L’agressivité et la violence auxquelles les infirmières, libérales comme salariées, peuvent être confrontées de la part des patients et de leur famille, exigent une réponse adaptée pour éviter la surenchère.
Dans le cadre de leur exercice, les soignants peuvent être amenés à gérer des patients agressifs, voire violents, en raison d’une pathologie, d’une démence, d’une addiction… En parallèle, ils doivent de plus en plus faire face à une forme d’agressivité sociétale émanant d’usagers mécontents et/ou de leurs proches qui « ne fait qu’accroître », selon Raphaëlle Martinetti, infirmière libérale (Idel) en Corse et formatrice chez Orion Santé. Les libérales les plus expérimentées constatent cette évolution dans le comportement des patients et de leur entourage, « de plus en plus exigeants et moins respectueux », renchérit Régine Eildé, psychologue et formatrice à La Formation-Santé, auprès de soignants libéraux. « Aujourd’hui, les personnes se comportent davantage comme des clients, poursuit Pascal Cres son, formateur chez Formassad, qui intervient principalement auprès d’infirmières salariées. Les incivilités ont énormément augmenté ces dernières années, et encore plus depuis le déconfinement. Les soignants se prennent de plein fouet la tension vécue au sein de la société. » Un point positif, néanmoins : ces derniers taisent de moins en moins cette violence, démontrant une réelle volonté de ne plus l’accepter. Certains professionnels de santé, déjà enclins à affronter la violence au quotidien, pour diverses raisons, notamment aux urgences, en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou encore en psychiatrie, ont mis en place des mécanismes de défense. « Mais se former permet également de gagner du temps et de lâcher du lest », ajoute Pascal Cresson. L’occasion d’apprendre la bonne attitude à adopter pour les moins aguerris, et de vérifier les bonnes pratiques pour les autres. Car, « que la violence provienne d’une personne en situation de vulnérabilité ou non, le processus dans la réponse va être le même, prévient Romain Morell, formateur chez Formassad. Bien souvent, les soignants n’osent pas se défendre lorsque c’est un individu vulnérable qui est violent. Pourtant, ils ne peuvent pas se laisser frapper ». D’où l’intérêt aussi d’apprendre à repérer l’agressivité et la violence qui peut en découler, afin d’éviter ou de désamorcer un conflit.
« Les infirmières libérales sont demandeuses de ce type de formation car, intervenant seules au domicile de leurs patients, elles ont besoin de clés pour pouvoir anticiper une éventuelle situation violente », rapporte Raphaëlle Martinetti. Le temps d’échange interprofessionnel qu’une formation offre est largement apprécié par les professionnelles de santé qui peuvent partager leur expérience. Pour les infirmières salariées, l’enjeu est similaire. À la différence que les phénomènes de violence peuvent créer des tensions dans les équipes car les soignants ne répondent pas à l’agressivité et à la violence de la même façon et à la même échelle. « L’intérêt d’une formation est de leur permettre de parler un langage commun en réponse à la violence et faire en sorte qu’il n’y ait pas de delta entre celui qui serait prêt à aller au contact et celui qui, à l’inverse, s’enfuirait par peur », souligne Romain Morell.
Au cours des formations pour apprendre à gérer l’agressivité et la violence des patients, l’un des premiers éléments enseignés est la distinction entre agressivité et violence. « La notion d’agressivité est très personnelle, explique Régine Eildé. Face à une même situation, un soignant peut ressentir de l’agressivité, tandis que ce ne sera pas le cas pour un autre. C’est propre à chacun et lié à la connaissance de soi, à la manière de comprendre, de ressentir ce qui se passe, et de son vécu. » Mieux le soignant se connaît et connaît ses points forts, ses ressources et ses faiblesses, moins il va se laisser absorber par une situation problématique. « Les comportements agressifs peuvent être dus à de multiples causes comme la douleur, l’incompréhension, une pathologie particulière, et les soignants la comprennent et savent la gérer », souligne Pascal Cresson. Et de poursuivre : « L’agressivité est un état qui nous permet de nous mobiliser face à une situation qu’on ne maîtrise pas. C’est une réaction normale et naturelle, qui requiert une réponse. » Mais si cette dernière est inappropriée ou ne répond pas à l’attente du patient, elle peut mener à la violence (lire les définitions p. 66). En étant violente, la personne disparaît dans son contexte d’être social. « Autant l’agressivité peut être gérée, autant il faut se protéger de la violence », prévient le formateur.
