L'infirmière n° 001 du 01/10/2020

 

JE RECHERCHE

SUR LE TERRAIN

Marie-Capucine Diss  

À l’Oncopole de Toulouse, Valérie Floucaud achève une étude pilote sur la conduite d’entretiens portant sur la dimension spirituelle des patients. Une compétence nouvelle pour les infirmières.

Deux personnes devisent en contemplant un paysage verdoyant filtré par des stores vénitiens. Monsieur D. est à hôpital de jour du service d’hématologie pour recevoir son traitement. Ce matin, son taxi lui a fait faux bond. Il a dû venir par ses propres moyens et était en retard pour son rendez-vous. Une contrariété qu’il traite avec le même mépris que celui qu’il réserve à la maladie qui a bouleversé sa vie. Face à lui, Valérie Floucaud, infirmière en soins intensifs d’hématologie. Elle porte un haut de blouse et un pantalon de ville, signalant qu’elle n’est pas en soins mais en position de recherche. Sur ses genoux, les notes de leurs précédents échanges. L’entretien d’aujourd’hui est orienté vers les perspectives d’avenir. Monsieur D. évoque les visites guidées de villages qu’il va assurer à la rentrée auprès d’élèves du primaire. Il émaille ses propos de plaisanteries, et l’infirmière a la répartie facile. L’ambiance est d’autant plus détendue que les résultats de Monsieur D. sont bons. Il vient de prendre connaissance des nouvelles modalités de son traitement.

Monsieur D. est l’un des 42 patients inclus dans le projet de recherche piloté par l’infirmière Valérie Floucaud. Sept mois plus tôt, il a rencontré la chercheuse pour la première fois. Leur second entretien a été réalisé au printemps par téléphone, pour cause de confinement. À l’issue de ce troisième rendez-vous, un bilan sera réalisé afin d’évaluer ce que lui ont apporté ces échanges. L’analyse de ces données apportera bientôt de premiers éléments de réponse à un questionnement qui remonte à une dizaine d’années : des entretiens infirmiers centrés sur la relation d’aide permettent-ils d’atténuer la souffrance spirituelle de patients suivis en soins intensifs d’hématologie ? Dès son entrée dans le service d’hématologie de l’hôpital Purpan en 2009, Valérie Floucaud est confrontée à la détresse existentielle de personnes se découvrant atteintes d’une maladie grave. Difficile d’apporter des réponses au sens de la vie et à sa finitude, quand aucun moment n’est prévu pour aborder ces questions avec les patients. « À la souffrance des patients s’ajoutait la mienne, celle de ne pouvoir prodiguer les soins de qualité auxquels aspirent les soignants », se souvient l’infirmière. Elle imagine du temps institutionnel consacré à la prise en charge de cette détresse, relevant pleinement des soins infirmiers. Mais la question de la spiritualité est reléguée à l’arrière-plan à l’hôpital, et sa définition même est délicate à cerner. Valérie Floucaud effectue donc une recherche bibliographique sur Internet et au centre de documentation de l’institut de formation en soins infirmiers (Ifsi)

QUE DIT LA LITTÉRATURE ?

La dimension spirituelle des patients alimente la littérature scientifique depuis une vingtaine d’années. Si aucune définition ne fait consensus, celle que propose le guide vaudois (une référence en la matière) est retenue par l’apprentie chercheuse : « une démarche cognitive de l’homme se caractérisant par la recherche d’un sens et d’un but pour son existence. Cette recherche de sens peut être fondée sur des croyances, religieuses ou non, ou sur une attitude philosophique, morale, artistique ou scientifique. » Si cette dimension est prise en compte dans les soins dans les pays anglo-saxons, en Suisse, en Belgique ou en Allemagne, elle dispose dans notre pays, marqué par le cartésianisme et la séparation de l’Église et de l’État, d’un statut proche de la clandestinité. « Le spirituel, c’est exactement comme le corps : quelque chose de l’ordre de l’intime et que l’on est obligé d’utiliser comme interface avec le monde, relève Valérie Floucaud. En France, il y a cette habitude de vouloir séparer des choses inséparables, comme le corps et l’esprit, ou la personne et sa dimension spirituelle. Celle-ci est pourtant une trame s’imbriquant étroitement avec le réel, qu’elle transcende, permettant à chacun de se construire, d’élaborer sa relation à soi-même, au monde et aux autres. » Pour faire avancer son projet sur cet accompagnement global des patients, l’infirmière se met ensuite en quête d’interlocuteurs.

