La crise sanitaire liée au Covid-19 a mis en lumière la souffrance psychique de ceux qui recueillent la parole des patients traumatisés. Une détresse qui se manifeste sous plusieurs formes et qu’il faut apprendre à diagnostiquer.
Jour après jour, face à la déferlante de malades atteints du Covid-19, le personnel infirmier a été exposé à des situations stressantes, voire traumatiques. Certains ont subi des flash-backs, des reviviscences, des cauchemars ou encore des troubles anxieux. D’autres ont commencé à ressentir une fatigue émotionnelle inhabituelle ou des troubles de l’humeur, signes d’un mal-être psychique. « La pandémie a sollicité les soignants de façon exceptionnelle. Ce n’est pas tant d’avoir été confrontés à la maladie et la mort, mais c’est d’y avoir été confrontés dans cette quantité-là et avec un tel sentiment d’insécurité. Rien d’étonnant à ce que, pour une part d’entre eux, la situation entraîne une réaction traumatique », explique Rosemarie Bourgault, psychologue spécialisée dans le trauma. Une réaction traumatique qui peut se manifester sous plusieurs formes, souvent méconnues des soignants.
Le traumatisme secondaire en est une forme. Il désigne le résultat du stress provoqué par le fait d’aider ou d’écouter une personne en souffrance. Véhiculé par le discours, ce syndrome, aussi appelé traumatisme par procuration, concerne tout métier de la relation d’aide. « Quand on reçoit, notamment dans le cadre d’actes terroristes, des patients qui envoient des images très morbides, dans la tête du soignant vont se créer des images mentales qui peuvent être impactantes », constate Nicolas Desbiendras, psychologue clinicien et praticien EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing ou intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires) à Toulouse (31). Par ricochet, le soignant peut ainsi être sujet à des pensées intrusives, des souvenirs répétitifs et envahissants de patients en détresse. Cela peut entraîner des conduites d’évitement, mais aussi des modifications de l’état de veille avec une hypervigilance ou une tendance à l’irritabilité et, à moyen ou long terme, un état anxiodépressif. Des symptômes qui « imitent » le TSPT (trouble de stress post-traumatique) ou le burn-out, mais dont les causes diffèrent. « Lorsqu’un soignant s’effondre, il y a une tendance à mettre sa souffrance sur le compte de l’épuisement professionnel. Les symptômes étant très proches, rares sont ceux qui font le lien avec le traumatisme secondaire », déplore Julien Derdour-Campos, médecin-chef du pôle de psychiatrie adulte de la fondation Bon Sauveur à Saint-Lô (50) et auteur d’une thèse sur le sujet. « Or, si le traumatisme n’est pas questionné et soulagé, les chances de rétablissement de la personne sont diminuées. »
Autre conséquence méconnue, le traumatisme vicariant. Comme le traumatisme secondaire, il trouve sa source dans l’interrelation entre le patient et le soignant. Au contact prolongé et répétitif de patients psycho-traumatisés, la vision personnelle des soignants s’altère, jusqu’à rentrer en résonance, par contagion empathique, avec le vécu et la détresse du patient. « Dans l’empathie, il y a deux mécanismes : le premier est protecteur et source de résilience, et le second est un partage affectif inconscient et automatique avec le patient. C’est par ce second mécanisme que le processus de traumatisation vicariante peut se mettre en place. Il s’agit en quelque sorte d’un copier-coller du patient vers le soignant qui fausse ses perceptions, ses attitudes et ses comportements envers lui-même et les autres », théorise Nicolas Desbiendras. Bien que ces termes soient parfois utilisés de manière interchangeable dans la littérature, le traumatisme secondaire et le traumatisme vicariant se distinguent par leur présentation clinique. D’apparition soudaine, les premiers signes de ce dernier se manifestent généralement dans la sphère privée sous la forme d’un désinvestissement dans les loisirs, une baisse de la sociabilité, un détachement vis-à-vis des patients ou encore un discours de plus en plus cynique. Opérationnel sur le terrain, le soignant est comme « anesthésié » au contact de la réalité. « Être troublé par la souffrance d’autrui, qui plus est lorsque celle-ci se présente de façon répétitive, est tout à fait légitime. Cela devient toutefois problématique lorsque le soignant, pour “gérer la situation”, adopte des conduites d’isolement ou un retrait majeur des affects », prévient Rosemarie Bourgault.
Face à une situation nouvelle, chronique, avec une forte intensité, les soignants ne sont donc pas tous armés de la même façon, bien que tous soient susceptibles au cours de leur carrière d’être exposés au risque de traumatismes. Fautil pour autant craindre une hausse des troubles en lien avec le Covid-19 ? « Le traumatisme secondaire, ou vicariant, aura d’autant plus de prise sur les soignants qu’ils ont eux-mêmes été plongés dans une ambiance traumatogène, estime Julien Derdour-Campos. Si nous avons déjà repéré chez certains des signes d’état de stress post-traumatique, on peut également s’attendre à des conséquences sur les écoutants confrontés au matériel traumatique de leurs patients. » D’où la nécessité d’une prise de conscience globale de ces risques pour, d’une part, les prévenir et, de l’autre, les soigner. En préventif, on n’insistera donc jamais trop sur le rôle bénéfique des supervisions cliniques et des analyses de pratique. Trop rares encore dans les institutions, ces solutions offrent des espaces de parole nécessaires aux soignants. Il est par ailleurs toujours utile de rappeler l’importance, surtout lorsque le travail est psychiquement éprouvant, de pouvoir déléguer et rester connecté à ses ressentis. Pour les IDEL, il s’agit de faire en sorte de ne pas être seuls en sollicitant notamment ses pairs. Il est en outre possible de trouver du soutien auprès de l’association SPS (Soins aux professionnels de santé) qui met gratuitement à disposition des soignants des psychologues 24 h/24 et 7 j/7. Enfin, en cas de séquelles psychologiques, un travail en thérapie individuelle, de préférence spécialisée (ex. : EMDR, thérapie comportementale et cognitive, Somatic Experiencing), sera nécessaire pour éliminer les symptômes handicapants. Preuve, s’il en fallait, que pour prendre soin des autres, il faut prendre soin de soi.
Durant le confinement, nombre de lignes et de cellules d’écoute aux professionnels du soin ont vu le jour. Bien que très sollicités, ces dispositifs ont été en grande majorité mis en sommeil une fois la crise sanitaire apaisée. Une réalité que déplore Rosemarie Bourgault : « C’est important que ces dispositifs perdurent pour aider les soignants à donner du sens à l’expérience qu’ils viennent de vivre, mais aussi pour solidifier leur engagement qui a été mis à rude épreuve durant cette période. » Offrir des espaces de parole confortables et sécurisants aux professionnels du soin, c’est aussi ce qu’appelle de ses vœux Maryline Hardy. IDE au service de psychiatrie de l’hôpital de Saint-Lô dans la Manche, elle a été réquisitionnée pour porter assistance aux personnels durant l’épidémie. Selon son expérience, « l’important, c’est de les faire verbaliser et de les remettre dans la réalité pour éviter les pertes de repères aux niveaux professionnel et personnel. Si la cellule a montré l’importance de le faire en période de crise, il faut que le soutien des soignants soit maintenu et généralisé à toutes les institutions. »