La violence peut aussi être déclenchée par un traitement, une démence ou un état psychique. « La personne violente va, par exemple, abuser de sa force pour obtenir quelque chose du soignant ou de l’hôpital, comme un médicament ou un coup de téléphone, précise Romain Morell. Lorsqu’il ne peut pas avoir ce qu’il veut, il peut être amené à détruire quelque chose de rage. » Face à un tel comportement, l’infirmière va devoir utiliser la juste agressivité pour retrouver un contact avec la personne. Mais tout est question de mesure afin de ne pas devenir à son tour violent ou maltraitant.
D’où l’intérêt d’être capable d’anticiper les situations susceptibles de dégénérer. Dans la formation qu’elle anime, Raphaëlle Martinetti enseigne à ses pairs comment repérer les risques et prévenir la violence éventuelle à venir. « Souvent, ça commence par une agression verbale du patient ou de son entourage qui hausse le ton, indique-t-elle. Généralement, il y a une ascension dans la menace. » Les infirmières libérales, qui connaissent souvent bien leur patientèle, repèrent assez facilement les signes et les risques. Lorsque la situation se produit, l’une des clés pour désamorcer la tension est de reformuler les propos car « souvent, l’agressivité est le résultat d’une incompréhension, soutient Raphaëlle Martinetti. Les patients sont alors dans l’interprétation et tout peut très vite basculer ». Il ne faut donc surtout pas hésiter à reformuler, à réexpliquer, à faire des phrases courtes, sans ambiguïté, afin d’améliorer la compréhension de chacun et éviter l’escalade. La professionnelle de santé peut aussi demander au patient de reformuler ses propos et ainsi l’encourager « à adopter une attitude constructive afin qu’il puisse exposer ses problèmes de manière non agressive, et de ne pas faire de l’infirmière son punching-ball », soutient Régine Eildé. Face à des personnes atteintes de troubles, le soignant peut anticiper en leur demandant, en amont, quelles situations pourraient s’avérer problématiques pour elles. Car certaines souffrances, inquiétudes, incertitudes ou contraintes peuvent être à l’origine de tensions. « La base repose sur la communication non violente et sur la réponse à la violence, indique Pascal Cresson. Il faut comprendre ce qui peut mettre les gens en colère. »
Mais lorsque la situation devient critique, comment agir ? « Le self-défense verbal consiste à apprendre à “désescalader” face à une situation mal engagée », explique Romain Morell. Si cette “désescalade” verbale ou comportementale ne fonctionne pas, il faut alors rechercher la rupture de contact en termes de distance physique. « Mais face à une personne au comportement agressif, le soignant ne doit en aucun cas quitter la pièce sans rien dire, conseille-t-il. Il lui faut informer son interlocuteur qu’il va, par exemple, chercher un confrère ou son supérieur pour tenter de trouver une solution. »
Lorsque la méthode de la communication non violente n’a pas les effets escomptés, le soignant doit aussi être en mesure d’identifier le moment où il va devoir se défendre physiquement. « Il y a souvent trois étapes dans le processus d’une agression, résume Romain Morell. Les soignants se font d’abord insulter, puis toucher physiquement et enfin attaquer ou frapper. Nous les invitons à réagir au plus tard à la deuxième étape. » Et d’ajouter : « Les infirmières doivent détenir un minimum de compétences pour pouvoir se protéger physiquement. Il peut simplement s’agir d’être capable de se défendre physiquement et de mettre une distance avec la personne, sans pour autant donner des coups. L’objectif est d’éviter d’être blessé et de mettre ses collègues en danger. »
Au-delà d’un certain stade, c’est la sécurité qui prime : celle du soignant en premier lieu, puis celle du patient. Si ce dernier devient agressif et menaçant avec des objets, il va falloir le protéger de lui-même. « Mais il ne s’agit pas de jouer les héros, surtout en libéral, car la professionnelle intervient seule sur le territoire du patient, rappelle Régine Eildé. C’est différent d’une pratique infirmière en service, où le travail en équipe permet d’anticiper sur qui fait quoi ou qui va canaliser le patient. » La fuite est une attitude cohérente pour ceux qui ne peuvent pas se défendre physiquement. « Néanmoins, à l’hôpital, la décision repose sur la qualité du lien entre les membres de l’équipe et sur la communication des soignants sur le sujet », indique Pascal Cresson. La réponse « physique » ne constitue en aucun cas la norme dans l’arsenal des réponses. Si la situation se produit, le soignant applique alors des « percussions défensives » – le fait de porter un coup – qui restent rares par rapport aux techniques de lutte, qui sont à privilégier pour aller au contact d’une personne violente. L’objectif est alors de ceinturer cette dernière pour l’immobiliser et l’empêcher de frapper. Ainsi, « une formation proposera un contenu technique orienté à 80 % “lutte” et à 20 % “percussions défensives” », précise Romain Morell. Et, bien entendu, que ce soit en libéral ou à l’hôpital, si l’équipe ou le soignant seul se sent en danger, il ne faut jamais hésiter à appeler des collègues ou les forces de police en renfort.
