascule brutale s’est opérée. Sans transition, ils sont passés du statut d’étudiant à celui de « professionnel en activité ». « J’ai été appelée en renfort durant ma semaine de vacances. Il y a eu des jours où on gérait l’activité entre étudiants, c’était un vrai soutien. C’était enrichissant, on a progressé sur l’hygiène, sur l’isolement » (Joy, 2a). Les ESI ont développé une solidarité entre pairs et en ont profité pour gagner en autonomie et en compétences. Cette période a cependant bousculé le rythme de l’enseignement. Certains ESI ont eu le sentiment de rater des apprentissages. « Les professionnels ayant moins de disponibilité, nous avons suppléé des manques de personnels. J’avais le sentiment de stagner sur le plan des soins infirmiers » (Kim, 2a). Cette rupture dans la progression de la formation a engendré une anxiété à ne pas pouvoir rattraper le niveau attendu. « Certains d’entre nous ont été en stage, d’autres en renfort AS, d’autres en brancardier. Il y a une appréhension par rapport à la validation des stages et des compétences » (Vic, 2a).
La nécessité de passer sans anticipation d’un format de formation présentiel à distanciel a impacté les apprentissages des ESI. Peu rompus à l’ingénierie pédagogique distancielle ni parfaitement formés à l’utilisation d’un Environnement Numérique de Travail (ENT)(12), les formateurs n’ont pas toujours eu la possibilité de transposer les supports de cours dans des versions adaptées en scénarisation et en durée à un public distanciel asynchrone. « Nous avons à disposition une plateforme qui est sous-exploitée » (Mia, 2a). Les ESI se sont trouvés en difficultés face à des supports de type diaporamas : « J’ai trouvé difficile de repérer les informations utiles contenues dans les diaporamas qui étaient très longs » (Téa, 1a). Une autre difficulté a été la transposition des Travaux Dirigés (TD). « Les travaux de groupe sont sources de débat, ce qui est très intéressant et enrichissant, mais un débat avec 5-6-7 personnes en visio, où l’on ne s’entend pas forcément bien, où on parle en même temps, où il y a des coupures, c’est fatigant et cela joue sur la capacité de concentration » (Joy, 2a). De même, les ESI, habitués à un planning hebdomadaire et à la présence rassurante des formateurs, étaient parfois perdus. « Il aurait été intéressant d’avoir un formateur coordinateur pour mieux se repérer dans les délais ou dans la chronologie de dépôt des cours. » (Isa, 2a) Pour les ESI, la formation infirmière doit se fonder sur les interactions entre les étudiants, les intervenants et les infirmières. Ces interactions prennent tout leur sens et leur efficience lors des cours en présentiel. « Nous ne sommes pas emballés pour réduire le temps de présentiel. En présentiel, les intervenants soulignent ce qui est important » (Isa, 2a) ; « En présentiel, il y a une mémorisation auditive et visuelle. Quand un expert vient faire un cours, il se sert peu du diaporama, ce qui est important se trouve dans l’interaction avec nous » (Léa, 2a). Les ESI sont, dès l’entrée en formation initiale, portés par un mouvement de va et vient entre théorie et pratique, du fait de l’alternance cours/stages. Concernant les évaluations réalisées à domicile, des ESI ont émis un doute sur la valeur des résultats. « Pour les évaluations s’est posée la question de la triche possible » (Sam, 2a) ; « Nous avons l’impression que c’est un semestre au rabais ! » (Mia, 2a).
Après une phase empirique, un enseignement hybride se profile pour la rentrée universitaire 2020(13). Dans la mesure où le programme de formation actuelle va demeurer identique dans ses principes, quelques recommandations de bonnes pratiques méritent d’être énoncées.
DONNER DES REPÈRES
À distance, avoir des repères pour guider le parcours de formation est fondamental. Afin d’éviter un stress inutile et maintenir l’engagement des apprenants, tous les acteurs doivent avoir une vision claire des étapes et échéances prévisionnelles, tant dans leur chronologie que dans leurs modalités organisationnelles. Une interactivité accrue est donc nécessaire via les échanges par mails ou par forum, ce qui va avoir sensiblement un impact sur l’activité des équipes d’Ifsi.
FORMER LES FORMATEURS
Pour les formateurs en Ifsi, la formation hybride constitue une acculturation. L’ingénierie pédagogique distancielle répond à des compétences spécifiques que les formateurs doivent s’empresser d’acquérir (scénarisation, conception vidéo, animation de classe virtuelle…). Dans l’immédiat, les directeurs d’Ifsi auront tout intérêt à recruter ou former au moins une personne ressource au sein de leur équipe de formateurs.
ADOSSER LES APPRENTISSAGES À DES SITUATIONS EMBLÉMATIQUES
Les ESI ont besoin de trouver du sens à leur formation, de se sentir utiles, actifs, confrontés à la réalité des soins. À l’instar de nos homologues canadiens(14), il nous semble nécessaire de multiplier davantage, voire de généraliser les apprentissages basés sur des situations emblématiques, c’est-à-dire les plus fréquemment rencontrées en tant qu’infirmière.
SOUTENIR LA COLLABORATION IFSISERVICES DE SOINS
La crise a montré le fossé entre les Ifsi et les services de soins. Plutôt que de parler de formation en alternance, il paraît opportun d’évoquer une collaboration tripartite « maître de stage-référent de stage-ESI » plus fusionnelle. La participation des infirmières et des ESI dans l’élaboration des situations emblématiques et dans la scénarisation des séquences pédagogiques est notamment à envisager.
DÉVELOPPER LA PÉDAGOGIE INVERSÉE
L’idée n’est pas nouvelle, mais il est évident que la pédagogie inversée, axée sur l’interactivité, est en phase avec une approche par situations emblématiques. Dans cette méthode, l’ESI, seul ou en groupe, voit son autonomie renforcée car il va lui-même construire son parcours d’apprentissages. C’est lui qui recherche les ressources pédagogiques – ce qui limite les cours magistraux – qui les sélectionne, les compare à celles trouvées par ses pairs et les agence pour problématiser chaque situation de soins.
RENFORCER LE RÔLE D’ACCOMPAGNEMENT DES FORMATEURS
Loin d’éloigner le formateur, situations emblématiques et pédagogie inversée placent celui-ci dans une posture d’accompagnement, de leadership professionnel. Cette posture d’accompagnant s’articule très bien en formation hybride, via des échanges de mails, des forums, de la visioconférence ou de la classe virtuelle pour la partie distancielle, et lors des regroupements présentiels de régulation.
ÊTRE CRÉATIFS
Aujourd’hui, nous ne sommes qu’à l’aube des Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement (TICE) : simulation 3D, réalité virtuelle, escape game, adaptive learning… La formation hybride va permettre des rencontres et des échanges entre la culture numérique des apprenants, celle des formateurs et la recherche en formation. Il faut laisser chaque Ifsi expérimenter des innovations, tout en leur offrant un espace de partage scientifique, à l’instar du Centre d’innovation en formation infirmière de Montréal (CIFI).
POUR ALLER DE L’AVANT
En 2020, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) célèbre l’année internationale de l’infirmière, en référence au bicentenaire de la naissance de Florence Nightingale. Nous pouvons constater que les crises (la guerre de Crimée pour Florence Nightingale et le Covid-19 pour les ESI) constituent le terreau d’évolutions significatives pour la profession infirmière. Gageons que cette période enfantera une génération de jeunes infirmiers et infirmières empreinte de leadership et militant pour la reconnaissance d’une discipline infirmière à part entière, dont la pierre angulaire reste une formation de qualité privilégiant l’interactivité.