Qu’elles en soient victimes ou que, involontairement, elles soient influencées par des préjugés liés au genre du patient, les soignantes sont quotidiennement exposées à ce fléau. Quelles attitudes adopter pour le combattre ?
Pour des raisons physiologiques évidentes, la santé des femmes et des hommes ne s’appréhende pas toujours de la même façon, et il n’y a rien de plus normal. En revanche, ce dont il faut absolument se méfier, ce sont les disparités de santé entre les sexes, à savoir les inégalités d’accès aux soins et de prise en charge médicale. Celles-ci découlent bien souvent de l’attitude des patients eux-mêmes : leurs codes sociaux liés au genre influencent la façon dont ils perçoivent leur corps et décrivent leurs symptômes, leur propension à consulter ou non… Mais aussi, parfois, d’un manque de formation des soignants, aussi intentionnés soient-ils. « Les préjugés liés au genre sont susceptibles d’influencer l’interprétation des signes cliniques et la prise en charge des pathologies », indique Catherine Vidal, directrice de recherche honoraire à l’Institut Pasteur et membre du comité d’éthique de l’Inserm. Un exemple flagrant est celui de l’endométriose, qui pendant longtemps ne fut pas considérée comme une réelle pathologie, les femmes étant perçues comme fragiles ou plus enclines à se plaindre que les hommes. « Ce regard est le reflet d’une longue histoire de la médecine qui appréciait différemment les maladies des femmes - souvent celles touchant les organes reproducteurs - et celles des hommes », souligne Catherine Vidal, pour qui il est indispensable que la formation initiale des soignants évolue, mais aussi que la recherche médicale se saisisse davantage de ces sujets. En attendant, voici quelques pistes pour éviter que ces représentations n’affectent votre pratique professionnelle et n’entrave la qualité du diagnostic de l’ensemble de l’équipe médicale.
Si l’infarctus du myocarde a longtemps été attribué à l’homme stressé par son travail (lire encadré p. 74), c’est parce qu’il touchait effectivement davantage la gent masculine âgée de plus de 50 ans. Or, aujourd’hui, son occurrence a été multipliée par vingt chez les femmes de moins de 50 ans, ce qui s’explique par l’évolution de leur mode de vie, avec une hygiène dégradée (consommation de tabac et d’alcool, par exemple). Et le constat est le même en ce qui concerne le cancer du poumon. Alors, quel que soit le sexe du patient, interrogez-vous systématiquement sur ce facteur de risque.
Bien souvent, la situation socio-économique du patient est plus importante que son sexe pour expliquer son état de santé. « Les femmes sont majoritairement touchées par la précarité. Elles représentent en effet 70 % des travailleurs pauvres, avec souvent des horaires atypiques, une mauvaise hygiène de vie, une alimentation peu équilibrée, une sédentarité… Et on sait désormais que nombre de pathologies féminines sont liées à cette vulnérabilité », pointe Catherine Vidal. Autant de facteurs qui favorisent l’apparition de maladies cardiovasculaires et/ou d’un diabète, que l’on avait pourtant traditionnellement tendance à associer aux hommes. De même, on sait que le travail de nuit peut augmenter le risque de développer un cancer du sein.
« Pour améliorer les diagnostics et les traitements, il est important de former les étudiants et les médecins à prendre en compte les interactions entre le sexe biologique et les facteurs socioculturels liés au genre », conseille la directrice de recherche. Ainsi, la pénibilité physique ayant longtemps été associée dans notre inconscient à des métiers “masculins”, comme ceux du BTP, on pensait qu’une charge n’était vraiment lourde que lorsqu’elle était inerte… ce qui excluait par conséquent les métiers plus “féminins”, tel que celui d’infirmière ou d’aide-soignante, pour lesquels la notion de port de charge n’a été reconnue que tardivement. Et il en va de même pour l’exposition aux produits chimiques : bien connue comme risque professionnel dans l’industrie, on n’y pense pas toujours lorsqu’on a affaire à un employé de ménage, dont le chariot peut pourtant contenir une quinzaine de produits cancérigènes ! Mais les hommes peuvent aussi être victimes de présupposés. Une étude australienne a ainsi montré qu’ils étaient trois fois moins nombreux que les femmes à bénéficier d’une ostéodensitométrie et d’un traitement contre l’ostéoporose, alors que chez les hommes de plus de 50 ans, le risque de fracture lié à cette maladie s’élève à 27 %.
