CRISE SANITAIRE
JE DÉCRYPTE
SYSTÈME DE SANTÉ
La pandémie de Covid-19 a poussé les hôpitaux de France à déclencher leur « plan blanc ». Si la procédure est bien rodée, elle ne manque pas de donner lieu à de multiples adaptations, voire à des improvisations, sur le terrain.
Sur le réseau social Twitter, les témoignages d’infirmières se sont multipliés au mois de novembre. « Et dire que vendredi je suis censée être en vacances deux semaines…, soupire par exemple une certaine Maëva. Elles vont certainement se finir au travail, mon hôpital a déclenché le plan blanc… » Et quand une amie conseille à une autre IDE, qui se fait appeler « La Marquise », de prendre des congés, la réponse est claire et nette : « J’aurais bien voulu, mais plan blanc : plus de vacances et de RTT. » La réalité hospitalière s’est en effet transformée depuis que, établissement après établissement, le monde de la santé a progressivement basculé, entre septembre et novembre, en mode plan blanc. Un changement qui va d’ailleurs bien plus loin que la suspension des congés.
Concrètement, le plan blanc est déclenché par le directeur d’établissement, l’Agence régionale de santé (ARS) ou le préfet. C’est le niveau 2 de la réponse prévue par notre système hospitalier aux crises sanitaires, qui est notamment détaillée dans un guide (1) publié par le ministère de la Santé en 2019. Le premier niveau correspond au « plan de mobilisation interne » permettant des « mesures d’anticipation ou de gestion » en cas de « tensions ou de situations avérées potentiellement critiques sans toutefois mettre à court terme l’établissement en difficulté dans son fonctionnement courant ». Le plan blanc, lui, est destiné à la « gestion des situations exceptionnelles avec un impact potentiellement majeur sur l’établissement de santé ». Son objectif est simple : « la mobilisation de toutes les capacités de l’établissement ».
Exemple aux Hospices civils de Lyon (HCL), qui ont déclenché leur plan blanc le 22 septembre dernier. « Nous avons mis en place un système de rappel qui permet aux personnes de revenir sur leur temps de repos, explique Mireille Lardière, cadre supérieure de santé à la mission “Veille et sécurité sanitaires” du groupement d’établissements lyonnais. On peut donc être sollicité à tout moment, au besoin pour aller travailler dans un autre service que son service habituel. » Un rappel qui peut parfois se faire de manière contrainte. « On propose des missions aux membres personnel, et ce sont eux qui se manifestent, mais s’il s’agit d’une urgence, ils sont mobilisés d’office », précise la responsable lyonnaise.
Celle-ci explique que le rappel est d’autant plus utilisé que les besoins en personnel sont aggravés par le fait que beaucoup de soignants sont malades. « Ça tombe à tout va », soupire-t-elle. Heureusement (pour les directions hospitalières), le plan blanc permet de s’affranchir de certaines contraintes légales. « Par exemple, nous avons l’autorisation de dépasser le plafond d’heures supplémentaires », indique Mireille Lardière. Mais pour mobiliser « toutes les capacités de l’établissement », il faut parfois aller au-delà du simple rappel de personnel et du recours aux heures supplémentaires. « On a aussi commencé à déprogrammer des interventions à partir du 16 octobre », souligne la cadre, qui précise que jusqu’à 60 % des programmations ont été annulées.
Bien sûr, les plans blancs ne s’improvisent pas : ils sont le fruit d’une préparation minutieuse. « Des réunions sont organisées périodiquement avec les différents services, les différentes directions, ce qui nous permet d’élaborer des fiches réflexes, détaille Sonia Nordey, cadre supérieure de santé au centre hospitalier (CH) de Pontoise, dans le Val-d’Oise. Ces fiches décrivent, étape par étape, les actions à déployer en cas d’afflux massif de patients. Chacun possède sa fiche réflexe, de la direction qui y trouve par exemple tous les éléments sur le lien avec l’ARS, la préfecture…, à l’infirmière qui y trouve des éléments liés à l’accueil des victimes, en passant par la pharmacie, le bloc… » Les plans blancs prévoient par ailleurs différents niveaux de mobilisation (1, 2 ou 3). « Dans les premiers stades, il n’y aura pas forcément de rappel du personnel ou de déprogrammation des activités », précise le Dr Agnès Ricard-Hibon, présidente de la Société française de médecine d’urgence (SFMU). La réponse est également ajustée en fonction des types de menace : les actions à mener ne seront pas les mêmes en cas d’attaque ou d’accident dit « NRBC » (nucléaire, radiologique, biologique, chimique), d’attentat ou d’épidémie.