SUR LA PISTE DES APPELS À PROJETS

Elle trouve un premier appui dans sa cadre de santé. Valérie Floucaud entraîne également à sa suite une collègue de son service partageant ses questionnements. Les deux infirmières se tournent vers l’Institut Catholique de Toulouse, où un groupe de réflexion sur le soin et la spiritualité vient d’être créé. Les discussions, auxquelles participent notamment une sociologue et une philosophe, sont enrichissantes. L’arrivée dans le groupe d’une épidémiologiste de l’Inserm, Hélène Grandjean, offre des perspectives concrètes aux soignantes. Elles souhaitent savoir si du temps institutionnel consacré à la prise en compte de la dimension spirituelle des patients pourrait améliorer leur qualité de vie. Le programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale (PHRIP) peut être le bon moyen de répondre scientifiquement à cette interrogation. Elles ébauchent ensemble un projet de recherche sur l’évaluation d’entretiens infirmiers de relation d’aide, échelonnés sur le parcours thérapeutique du patient. « J’ai découvert cet appel à projets en commençant à y répondre, se souvient l’infirmière. J’ai beaucoup écrit, en apportant la matière première. Puis Hélène Grandjean a assuré la méthodologie du projet, a élagué le texte de manière à répondre aux attendus. » Une première présentation en 2014 n’est pas couronnée de succès. Un second dossier, tenant compte des remarques du jury, n’est pas plus retenu l’année suivante.

La collègue avec laquelle Valérie Floucaud préparait cette étude change de région. Désormais seule et ayant subi deux rejets consécutifs, l’infirmière ne se décourage pas pour autant. Si son projet n’entre pas dans les orientations nationales de la recherche paramédicale, il peut trouver sa place dans d’autres dispositifs de financement. La médecin qui supervise la méthodologie de son projet l’oriente vers la région. L’infirmière-chercheuse soumet son projet au Girci Soom (Groupement interrégional de recherche clinique et d’innovation Sud-Ouest Outre-Mer) dans le cadre de l’Apires (Appel à projets interrégional études pilotes de recherche en soins). Cette première candidature est rejetée, mais les suggestions formulées par le jury portent leurs fruits. Valérie Floucaud présente un second projet incluant une supervision psychologique et une supervision infirmière, afin d’améliorer sa démarche de relation d’aide. Cette fois-ci, le succès est au rendez-vous. Son projet de recherche est sélectionné par le GIRCI et validé en 2017.

PLACE À L’EXPÉRIMENTATION

Il faut une année pour mettre en place le projet. Les membres de l’équipe sont informés, et du temps institutionnel est dégagé pour que l’infirmière dispose d’une journée par semaine pour s’y consacrer. Le travail de recherche de l’infirmière s’articule autour de trois entretiens progressifs avec les patients. Le premier porte sur l’identité de la personne, afin que celle-ci se réapproprie son histoire de vie, bouleversée par le diagnostic de la maladie. Le second est plus orienté sur les valeurs donnant un sens à sa vie, et comment elles peuvent évoluer avec la maladie au quotidien. Le troisième entretien est axé sur la transcendance et la manière dont le patient s’appuie sur ses valeurs et ses croyances pour se ménager un itinéraire dans l’épreuve qu’il traverse. Ces entretiens sont semi-directifs. « Je pose des questions pour éviter que cela soit trop anxiogène pour le patient. C’est difficile de parler de soi-même. L’écoute est active. Je ne suis ni dans l’interprétation ni dans le jugement. Au cours de la rencontre, nous restituons ensemble les axes forts, les mots clés. J’accompagne la personne en l’aidant à cheminer en elle », résume la chercheuse. Des relances simples permettent au patient de prendre conscience de ce qu’il formule et d’avancer plus avant dans son discours, s’il le souhaite. À l’issue des trois rencontres avec l’infirmière, un bilan est réalisé afin d’évaluer ce qu’elles ont apporté à chaque participant à l’étude. Avant le premier entretien, chaque patient remplit deux grilles d’évaluation : la Fact. G pour la qualité de vie et la Facit SP 12 pour le bien-être spirituel. Elles sont à nouveau remplies à l’occasion d’un quatrième entretien. Le patient y établit le bilan de ces rencontres, auprès des personnes engagées dans la coordination de la recherche à l’hôpital. Les données récoltées sont à présent entre les mains des méthodologistes de l’étude.

La difficulté principale qu’a rencontrée la chercheuse tient au sujet même de l’étude. « Quand je rencontrais un nouveau patient pour lui parler de l’étude, je devais donner beaucoup d’informations, sur la dimension spirituelle, apporter beaucoup de justifications. À tel point que cela devenait même une angoisse pour moi. J’avais tendance à devancer les questions des patients sans leur laisser le temps de m’interroger. J’ai dû ensuite me poser, pour arrêter d’être une machine à argumenter et retrouver l’idée première de rencontre avec la personne. » La spiritualité reste une question intime que les études en cours vont permettre de mieux connaître.