On a encore trop souvent tendance à l’oublier mais « les violences, qui fragilisent la santé physique et mentale des femmes, sont responsables de nombreuses pathologies. Or, o n ne forme pas suffisamment les soignants à les détecter », rappelle Catherine Vidal(1).
Difficile d’évaluer avec précision l’ampleur du phénomène chez les professionnelles de santé. Ce qui est certain, toutefois, c’est que 80 % des salariées considèrent être régulièrement confrontées à des attitudes sexistes sur leur lieu de travail, d’après un rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle. Et le milieu médical n’est pas réputé pour son exemplarité en la matière. Nudité omniprésente, horaires brouillant la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle, hiérarchie encore très masculine, tradition carabine… Tous les ingrédients sont réunis pour que les infirmières essuient régulièrement des remarques inacceptables, voire des geste déplacés. « À l’hôpital, la femme est globalement maltraitée, abonde Lamia Kerdjana, médecin anesthésiste et présidente de Jeunes médecins Île-de-France. Alors que les médecins subissent plutôt des faits de harcèlement de la part de leur hiérarchie, les infirmières sont aussi exposées à des attitudes problématiques de la part de certains patients. C’est peut-être en partie dû au fait qu’elles en sont plus proches physiquement, et aussi au fait que leur statut social effraie moins les adeptes de la drague lourde. »
Un étudiant normand a même fait de l’exposition des infirmières au sexisme le sujet de sa thèse de médecine(2), publiée en 2019. Parmi les soignantes qu’il a interrogées, seules 42 % de celles exerçant dans les différents services d’hospitalisation médicale disaient ne jamais avoir entendu de propos sexistes. Des chiffres encore plus éloquents en chirurgie (29,6 %) et au bloc (20 %). Et la plupart du temps, selon les sondées, les auteurs des faits sont des médecins (68 %). Par ailleurs, une enquête récente menée auprès de plus de 3 000 médecins et pharmaciens hospitaliers par Action praticiens hôpital et Jeunes médecins révèle que « pour ce qui est du harcèlement moral, 67 % des sondées en ont déjà été témoin, et 17 % des victimes sont des infirmières, précise Lamia Kerdjana. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg, car cela se produit bien souvent dans le huis clos d’un bureau. » Voici quelques-uns de ses conseils pour briser l’omerta.
En cas de harcèlement de la part d’un collègue, d’un médecin, par exemple, « la bonne réponse n’est pas forcément juridique car il n’est pas toujours facile de prouver les faits, ce qui est indispensable pour porter plainte, estime Lamia Kerdjana. En revanche, il faut absolument en informer ses collègues et sa hiérarchie ».
Le fait que la hiérarchie des paramédicales soit différente de celle des médecins facilite cette démarche, et ce, d’autant plus si vous êtes titulaire. Car l’employeur a un devoir de protection envers ses employés : tout signalement concernant un tel fait doit par conséquent le conduire à diligenter une enquête, au terme de laquelle le harceleur peut être sanctionné.
Que l’on soit adhérent ou non, il peut être utile de se rapprocher des élus. En effet, ceux-ci auront peut-être recueilli d’autres témoignages, ce qui leur donnera alors la possibilité de monter un dossier et faire bouger les choses plus efficacement.