Cette nécessité d’ajuster la réponse en fonction des événements souligne l’importance d’une structure ad hoc créée spécialement lors du déclenchement du plan blanc : la cellule de crise hospitalière (CCH). Elle est pilotée par le directeur de l’établissement, et elle « constitue l’organe de commandement de l’établissement » lors de la crise, précise le guide du ministère de la Santé. « Cette cellule réunit les personnes- clés de l’établissement, explique Agnès Ricard- Hibon. En fonction de la nature et de l’importance de la crise, elle décide de la nature et de l’importance des mesures à prendre. »
Et la CCH en vient parfois à adapter les outils prévus. « On s’est créé nos propres fiches réflexes au gré de l’évolution de la crise du coronavirus », se souvient ainsi Lydia Garans, cadre de santé et collègue de Sonia Nordey, à Pontoise. Agnès Ricard-Hibon souligne ainsi qu’entre le plan blanc déclenché lors des attentats de 2015, et celui qui fait suite à l’épidémie actuelle, les mesures ont été totalement différentes. Dans un cas, il s’agissait de faire face à un afflux massif et concentré de victimes, alors que dans l’autre, il s’agit de tenir sur la durée.
En plus de devoir être adaptés lors de la crise, les plans blancs sont régulièrement mis à jour. « C’est un travail que nous faisons tout au long de l’année, au fil de l’eau », explique Mireille Lardière. Et pour tester la solidité de l’édifice, des exercices sont régulièrement organisés. « N ous effectuons annuellement des exercices coordonnés par le Samu, avec des étudiants infirmiers qui font les plastrons [victimes fictives, ndlr] », indique Sonia Nordey. Il ne faudrait donc pas voir le plan blanc comme une recette de cuisine à appliquer mécaniquement, mais plutôt comme une façon de penser la crise.
Reste que, recette de cuisine ou pas, les plans blancs sont pour le personnel infirmier surtout synonymes d’épuisement. « Lors d’un plan blanc, on est un peu corvéables à merci, regrette Rachid Digoy, président du collectif Inter Blocs. On est parfois balancés comme des pions dans un nouveau service, sans avoir forcément la formation nécessaire. » L’Ibode ajoute que concernant la crise actuelle, la situation a poussé le personnel dans ses derniers retranchements. « Dans les blocs, nous avons subi une première vague au cours de laquelle nous avons été redéployés puis, durant l’été, nous avons dû rattraper tout le travail qui n’avait pas été fait pendant le confinement, et maintenant nous sommes de nouveau redéployés, récapitule-t-il. Donc si nous n’avons pas nos repos, les choses vont devenir très compliquées. » Céline Laville, présidente de la Coordination nationale infirmière (CNI), note également que dans certains établissements, les soignants commencent à présenter des signes de fatigue, mais elle prend les choses avec un certain recul. « Je ne vais pas dire que c’est normal, mais nous devons assurer la continuité des soins, nous sommes un service public », estime-t-elle. Son regret ? « Si notre système de santé n’était pas si dégradé hors plan blanc, on aurait une véritable réserve sanitaire avec des professionnels à déployer sur le terrain. Là, les hôpitaux sont tellement contraints que nos plans blancs s’en ressentent. »
Autre faiblesse des plans blancs : leur manque de notoriété auprès du personnel. En 2017, dans sa thèse de médecine générale qui portait sur l’évaluation des connaissances des soignants des services d’urgence de Gironde en la matière (2), le Dr Marion Wrobel notait que 42 % des 88 personnes interrogées n’avaient « pas le minimum de connaissances requis pour faire face à un véritable plan blanc, soit savoir qui appeler en cas de déclenchement et où trouver le support documentaire ». Une étude similaire (3) menée dans différents services hospitaliers lyonnais concluait, en 2016, que « le niveau global de connaissances est moyen », et que des efforts devaient être menés « dans l’information et la formation du personnel, en particulier chez les plus jeunes ».