Cela fait six ans que l’Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) Rabelais, dans le 18e arrondissement de Paris, propose aux étudiants en soins infirmiers (ESI) une formation pour se préparer et savoir réagir face à l’agressivité des patients. C’est un ESI, comédien de formation, qui a donné l’idée à Nadine Pezière, formatrice déjà adepte des jeux de rôle, de recourir à une troupe de comédiens pour une simulation de soins. « C’est un réel avantage car ils peuvent jouer de nombreuses émotions », souligne la formatrice. La simulation porte sur les soins relationnels et est axée sur l’accompagnement de la violence, du deuil, du décès, de l’annonce d’une maladie grave ou encore sur la prise en charge en psychiatrie. « Des expériences comme celles-ci sont bénéfiques pour les ESI alors immergés dans une réalité non dangereuse », soutient-elle. À partir d’une situation déterminée, les comédiens improvisent pour faire prendre conscience au futur soignant que l’attitude du patient peut dépendre de la sienne. « L’objectif de la simulation en santé n’est en aucun cas de mettre l’étudiant en difficulté », prévient Nadine Pezière. En fonction des orientations prises par les comédiens et les ESI lors du jeu de rôle, le groupe débriefe, propose des orientations, des réactions, et parfois, les scènes sont rejouées.
• Lorsqu’une situation de violence s’est produite, les professionnels de santé doivent apprendre à se préserver, car souvent « ils vont ruminer une situation, met en garde Pascal Cresson. Une crainte ou un certain mal-être peut alors s’installer ». Il faut donc leur donner l’opportunité d’en parler librement. « Les centres hospitaliers doivent proposer des réponses adaptées aux services et aux soignants avec un soutien afin qu’ils n’aient pas à accepter l’inacceptable », ajoute-t-il.
• Idem en libéral. « Il faut gérer le ressenti, ne pas garder quelque chose de très lourd pour soi, en parler avec ses confrères », conseille Régine Eildé. D’ailleurs, la formation en présentiel permet d’échanger sur le sujet, de travailler sur son assertivité, sur la façon d’exprimer son point de vue, avec fermeté mais sans agressivité. « Les moments de formation permettent de sortir de l’émotion, de l’affect, pour rationaliser le problème et éviter d’accumuler de la lourdeur », rapporte la psychologue.
Lorsque les infirmières sont intervenues physiquement sur un patient, elles vont quasiment systématiquement faire l’objet d’une plainte », prévient Romain Morell, qui prépare les soignants, dans le cadre de sa formation, à répondre à un officier de police judiciaire et à justifier leurs actions défensives. Si le formateur n’a pas connaissance de soignant ou d’institution qui a porté plainte contre un patient, c’est en revanche le cas contre les membres d’une famille violente. Les infirmières libérales peuvent elles aussi avoir à déposer plainte. Une démarche que Raphaëlle Martinetti aborde dans sa formation. « Je détaille les arrêts de travail, l’incapacité de travail, tout ce à quoi elles peuvent être confrontées lorsqu’elles vont être victimes de violences, explique-t-elle. C’est très important car aujourd’hui, cela devient malheureusement quelque chose de courant. »
• En français, le mot « agressivité » a une double signification : à la fois attitude « négative » d’attaque envers autrui (agression hostile), et attitude « positive » faisant référence à l’affirmation de soi et à la combativité (agression instrumentale). L’agressivité renvoie à un comportement et non pas à une émotion.
• D’après l’Organisation mondiale de la santé, la violence est l’utilisation intentionnelle de la force physique, de menaces à l’encontre d’autrui ou de soi-même, contre un groupe ou une communauté, qui entraîne ou risque fortement d’entraîner un traumatisme, des dommages psychologiques, des problèmes de développement ou un décès.
Source : Formassad