Ces praticiens indépendants peuvent vous aider à sortir d’une situation douloureuse, par exemple en demandant à ce que vous changiez de service. « La médecine du travail représente aussi un espace de parole pour les victimes, qui ne doivent surtout pas croire qu’elles sont responsables de ce qui leur arrive, explique la présidente de Jeunes médecins Île-de-France. Pour cela, elles ne doivent pas hésiter à multiplier les interlocuteurs. »
La plupart du temps, un recadrage à la première remarque déplacée suffit. Mais si le patient insiste, il faut immédiatement en faire part à sa hiérarchie, qui vous soutiendra, quoi qu’il arrive. En dernier recours, il est possible de porter plainte contre un patient. « La loi est valable pour tout le monde, ce n’est pas parce qu’on est malade qu’on peut harceler une soignante », conclut Lamia Kerdjana.
Selon l’enquête d’Action praticiens hôpital et Jeunes médecins de 2019, les discriminations liées au sexe sont ressenties par 18 % des hommes et 43 % des femmes (et 47 % des plus jeunes d’entre elles). 69 % pensent qu’elles auraient fait une autre carrière si elles étaient du sexe opposé, sans que l’on puisse dire s’il s’agit d’une discrimination ou d’un renoncement personnel. 29 % estiment que les grossesses ont pénalisé leur carrière et 30 % ont ressenti des attitudes discriminatoires liées à leur grossesse. 49 % des femmes (et 55 % des plus jeunes) disent avoir renoncé à la formation continue en raison de leurs charges familiales, contre 33 % des hommes. Si elles avaient moins de contraintes, 25 % aimeraient travailler plus, 49 % se former plus et 31 % s’investir davantage dans des missions transversales. 36 % disent avoir modifié leur parcours professionnel à cause de leurs charges familiales, contre 22 % des hommes.
Lorsque les présupposés liés au genre tuent. Dans leur livre Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ?, Catherine Vidal et Muriel Salle, historienne à l’université de Lyon, analysent les principaux stéréotypes préjudiciables à la santé des femmes. Elles prennent notamment l’exemple de l’infarctus du myocarde, qui se manifeste en général par une intense fatigue et une sensation de compression au niveau du thorax. Mais bien souvent, les mêmes symptômes ne sont pas interprétés de la même façon selon qu’ils sont décrits par une femme ou par un homme… Si bien que les femmes se voient prescrire des anxiolytiques et des séances de psy alors que les hommes sont bien orientés vers un cardiologue. L’infarctus du myocarde est ainsi sous-diagnostiqué chez les femmes, tandis que chez les hommes, c’est la dépression qui est mal détectée !
Pour lutter contre ce phénomène, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a entamé, en 2013, une réflexion éthique sur la contribution des facteurs sociaux et culturels aux inégalités de santé entre les sexes, via son groupe de travail « Genre et recherche en santé ». Son objectif est de sensibiliser les chercheurs et les médecins de l’institut à la question des inégalités de santé liées au sexe et au genre et à prendre en compte ces différentes spécificités dans la clinique et la recherche.
Notes
1. Lire l’article « Les violences faites aux femmes au sein du couple » dans L’infirmière n° 2, daté de novembre 2020.
Sources utiles
• Vidal C., Salle M., Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ?, éd. Belin, 2017.
• Andrzejewski C., Silence sous la blouse, éd. Fayard, 2019.
• À l’initiative de son groupe de travail « Genre et santé », l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a publié six vidéos pédagogiques pour faire la guerre aux clichés. Les thématiques abordées sont : la dépression, la durée de vie, les maladies cardiovasculaires, l’ostéoporose, la douleur et l’imagerie cérébrale. Disponibles en ligne sur YouTube : bit.ly/2JdCcJJ
• Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a publié en 2017 un rapport intitulé « La santé et l’accès aux soins : une urgence pour les femmes en situation de précarité ». Il va prochainement rendre public son nouveau rapport, « Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner ». Disponible en ligne sur : bit.ly/3pdp9bt
• L’association Pour une Meuf (Pour une Médecine engagée unie et féministe) organise des ateliers et des formations, des réunions soignant·es/soigné·es autour de thèmes divers et participe à des événements en collaboration avec d’autres organisations. Vous pouvez les contacter via le site www.pourunemeuf.org