Des résultats corroborés par l’expérience d’Agnès Ricard-Hibon, de la SFMU : « Si je devais donner une piste d’amélioration, ce serait de revoir la formation du personnel médical et soignant sur ces questions. Mais malheureusement, on manque de temps pour le former. » Et c’est peut-être justement là que le bât blesse : les plans blancs ne montrent toute leur utilité qu’en période de crise. En dehors de ces périodes, d’autres priorités prennent le dessus. « J’aimerais qu’on utilise l’expérience que nous venons de vivre pour améliorer notre gestion de crise, soupire Céline Laville, de la CNI. Malheureusement, je sais bien qu’il y a beaucoup d’autres réformes à mener au sein de l’hôpital public. » Le risque est donc grand qu’on ne se penche véritablement sur l’amélioration des plans blancs… que lors de la prochaine crise.
1. Ministère de la Santé, « Guide d’aide à la préparation et à la gestion des tensions hospitalières et des situations sanitaires exceptionnelles », 2019. Disponible en ligne sur : bit.ly/2IV8wAM
2. Marion Wrobel, « Évaluation des connaissances du personnel médical et des cadres de santé des services d’urgence en Gironde sur le plan blanc », Archives ouvertes HAL, octobre 2017. Thèse n° 176, Université de Bordeaux. Consultable sur : bit.ly/390u3Tv
3. Sylvain Malfroix et al, « Le plan blanc : étude du niveau de formation et des connaissances du personnel », Anesthésie et réanimation, juin 2016.
Jusqu’ici, le plan blanc c’était une affaire réservée aux hôpitaux. Mais cela pourrait prochainement changer : dans le cadre de la négociation en cours sur l’exercice coordonné, il est prévu d’allouer aux Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) un financement additionnel pour la gestion des crises sanitaires. Lors d’une conférence de presse en ligne organisée par l’Association de journalistes de l’information sociale (Ajis) le 18 novembre dernier, le directeur de la Caisse nationale d’Assurance maladie Thomas Fatome a donné quelques précisions à ce sujet. « Il s’agirait de budgets complémentaires qui se présenteraient en deux blocs, a-t-il expliqué. Un bloc de base viserait à permettre aux membres de la CPTS de construire ce plan blanc ambulatoire, et un deuxième bloc se déclencherait dès lors que l’ARS considère qu’on est en crise sanitaire. » À en croire le Dr Claude Leicher, président de la Fédération des CPTS, les actions financées pourraient, si l’on se réfère à une crise du type de l’épidémie de Covid, par exemple inclure la mise en place de centres Covid ou la constitution de stocks d’équipements de protection. Au moment où nous mettons sous presse, les négociations n’étaient pas terminées, mais en fonction de la taille de la CPTS, les montants envisagés allaient de 25 000 à 50 000 euros pour le premier bloc et de 37 000 à 75 000 euros pour le deuxième.
Face à un surcroît de naissances, le Centre hospitalier de l’Ouest guyanais (Chog), à Saint-Laurent-du-Maroni, a déclenché en novembre son plan blanc pour le service de néonatologie. Sa DRH Pauline Richoux nous explique les dessous de cette décision.
Pourquoi le Chog fait-il actuellement face à un afflux de naissances ?
Dans toutes les maternités, y compris en métropole, on observe un pic d’activité à l’automne. En Guyane, ce pic est plus important en raison d’habitudes de vie spécifiques. Nous avons par ailleurs des difficultés de recrutement et de fidélisation, qui font que ce pic arrive souvent quand nous sommes en sous-effectif. Or, cette année, le pic arrive sur le Chog de façon particulièrement forte, alors que le personnel est dans une fatigue importante suite à l’épidémie. Si nous avons déclenché le plan blanc, c’est que nous avions atteint les limites.
Quelles sont les conséquences concrètes du déclenchement du plan blanc ?
Cela nous permet de justifier certaines dérogations au fonctionnement habituel du service. La direction prend par exemple la responsabilité de faire travailler le personnel plus de 48 heures par semaine. Et cela nous permet également de communiquer sur les difficultés que nous rencontrons, pour faire appel à du renfort. Nous avons reçu beaucoup de candidatures, il y a une vraie solidarité, alors qu’on s’attendait à ce que les soignants de métropole aient des difficultés à venir nous renforcer en raison de l’épidémie et du confinement. Là, c’est une quinzaine de personnes qui est en train d’arriver : infirmières, puéricultrices, aides-soignantes…
Le plan blanc est donc également un outil politique ?
C’est d’abord un outil qui permet de sortir du cadre réglementaire habituel. Mais c’est aussi une décision qui indique que les ressources disponibles dans l’établissement ne permettent plus de gérer les activités. Cela permet à tout le monde de comprendre qu’on se trouve dans une situation compliquée, voire catastrophique.
Propos recueillis par AR