LE PROJET EN CINQ DATES

2009 entrée de Valérie Floucaud dans le service d’hématologie de l’hôpital Purpan

2014 première soumission du projet de recherche au PHRIP, non sélectionné

2017 projet d’étude pilote validé par GIRCI-SOOM (Sud Ouest Outre-Mer) dans le cadre de l’Appel à projets interrégional études pilotes de recherche en soins

octobre 2018 lancement de l’étude : inclusions et entretiens

octobre 2020 clôture de l’étude et exploitation des données

Aller + loin

• Dudoit Éric, « Au cœur du cancer, le spirituel », 2008, Éd. Glyphe, Col. société, histoire et médecine

• Noto-Migliorino Roch-Étienne, « L’infirmier face à la détresse spirituelle du patient, outils pour un accompagnement réussi », 2014, Éd. Elsevier Masson

• Puchalski C.M., Shrana A., Ferrell B., et al. Interprofessional spiritual care in oncology: a literature review. ESMO Open 2019. Disponible sur : bit.ly/3mo0bVq

• Puchalski C.M., Vitillo R., Hull S.K., Reller N., Improving the spiritual dimension of whole person care: reaching national and international consensus, Journal of Palliative Medicine, juin 2014. Disponible sur : bit.ly/3iywYVm

• Rodgers Carl, « Le développement de la personne », 2008, Éd. Dunod

• « La spiritualité en soins palliatifs », Courrier du médecin vaudois n° 6-2008. bit.ly/2FEUXDw

DES PREMIERS RÉSULTATS ENCOURAGEANTS

Les données de cette étude pilote sont en cours d’exploitation. De premières orientations se dégagent, et des éléments de discussion se font jour.

Sur les 42 patients ayant accepté de participer à l’étude, 32 offrent des résultats exploitables. Un patient, sollicité pour des essais cliniques, s’est retiré de l’étude par manque de disponibilité. Dans les autres cas, ce sont des décès ou une aggravation de l’état de santé qui ont empêché de mener à terme les entretiens. Le taux d’acceptabilité de l’étude peut déjà être évalué à au moins 95 %.

Le projet conçu au départ pour des patients atteints de leucémie s’est ensuite étendu aux patients atteints de lymphomes. La faisabilité du projet est évidente pour la première catégorie de patients, qui commencent leur traitement par un mois passé à l’hôpital. En revanche, le séjour hospitalier des patients atteints de lymphomes étant bien plus court, il est plus ardu de parvenir à les suivre dans leur parcours de soin.

Selon Valérie Floucaud, cette relation d’aide relève du champ de compétences des infirmières. Elle peut être intégrée aux soins courants. Toute personne bénéficiant de plusieurs années d’expérience et déjà à l’aise avec les soins prodigués en hématologie est en mesure de réaliser cet accompagnement. « Il doit y avoir une sensibilisation du soignant afin que ces entretiens ne soient pas un facteur anxiogène, parce que certaines questions n’auraient pas été creusées, argumente Valérie Floucaud. Faut-il détacher une infirmière, qui participerait à l’annonce et deviendrait une infirmière de suivi ? Mais, dans ce cas, on enlèverait cette richesse, cette relation privilégiée, à des infirmières qui ont déjà tout le côté ingrat de la technicité, des effets nocifs des soins en hématologie. » Cette question sera largement discutée dans les conclusions de l’étude.

Cette étude, conçue au départ pour être menée en duo et finalement conduite par une seule personne, avec son regard spécifique et sa façon personnelle d’aborder la spiritualité, peut présenter la faiblesse d’une subjectivité trop poussée. C’est une des raisons pour lesquelles l’infirmière envisage de la prolonger par une recherche multicentrique, en partenariat notamment avec le CHU de Limoges.

À retenir

Cette recherche est une étude pilote appelant des projets de recherches complémentaires. 42 patients ont été inclus dans cette étude, menée sur deux ans. Sur les 32 résultats exploitables, 27 proviennent de personnes atteintes de leucémie et 5 de personnes souffrant d’un lymphome.

Trois entretiens infirmiers de relation d’aide abordant des axes différents et complémentaire jalonnent l’approche de la dimension spirituelle des patients.

Cette recherche est quantitative dans la comparaison des échelles mesurant la qualité de vie des patients lors de leur entrée, puis de leur sortie de l’étude. Elle est qualitative dans l’analyse de leur appréciation finale du dispositif (à l’occasion d’un questionnaire par une tierce personne, afin d’éviter tout biais méthodologique).